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À propos de « Roue de la fortune »
Chevalier d'Oniris
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19/01/2014 12:38
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Bonsoir à tous,

Merci beaucoup pour l'accueil que vous avez réservé à ce poème, aux commentateurs comme à tous les lecteurs ! Mon égo a failli suffoquer sous l'avalanche des compliments !

Il faut que je vous raconte un peu comment tout a commencé. Le procédé du calligramme n'est pas nouveau, il doit être aussi vieux que l'expression poétique elle-même. J'avais déjà dessiné un voilier-calligramme et je cherchais une autre forme qui soit à la fois plus ambiguë et plus riche de sens, qu'elle puisse se prêter à des interprétations multiples. Le cercle s'est imposé rapidement : ce serait assez fastidieux de citer toutes les images que peut susciter un cercle. Bien sûr le ventre si rond de la femme enceinte m'est venu à l'esprit, comme espace parfait pour faire naître mon projet (d'où mon incipit : forme maïeutique), mais aussi le karma, le cirque, la planète... Je voulais utiliser au départ ce cercle comme la frontière d'un poème écrit ligne par ligne et non pas en spirale ou en cercles concentriques, ces formes sont intéressantes mais dans la spirale, il n'y a qu'un seul vers et dans les cercles concentriques, la métrique est soumise à rude épreuve, dans les deux cas la lecture est malaisée (sans compter la mise en page et la publication !).
J'ai donc commencé à tracer un cercle dans mon traitement de texte, puis j'ai choisi une police non proportionnelle (chaque lettre signe ou espace a la même largeur). À ce moment là, j'écoutais Angelo Debarre qui interprétait Manèges sur fond de roulottes gitanes et avec un feu (enfin des simulacres). Voilà, mon esprit était parti sur les routes. Je pensais au capitaine Fracasse, bien sûr et à sa folle équipée gitane, donc à Théophile Gautier, son poème « l'Art » (dernier de son recueil Émaux et Camées) que je relus :
Première strophe :
Citation :
Oui, l'œuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

et dernière :
Citation :
Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !

Tout cela bien sûr pour me donner du cœur à l'ouvrage !
Comme sources d'inspirations, je ne dois pas oublier de citer le livre « L'étoile des gitans » de Robert Silverberg, le film « Yoyo » de Pierre Etaix, et aussi la série «La caravane de l'étrange» (Carnivàle)

J'ai rapidement vu que la tâche serait ardue et longue, mais j'ai trouvé dans cette lenteur, cette approche laborieuse de la poésie, beaucoup de satisfaction. Je ne parvenais guère à écrire un vers par jour et encore, pas tous les jours. Dès le départ je m'étais fixé quelques règles pour arriver à remplir mon cercle :

     ● la forme devait être strictement préservée, sans utiliser les artifices propres à un traitement de texte (espacement, marges)
     ● j'optais pour une métrique multiple de trois (comme dans le rythme ternaire de Manèges...) :
        3-6-9-9-9-12x16-9-9-9-6-3
     ● pour la rime, je suis resté sur un modèle plutôt classique : embrassées, alternance M/F.

J'espérais qu'elles se prêteraient à la forme, ce qui supposait une dilatation progressive puis une contraction progressive des vers : cette alternance dilatation/contraction est présente partout dans la nature (par exemple, le grain, la germination, la croissance, puis de nouveau le grain ou encore l'inspiration et l'expiration) et je ressentais une certaine communion symbolique, dans ce travail, avec la vie.
Je ne savais pas trop au départ si je parviendrais à contracter et dilater suffisamment mes alexandrins pour qu'ils puissent se conformer à la contrainte, ce qui m'a obligé à tâtonner beaucoup. Cet exercice peut sembler anti-poétique, mais paradoxalement, cet afflux de mots tournoyants suscitait toujours de nouvelles images, de nouveaux liens. Se perdre et se retrouver à la fois.
Je voulais que le centre du cercle corresponde à un changement décisif. Le diamètre passe exactement entre ces deux vers :
Faut-il encor nourrir l’Homme Énorme et sa femme ?
En lâchant cette idée, qui lui corrompt les sangs
Avant les contingences matérielles semblent condamner la troupe : pas assez de sous (de ronds comme dit Louis !) ; après le nain réagit et fait passer l'Homme et la Vie devant ces contingences, et son rêve l'emporte !

Il est temps que je reprenne maintenant les questions, les avis dans les commentaires :

@ David, Lulu
J'aime beaucoup les mots, j'aime leur donner vie dans des poèmes, les mots peu usités comme les autres, chacun doit avoir sa chance de sortir de la cage dorée du dictionnaire ! Le geai, je le vois souvent, on dit qu'il cajole, mais ici « qu'il cajole là-bas » sonnait mal et puis il y a avait plus de caractère à donner avec « radoter ». L'engoulevent, c'est l'oiseau mimétique et crépusculaire, que j'ai souvent entendu, qui tournoie et dont on entend la curieuse crécelle.
Le choix des personnages reste mystérieux même pour moi : un côté Barnum que seule, peut-être, une psychanalyse...

@ David, diva-luna
L'Homme Énorme est en majuscules car il est exactement au centre du poème et peut-être aussi... parce qu'il est énorme ?
Cela me rappelait également le centre d'une pendule, d'où partent les aiguilles (sonnent les Heures...)

@ RB, diva-luna, Lulu :
L'enjambement « cent / Vies » peut gêner, j'en conviens, il faut enchaîner rapidement la scansion, ce qui va bien à la fugacité du rêve du nain.

@ RB, Robot, senglar :
J'ai choisi la graphie « charriot » autorisée en France depuis 1990 (1996 en Suisse, 1998 en Belgique, 2005 au Québec). Elle est autorisée mais les deux graphies le sont toujours et cohabitent. Bien sûr, j'ai choisi cette graphie pour rester sur le cercle.
Je l'ai fait avec d'autant moins de gêne que même le grand Émile Littré écrivait pour « chariot » :
Citation :
Tous les dérivés de char : charrette, charretier, charrier, charroi, charron, charrue, prenant deux r ; chariot est le seul qui n'en a qu'une ; c'est une irrégularité qui est sans raison, et qui dès lors complique inutilement l'orthographe. L'Académie fera bien de rétablir la régularité ; d'autant plus que dans les livres imprimés au XVIIe siècle chariot a souvent deux r.

Il a été exaucé 150 ans plus tard !
Mais je ne cherche nullement à déclencher les hostilités et j'écris spontanément « chariot »...

@ Hananké :
Le mot « laborieux » est souvent pris au sens péjoratif, je ne l'ai pas pris comme tel, disons qu'ici le travail de l'accouchement fut difficile mais j'espère que la lecture ne nécessite pas pour autant les forceps ! Quant au fait que les calligrammes par nature souffrent du défaut d'un contenu laborieux, je ne pense pas que ce soit une fatalité (éloignons les démons) ; la poésie visuelle n'est qu'une des nombreuses manières de pétrir la pâte des mots, le pain-poésie n'en ressort pas forcément indigeste !
L'écrit n'existe que parce que deux couleurs contrastées se côtoient intimement...

@ myndie, merseger :
Le relief que prenait le cercle en se remplissant m'est apparu sans que je l'aie cherché ; comme les vers commencent souvent avec des mots courts et se terminent avec des mots longs, des lézardes typographiques apparaissent et contribuent à donner une impression de profondeur, un peu comme l'ombrage en dessin. On pourrait envisager de créer des formes négatives dans un poème par les lézardes que les mots encadreraient : c'est une idée... à creuser !
Il y a de nombreuses façons de rendre le relief, comme les autostéréogrammes, qui peuvent être textuels, c'est aussi utilisé en stéganographie. Exemple : ici
Ces formes de relief supposent un entraînement particulier de la vision... et je ne voudrais pas créer d'autres troubles oculaires !
L'Oulipo a travaillé sur des textes appelés « callistéréogrammes ».

@ Louis :
Merci pour les ronds de fumées, les ronds pour arrondir les fins de mois, les yeux ronds, le « corrompt » = « corps rond », les cercles vicieux, les rondes, les roues et les cycles. Merci pour l'« éteuf », mot que j'ignorais ! En fait, merci pour tout ! Vous êtes un maïeuticien digne descendant de Socrate !

Bon, je salue le courage de ceux qui sont restés jusqu'au bout de cet « À propos »...

Bien cordialement,
Lotier

Contribution du : 08/05/2014 23:50
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Re : À propos de « Roue de la fortune »
Maître des vers sereins
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Bonjour Lotier,

Dans mon commentaire, je crois que je voulais rendre quelque chose qui m'apparait plus clairement maintenant, le vocabulaire que je citais est courant dans la poésie classique, c'est un peu à part d'un discours soutenu ou plus populaire, c'est quelque chose de littéraire. Je crois avoir remarqué les rimes mais pas la structure métrée, c'est sans doute plutôt cette sensation que je voulais rendre maladroitement.

La description de l'écriture du poème me fait pensé à une "concentration éparpillée", c'est à la fois un travail de précision et des inspirations et influences très diverses, poème, chanson, souvenir.

Il m'a fait pensé à une publication plus ancienne, un calligramme avec aussi une autre forme pour le structurer, c'était à base de Haïku. Il s'appelle "Dvāparayuga" (Je n'arrive pas à valider le post quand je cite le lien du poème, ou n'importe quel autres liens, mais son auteur est Marion Touvel, c'est un des 20 poèmes du Laboniris).


Contribution du : 09/05/2014 05:45
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Un Fleuve
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Re : À propos de « Roue de la fortune »
Maître Onirien
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De quelque part entre ciel et terre
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Bonjour Lotier

Merci pour ces explications minutieuses, détaillées, qui, donnant une idée de l'ampleur de la tâche, me rendent encore plus humble et plus admirative.
je voulais juste te dire que :
J'aime beaucoup les mots, j'aime leur donner vie dans des poèmes, les mots peu usités comme les autres, chacun doit avoir sa chance de sortir de la cage dorée du dictionnaire
voilà quelque chose que j'aime à lire et à quoi j'adhère tout à fait.

Pour le reste, créer des formes négatives par des lézardes, hmmm.. je ne me sens pas de taille à relever le défi. Mais toi peut-être?

amitiés poétiques

Contribution du : 09/05/2014 08:28
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Re : À propos de « Roue de la fortune »
Maître Onirien
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De du côté de Brocéliande
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Merci Lotier pour ce minutieux exposé de la genèse de votre poème. Il est passionnant et nous donne la mesure du travail auquel vous vous êtes livré et celle des contraintes que vous avez choisies, qui ne m'ont pas toutes sauté aux yeux (cette apparente facilité est d'ailleurs, pour moi, une preuve d'excellence)

Contribution du : 09/05/2014 09:54
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"La poésie est aux apparences ce que l'alcool est au jus de fruit"
Guillevic
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Re : À propos de « Roue de la fortune »
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Merci Lotier pour ces explications

Nous avons les mêmes références (l'Art de Thèophile Gautier)
Je partage votre opinion sur la nécessité du travail en poésie
D'ailleurs, on retrouve cette notion dans l'étymologie de ce terme (poesis = oeuvre)

Comme Arielle je pense que l'apparente facilité d'une poésie (le qualificatif est parfois employé par certains commentateurs de façon péjorative) témoigne surtout du soin apporté à son écriture.

Encore bravo et merci pour ce cercle magique.

Contribution du : 09/05/2014 16:55
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Re : À propos de « Roue de la fortune »
Chevalier d'Oniris
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Bonjour à tous,

Merci pour vos retours.

David, je suis allé relire Dvāparayuga avec beaucoup d'intérêt, on y trouve un souffle d'une tout autre ampleur, celui de la Création, et la mise en forme l'illustre fort pertinemment. La notion d'expansion - contraction peut se voir, ô combien, à cette échelle !

Arielle et tizef, j'avais peur en détaillant ma démarche de travail que le poème n'y survive pas, mais votre retour me laisse à penser qu'il a survécu à cette vivisection ! Vos avis m'encouragent à persévérer, pas forcément dans le calligramme, mais dans un travail d'écriture qui se fasse oublier !

Pour la sauvegarde des mots inusités, il faudrait le génie et l'exultation d'un Rabelais pour les faire vivre pleinement, mais quand l'occasion s'en présente, quand ils apportent le juste sens et le juste son, alors sans affectation, il ne faut pas hésiter. Merci myndie pour ton adhésion (je me souviens d'une certaine pantière si justement posée)!

@ stony :
J'ai essayé de comprendre votre remarque sur la symétrie du nombre de caractères et j'ai finalement compris pourquoi, globalement, il y a souvent un caractère en moins dans le demi-cercle du bas. C'est que le nombre de lignes présentes ne permet pas une symétrie de remplissage parfaite, verticalement ; pour le dire autrement, le diamètre, vu en hauteur, n'est pas un multiple du nombre de lignes, d'où un léger décalage, j'aurais dû soit adapter l'interlignage au cercle choisi, soit dessiner un cercle exactement égal à la hauteur de 26 lignes... Quant aux signes de ponctuation, en police non proportionnelle, ils occupent, comme les espaces, la même largeur, ce qui peut être un avantage ou un inconvénient, comme vous le faites remarquer. J'avais commencé à remplir mon cercle sans majuscules et sans ponctuation, mais cela me mettait vraiment mal à l'aise (on ne se refait pas !), du coup j'ai été obligé de « casser » les six ou sept premières lignes pour parvenir à un résultat convenable.
Je donne aussi le lien sur les alphagrammes de Chambaron :
la lettre J,
le site de l'auteur.
Je n'ai fait qu'un point, il a fait tout l'alphabet !

Bien cordialement,
Lotier

Contribution du : 10/05/2014 16:18
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Re : À propos de « Roue de la fortune »
Visiteur 
Bonsoir, Lotier,

Vous aurez bien sûr compris que je ne cherchais pas un angle d'attaque pour trouver à redire à votre travail, mais qu'au contraire, j'entendais l'honorer en m'y intéressant de plus près.

Le travail me semblait si bien fait que j'ai d'abord compté le nombre de caractère dans la première ligne : il y en a onze. Ensuite, le nombre de caractères dans la dernière ligne : onze également. A ce stade, j'ai bien cru que vous aviez fait en sorte que le nombre de signes à ligne N soit égal au nombre de signes à la ligne (27-N), quel que soit N (c'est ce que j'entendais par symétrie, considérée par rapport à l'équateur, le diamètre horizontal). A la ligne 25, on trouve vingt-et-un signes tandis qu'à la ligne 2, on en trouve vingt-deux, mais vingt-et-un également si l'on ne tient pas compte de la virgule. Les nombres de signes aux lignes 3 et 24 sont différents, sauf si l'on tient compte, cette fois, de la ponctuation, et qu'à la ligne 24, on compte les trois points pour trois signes. Comme la règle ne serait pas homogène, c'est qu'il n'y a pas symétrie parfaite.
Je n'en attendais évidemment pas tant et la justification centrée assure une pseudo-symétrie bien plus que satisfaisante.
La somme des contraintes habituelles du néoclassique auxquelles on ajoute un nombre de signes à respecter à peu près à chaque ligne ainsi qu'un champ lexical s'accordant avec le calligramme est incroyable. Telle quelle, la satisfaire est un véritable exploit sportif, tout à fait respectable en lui-même, mais ce ne pourrait être que cela. Mais comme le font remarquer d'autres lecteurs, le travail est aussi et n'est pas moins un exercice littéraire réussi. Là est l'exploit. Et comme ils le remarquent également, le fait que vous nous invitiez dans votre cuisine n'enlève rien à la saveur du plat, bien au contraire.

Bravo !

J'ai lu le calligramme en J. Intéressant, ardu aussi, sans doute, mais, que son auteur veuille bien me pardonner, je le trouve nettement moins réussi que votre point.

Contribution du : 12/05/2014 23:12
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