Cher journal,

Voila déjà quelques jours que j'ai commencé à te raconter ma vie, et je ne me suis même pas encore présenté.
Cela pourrait prêter à confusion...

Arthur Philippon, rebaptisé sans forcer, Pinpon, par les amis du temps où j'étais pompier volontaire au village.

La cinquantaine bien avancée, de celle qui commence à traîner des pieds, je suis le papa célibataire de quatre enfants nés de trois lits différents, comme on dit chez le notaire.

Indécis plus qu'instable, je me résous difficilement à en choisir une parmi toutes les beautés du monde.

Le ciel m'a gâté, je suis à la tête d'une tribu multicolore qui fait ma joie et ma fierté.

J'aime les couleurs, toutes les couleurs. Me demander de choisir ma préférée c'est comme me demander si je préfère la roulette façon salade russe ou la noyade par pendaison pour envoyer en enfer quelques-uns de ces abrutis bornés qui gouvernent notre monde.

Maribel, ma blonde andalouse, m'a offert mon premier cadeau des dieux. Mon petit Josélito, dit Pépito, devenu grand et costaud comme son papa ;

Aya, avec ses yeux de braises, a fait battre les tambours du Mali dans mon cœur. Son offrande éternelle s'appelle Kadiatou, mon rayon de soleil ;

Hansa, ma déesse Thaïlandaise née dans les faubourgs bruxellois, est le dernier amour de ma vie. De notre union sont nés Pierre et Jean, nos deux anges, l'un brun, l'autre blond.

Une prochaine fois, cher journal, je te raconterai nos fêtes géantes, les amis, les amours, les enfants, tous réunis pour trinquer à l'amour, parfois autour d'une paella de Valence, parfois d'un tajine marocain, ou d'une dinde aux marrons, ou encore d'un Pad Thaï aux crevettes.

...

Cher journal

Je me fais rare en tes pages, compte sur moi pour être plus productif dans les jours à venir, j’ai plus d’une invention dans mon sac. Ce soir installation de mes oeuvres pour mon expo, la boule au ventre, va savoir pourquoi ? un collègue avec qui je m’entends bien est venu me tenir compagnie, il m’a offert son interprétation de mes Voies Célestes, ce fut instructif, et je pense que laisser chacun se faire sa propre idée c’est pas mal tu crois pas ? je suis très curieux moi ! Je vais leur dire quoi sinon, aux visiteurs ? que c’est de l’art prophétique ? ouais ? et qu’il faut se détruire plusieurs années pour séduire les cieux et accoucher enfin de ce genre de truc ? En vrai… pourquoi pas ! j’ai une pensée pour les proto-symbolistes ce soir, comme je les appelle en toute haine, pourquoi donc est-ce que je cherche absolument à enlever aux passionnés de lettres le kiff d’approcher un poète-voyant en chair et en os !? Je suis pas si doué que ça en définitive, les catastrophes de janvier et mai en attestent, et j’ai surement de la chance qu'on s'intéresse à moi, ensuite mon journal, on m’expliquera l’intérêt de faire naitre parmi les hommes un poète-prophète bouffi d’orgueil… à quoi bon, si personne ne l’aime, livrer une âme capable de révéler quoi que ce soit de bénéfique à l’humanité ? J’amène mon dessin de Not sur mon stand, je mets les pieds dans le plat. Il veillera sur moi comme ça. Il aura qu'à s'expliquer tiens !! Bon, demain soir je te reviens, je l’espère, en grande forme !! À demain mon journal.

Cher journal,

J’ai quelque chose à te dire. Sûrement.
Peut-être même
un grand sac à déballer.

Mais pas tout de suite.

Quand je serai prêt.
Un jour.

En attendant…


L’air est tiède.
Un peu de vent s’en vient.
La nuit ouvre sa porte.

Enchanté, cher journal…

Je tourne une première page.

Cher journal,

Voilà quatre jours que je te détiens et c'est seulement aujourd'hui que je tourne tes pages, peut-être parce que l'ennui a plus d'épaisseur, peut-être parce que ce soleil qui brille à travers ma fenêtre est plus fier que jamais. Mes journées ont des airs de couloirs de course à pieds, longues, étroites, en boucle Alors j'ai vite compris que tu serais mon aubaine: quelques pages blanches pour oublier ma finitude par la seule magie d'un stylo.
Alors j'ai transposé en mots ce que je voyais de ma fenêtre : le soleil, presque trop puissant, aveuglant, jurant avec mon sort : éclaboussant de bonheur l'extérieur. Noire sur fond bleu, la chorégraphie de milliers d'étourneaux au loin, enivrant spectacle que par chance je pouvais distinguer. Un angle droit de mon bâtiment surplombé de fil de fer barbelé. Gris.
Et pour la première fois de ma vie, je m'exprime dans une langue lointaine, éloignée du langage ordinaire, aux rives incertaines :

Sur le ciel, une danse
noire comme un soleil
lumineuse comme un filet jeté dans les airs
acrobatique et légère

O oiseaux, vous savez l'art
des entrelacs
des émerveillements
compagnons de l'horizon
votre ballet fascine et tue
il tue ce qui blesse
ce qui freine et contraint.

O oiseaux vous êtes ma liberté
quand c'est moi qui nidifie
dans la grisaille
de ces murs.

Et demain, je regarderai à nouveau par la fenêtre pour voir si le ciel a changé de forme ou d'épaisseur, pour voir sa couleur a crayonné la personne que je suis ou celle que je serai après le spectacle.

Très Aériens vous cette nuit... je cherchais ma dose de poésie ce matin et bien je suis servi, merci tous les deux !!

Cher journal,

L'amour c'est quoi?
La personne la plus importante au monde c'est toi!
Donc...
C'est sûr, mais ça c'est de l'amour propre!
Peut-être que c'est la recherche du temps perdu, le véritable soi?
Jusqu'à ce que soudainement, sans crier gare, l'autre rentre dans ta vie.
Adieu petits et simples bonheurs, plus un seul instant à toi, il habite ton esprit, tu ne peux te passer de lui, avec cette peur constante de le perdre; l'amour c'est mieux à deux! Maintenant au plus profond de toi-même tu le sais, c'est une question de vie ou de mort!
En même temps que le monde s'illumine et que désormais notre vie dépend totalement de l'autre, l'instant parce que précieux, devient des plus fragiles!
Quoi, tu ne connais pas ou n'a pas connu cela, enfin pas encore?
Crois-moi, il ne vaut mieux pas!

Ô solitude... On en crève à vouloir être créatifs ; c'est de la folie, et voilà pourquoi, parmi ceux nés poètes, déjà peu nombreux, si peu persévèrent dans cette voie.

Merci beaucoup pour votre participation !

Du lourd sur ce fil.

Cher journal,

Me revoilà à griffonner ce qui me tient : ce carré de ciel, découpé, et barré. Je me hisse vers lui et place ma tête entre les deux barreaux d'acier pour voir sans être gêné. J'ai peu d'espoir que la vue change, qu'il se passe quelque chose de différent ou de spectaculaire comme les murmurations. J'ai peu d'espoir mais j'ai espoir.
Et après le ballet des étourneaux, c'est celui des nuages qui s' 'est offert à moi. Je ne connais pas leur noms mais ce ciel empli de longues traînées me rappelle les tableaux de William Turner que j'ai vues dans des livres au collège. Même luminosité... Même rubans dorés. ..Je me souviens du nom de ce peintre anglais parce que c'était le même que celui de Tina, la chanteuse.
***
On s'attaque aux filaments de nos vies sans récidiver et l'on avance sans ambassade vers les pleins d'orage.
On rythme des camaïeux de bleus sur des métronomes duveteux.
Personne ne se mêle des stries du hasard. Longue est la plainte, utile le chant. O nuages, vous osez m'irradier.
***