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Masques de mots" de Francis Sicard |
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07/08/2014 15:38 De À même l'écorce des peupliers
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Ayant récemment relu "La mort à Venise" de Thomas Mann, je voudrais revenir sur le sonnet de Francis Sicard que j’ai déjà commenté sur le fil ci-dessous...
→ http://www.oniris.be/poesie/francissicard-masques-de-mots-7039.html#comment167396 Je ne me suis pas encore penché sur le titre. Dans son roman, Mann multiplie les masques (l’horrible vieux beau - maquillé au point de devenir une caricature -, le faux gondolier - aux allures de malfrat -, l’homme à la guitare et au feutre crasseux – véritable bateleur d’opéra-bouffe). Autant de personnages de farce qui détonnent, qui cachent leur véritable nature sous des rôles et des costumes, sous des apparences trompeuses et grinçantes. Autant de faux-semblants qui ne manquent pas d’alerter l’écrivain, de lui signaler son fourvoiement dans cet improbable voyage décidé sur un coup de tête… Les mots qui masquent sont les mots qui mentent : ceux, mielleux, du coiffeur-visagiste qui promet une nouvelle jeunesse à Aschenbach ; ceux des autorités vénitiennes qui cachent l’horrible vérité aux étrangers, distillant des propos lénifiants pour éviter une panique générale et, surtout, pour continuer à profiter de l'argent dépensé par les familles riches. Des mots qui masquent… les maux : ces douloureux symptômes du choléra qui conduisent, presque à coup sûr, à la mort. Oui, le titre résume bien l’enjeu profondément tragique du sonnet. À suivre...
Contribution du : 03/04 21:55:37
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Re : Masques de mots" de Francis Sicard |
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07/08/2014 15:38 De À même l'écorce des peupliers
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Premier quatrain
L’entame se présente un peu comme la mise en scène d’un spectacle. D’abord un décor où perce l’enchantement (vers 1 : "des papillons de lune") mais sur lequel la richesse des nuances se perd, se délite ("vers 2 : "roulent leurs couleurs dans des pots de brouillard"). Vision trompeuse, donc, de la beauté, qui se signale d’emblée. Nous sommes à Venise comme le suggère la métonymie (vers 4 : "eaux de la lagune"). Reste à présenter Aschenbach par un détail vestimentaire représentatif (vers 3-4 : "Habillant […] d’un chapeau de vieillard [...]") ainsi que la puissance tutélaire qui commande tout (vers 3 : "le soleil") et prépare déjà un engloutissement métaphorique (vers 4 : " le feutre se fond aux eaux"). Une question, légitime, se pose après lecture de cette première strophe… Aschenbach est-il vraiment un vieillard ? Sur le papier, non : il a une cinquantaine d’années. Seulement, il a vieilli prématurément. C’est un homme qui a consacré toute sa vie d’adulte à l’effort pour devenir un écrivain reconnu. C’est un bourreau de travail qui n’a jamais pris le temps de se reposer. Un passage de l’œuvre met en évidence cet aspect particulier du personnage... "À trente-cinq ans il tomba malade à Vienne, et comme on parlait de lui dans le monde, quelqu’un finement fit cette remarque : "Aschenbach, voyez-vous, a toujours vécu comme ceci" – et il montrait le poing gauche serré - "jamais comme ça" - et il laissait négligemment pendre la main droite sur le bras du fauteuil." Second quatrain Cette strophe s’appuie sur un fort jeu de contrastes ("souffle"/"bruit", "nuit"/"jour"). La rime riche "billard"/"corbillard" est suffisamment significative de la vanité des existences qui s’écoulent ici. La noirceur, sous la forme d’un destin majuscule, va s’abattre, sournoisement, presque silencieusement sur cette ville qui s’étourdit dans le divertissement. On danse sur un volcan. Le destin d’Aschenbach rejoint le destin collectif. J’avais parlé de Phèdre dans mon commentaire, sans doute parce que le vers 8 ("Comme un collier de jais que le jour importune") évoque pour moi le monde racinien et son héroïne persécutée. "C’est Vénus tout entière à sa proie attachée." On repense à la phrase clé du roman, ce premier regard... "Celui-ci était d’une si parfaite beauté qu’Aschenbach en fut confondu." Écho on ne peut plus funeste aux deux célèbres alexandrins… "Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue..."
Contribution du : 07/04 08:06:50
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Re : Masques de mots" de Francis Sicard |
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Vers 5-6-7
"… l’aile de la Fortune Plane au-dessus d’un monde… […] suivant un corbillard" Le destin est un thème clé du roman de Thomas Mann. Aschenbach trouve la mort à Venise un peu comme le Vizir du conte arabe la trouve à Samarcande… "Le vizir et la Mort" ou "La Mort à Samarcande" Il y avait une fois, dans Bagdad, un Calife et son Vizir. Un jour, le Vizir arriva devant le Calife, pâle et tremblant : "Pardonne mon épouvante, Lumière des Croyants, mais devant le Palais une femme m’a heurté dans la foule. Je me suis retourné : et cette femme au teint pâle, aux cheveux noirs, à la gorge voilée par une écharpe rouge était la Mort. En me voyant, elle a fait un geste vers moi. Puisque la mort me cherche ici, Seigneur, permets-moi de fuir me cacher loin d’ici, à Samarcande. En me hâtant, j’y serai avant ce soir." Sur quoi il s’éloigna au grand galop de son cheval et disparut dans un nuage de poussière vers Samarcande. Le Calife sortit alors de son Palais et lui aussi rencontra la Mort. Il lui demanda : "Pourquoi avoir effrayé mon Vizir qui est jeune et bien-portant ?" - Et la Mort répondit : "Je n’ai pas voulu l’effrayer, mais en le voyant dans Bagdad, j’ai eu un geste de surprise, car je l’attends ce soir à Samarcande." Le Vizir s’est fourvoyé, il a mal interprété les signes : il a cru que la Mort venait le chercher alors qu'elle ne faisait que passer et qu'elle l'attendait ailleurs. Il a fui vers Samarcande et c'est cette erreur de jugement qui l'a condamné. Aschenbach, lui, a vu apparaître devant ses yeux un étrange personnage. La suite du roman laisse à penser qu’il a peut-être rêvé, qu’il a peut-être été victime d’une illusion… "De stature moyenne, maigre, sans barbe, le nez extraordinairement camus, cet homme appartenait au type roux dont il avait le teint de lait et la peau tavelée. De toute évidence il n’était pas Bavarois : du moins un chapeau de Manille à grands bords droits lui donnait-il l’air d’être étranger, de venir de pays exotiques ; par contre, le sac de montagne suspendu à ses épaules était bien celui que l’on voit en Bavière. Son costume de sport de ton jaunâtre semblait être en loden ; du bras gauche appuyé à l’aine, il tenait un manteau de pluie gris, et à la main droite un bâton ferré fiché en terre, à la poignée duquel il s’appuyait de la hanche en croisant les pieds l’un sur l’autre. Sa tête dressée dégageait de la chemise ouverte un cou long et sec où venait s’accuser la pomme d’Adam ; de ses yeux sans couleur, ombrés de cils roux et barrés verticalement de deux plis énergiques qui s’accordaient curieusement au nez retroussé, il fouillait l’horizon. Ainsi - et peut-être ne paraissait-il si altier que parce qu’il était posté en haut des marches - son attitude avait quelque chose d’impérieux, de dominateur, d’audacieux, et même de farouche ; car, soit qu’il grimaçât parce que le soleil couchant l’éblouissait, soit qu’il s’agît d’une déformation permanente des traits, ses lèvres, qui semblaient trop courtes, découvraient entièrement des dents longues et blanches dont les deux rangées saillaient entre les gencives." Le voici confronté à son tour à des signes. D'abord celui du voyage, puis celui du défi : l'Autre, affichant une forme de supériorité, cherche visiblement à le provoquer. "Oseras-tu partir ?" Il est impossible pour Aschenbach de ne pas répondre à ce défi. Mais il néglige le signe le plus important, le plus inquiétant : l'image sa propre mort dans le regard de prédateur de son vis-à-vis ("des dents longues et blanches dont les deux rangées saillaient entre les gencives."). Si tu pars, tu découvriras une chose fondamentale sur toi-même et sur le sens de ton existence… mais tu devras payer cette découverte au prix de ta propre vie.
Contribution du : 10/04 18:52:21
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Re : Masques de mots" de Francis Sicard |
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Votre recherche est fort intéressante, j'espère que vous allez nous livrer la suite de cette analyse aux allures digressives.
L'auteur semble avoir voulu taire ce parallèle avec le roman de Thomas Mann, mais vous l'exposez au grand jour avec beaucoup de finesse !..
Contribution du : 12/04 10:33:59
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Re : Masques de mots" de Francis Sicard |
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Merci pour votre passage sur ce fil, Jeanphi. Peu après la publication de mon commentaire, l’auteur de ce sonnet m’a contacté pour me remercier et exprimer son étonnement. Il n’avait pas écrit ce poème en pleine conscience de ses enjeux. Il m’avoua alors être amoureux de Venise et de quelques grands artistes qui ont modelé notre perception de la Sérénissime : Mann, Mahler, Proust, Visconti.
Contribution du : 10/05 08:50:46
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Re : Masques de mots" de Francis Sicard |
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Les quatrains ont posé les jalons d’une tragédie dont les tercets vont à présent suivre l’accomplissement.
"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue…" Impossible de ne pas revenir à Racine. Dans l’oeuvre de Thomas Mann, le regard constitue aussi le point d’achoppement d’un univers intime profondément bouleversé. Mais, alors que chez le tragédien français il se fixe sur la scène, cent fois rejouée, d’une même sublime apparition, il se voit contraint, chez le romancier allemand, à poursuivre, partout à travers la ville, une proie insaisissable. Vers 9-10-11 "Des flaques de silence abritent des reflets Dont les lambeaux de marbre attisent les soufflets Rougissant les canaux d’une glaire de braise." Les flaques et les reflets ouvrent un jeu de mise en abyme, un point de fuite vertigineux dans lequel se perd l’écrivain. Le voilà embarqué dans une chasse dont il a bien conscience du ridicule et de l’image particulièrement déplorable qu’elle donne de lui... mais il ne peut s’en arracher. Le jeune homme incarne cet idéal de beauté que l’écrivain n’a jamais pu capturer par ses mots. L’image la plus marquante du sonnet est celle des "lambeaux de marbre" qui renvoie à deux passages consacrés à la description de l’éphèbe... "La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité expressive et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque, et malgré leur classicité les traits avaient un charme si personnel, si unique, qu’Aschenbach ne se souvenait d’avoir vu ni dans la nature ni dans les musées une si parfaite réussite." "Mais sur ce col, d’ailleurs peu élégant et n’allant guère avec l’ensemble du costume, la tête, comme une fleur épanouie, reposait avec un charme incomparable – une tête d’Éros aux reflets jaunes de marbre de Paros, les sourcils gravement dessinés, les tempes et les oreilles couvertes par la chevelure sombre et soyeuse dont les boucles s’élançaient à angle droit vers le front." La beauté du jeune homme n’est pas de marbre ; elle est fragile, mortelle, elle ne s’inscrit pas dans la durée. Les lambeaux matérialisent cette finitude obligée dont Aschenbach est bien conscient. La thématique de l’incendie, qui sature les tercets, est elle-même porteuse de cette finitude, la "glaire" du vers 11 se présentant comme le symptôme supplémentaire d’une mort annoncée. Vers 12-13-14 "La mer brouille le temps barbouillé de chagrin Et dissout lentement au coeur de sa fournaise Ce poème broyé comme un boisseau de grain." Voici donc tout le malheur de l’artiste. Cette vie si fragile, qu’il n’a traversée que comme observateur et transcripteur du monde qui l’entoure, est supérieure à toute œuvre artistique… et il ne l’a pas vécue. On repense forcément au final du film de Visconti, à l’éphèbe montrant au compositeur le soleil qui se couche, crépuscule d’une vie noyée dans un océan de notes. Difficile de ne pas évoquer, aussi, Tonio Kröger, cette oeuvre de jeunesse de Thomas Mann dans laquelle le personnage éponyme du titre - double de l’écrivain - mesure la distance qui le sépare de la vie réelle en contemplant un couple d’amis parfaitement heureux dans la banalité de son quotidien. Pour l’écrivain, les mots sont un masque qui l’empêche d’accéder à sa propre vie, d’en être véritablement l’acteur. Il n’accède à l’existence que par le biais des personnages qu’il met en scène.
Contribution du : 10/05 08:57:50
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