« …Allo, tu me reçois ? Écoute, je viens
tout juste d’atteindre l’étage 31 tiret 7
et je crois que ça va prendre plus de temps
que prévu… ».


J’emprunte le couloir 56. Dans une capsule appelée Présent,
une entité humanoïde enclenche les deux trajectoires, Passé
et Futur, en même temps. Les mots serpentent et/ou partent
en spirale depuis bien avant l’invention de la roue. Sur la
surface d’un monde lointain, la prochaine préhistoire
est imminente. Une horloge géante sombre dans l’océan.

Je m’engage dans le couloir 4. Les nuages énumèrent
des pluies d’objets étranges et anormaux. Couloir 140.
Il pleut des cailloux. Couloir 141. Des rivières d’encre
étanchent la soif des stylos.

J’ouvre la porte 103. Les plantations d’herbes folles
font les potagers voyageurs. J’ouvre la porte 801.
Au cœur du grand maquis, les herbes hautes abritent
l’enfant des ombres. Passage masqué. Chemin de terre
et chemin de sable. Porte 8. La forêt joue de la flûte
traversière et le vent applaudit des deux mains.

Couloir 22B. Couloir Z. Porte T. Les planètes
s’échangent des lunes et les lunes s’échangent
des planètes.

Passage par la partition céleste. Constellations
composées par les mains de minuit. Les étoiles
jaillissent entre les doigts. Les poussières brûlent
et brillent. La nuit se teinte de bleu.


…

« …Allo, tu me reçois toujours ? Oui,
je sais, il est bientôt l’heure d’accéder
à l’étage 32… ».

[Étage 32] son heure est arrivée

Le périple à dos d'âne avait amenée Antoinette jusqu'à cet étrange étage, ridiculement affublé du numéro 32. Dire qu'elle se croyait arrivée dans les Cévennes !

Pas question cependant de perdre du temps à cogiter sur les aléas d'une vie pleine de surprises. Il lui fallait déposer son précieux fardeau coûte que coûte, avant que ne tombe la nuit...

Elle talonna Patrick. Mal lui en pris, l'âne rua dans les brancards. La quasi totalité de sa cargaison versa dans la pente abrupte à flanc de colline, jusqu'au pied de l'immeuble, pile devant la loge du concierge qui était en train de faire les carreaux.

Devant cette manne inespérée qui lui tombait du ciel, il (le concierge) sauta de son escabeau les bras levés et se mit à danser la carmagnole autour de sa femme ahurie qui ne comprenait rien, si ce n'est qu'il faudrait peut-être repartir du premier étage et tout reprendre à zéro...

L'étage 33 s'ouvre sur un marmot égaré qui ne doit pas avoir dix ans, il tient entre ses mains un soupir de mandragore en forme de spirale qu’il noie de ses larmes alcalines.

Le petit gars, d’une saleté méticuleuse, la culotte lui tombant sur les genoux, les cheveux plus hirsutes que la blessure de jade d’un jardin irlandais, semble devoir répéter ces quatre mots jusqu’à l’asphyxie : « Alfred Jarry est mort ! »

Des gens ou des costumes passent à côté de lui, indifférents à sa détresse, certains lui jettent un regard désapprobateur, d’autres le bousculent gentiment.

L'enfant hurle à présent ... une chandelle verte brille.

Au loin.

Une vieille au regard édenté, coiffée d’un bonnet de givre, dont la démarche claudicante n’est pas sans rappeler celle d’un phasme assiégeant une brindille, décolle en un ballet de succions et de squames ses lèvres de papyrus, souffle une barbe à papa en forme de gidouille.

Le petit garçon sourit.

Au 34 ème étage se promène Salvador Dali, un crayon sur l’oreille (droite… ou gauche, on sait pas) un carnet sous le bras (droit… ou gauche, on sait pas). Il est essoufflé, il est monté à pieds, vu qu’il n’a pas vu l’ascenseur et dit à qui veut l’entendre que cet immeuble est psychédélique. Il dit qu’il va contacter son ami Gaudi pour qu’il construise, aux fenêtres de chaque étage, des balcons en caramel mou. C’est très tendance. Une rumeur court dans l’immeuble : si Gaudi ne veut pas obéir, Dali rasera sa moustache et du coup perdra tout talent. C’est triste tout ça ! Les habitants du 34 ème s’en fichent complètement. Ils ont déjà fait venir Merlin qui a offert un balcon fleuri à chaque étage, ayant chacun sa Juliette en carton pâte. En bas, 34 Roméo munis de mandolines chantent à tue-tête « Oh, ma Juliette, oh, ma Juliette !... »
La concierge frappe à toutes les portes, une feuille à la main, pour faire signer une pétition afin que ce chahut cesse.

[Étage 34 bis]

On parle déjà d'elle il y a mille cinq cent cinquante ans avant notre ère, sur un bout de papyrus retrouvé dans un coin reculé de l’Égypte pharaonique, où on l'associe à deux de ses copains, le pavot et le chanvre.

Aujourd'hui elle se développe sans retenue dans l'ombre prolifique de l'étage 34 bis.

Au point que les médecins du quartier avaient pris pour habitude de conseiller à leurs patientèles atteintes d'insomnies récurrentes, de prendre une location saisonnière à cet étage, le temps d'une cure dont elles n'auraient qu'à se féliciter.

La seule condition requise était pourtant de taille : en aucun cas il ne fallait dépasser la dose adaptée à chacun. C'est là que résidait la partie la plus dangereuse du traitement. Chaque individu ayant ses propres limites, personne n'était en mesure de les calculer à sa place. À chacun donc de rester vigilant pour s'apercevoir du moment où il allait basculer dans le sommeil, et ainsi appuyer avant qu'il ne soit trop tard sur le bouton qui stopperait net l'administration de la drogue.

Malheureusement, les caves de l'immeuble se sont remplies de gens n'ayant pas appuyé suffisamment tôt sur le bouton salvateur. On les a parqués là, inconscients, en attendant une hypothétique délivrance qui les ramèneraient, ou pas, du pays du sommeil sans fin.

Des grandes études menées tambour battant, il ressort que c'est le remède qui est la cause du mal effroyable. Comme tout remède, il fallait s'y attendre, il soigne autant qu'il tue.

Personne n'est encore parvenu à la conclusion pourtant criante de bon sens et de logique : il faut à tous prix éradiquer la mandragore ! Lui faire la peau par tous les moyens, quitte à murer avec des tonnes de béton et de glyphosate, tous les accès menant à l'étage maudit.

Vivement l'étage suivant...

[Étage 35]

C'est un ascenseur scoliosé, tordu par le poids de ses propres poulies qui se fraye une route sinueuse jusqu'à l'atelier des soins d'algologie du trente cinquième étage.

Trois arrêts sont marqués au niveau de hernies entre les étages 3-4 4-5 et 5-6. Il s'agit d'un ascenseur à usage unique, il ne donne que sur cet étage et ne descend jamais chargé, au prétexte que sa lombalgie le réveil. Les patients et les thérapeutes descendent en toboggan. D'ordinaire il est possible louer les services de l'homme araignée, qui est en congé maladie prolongé pour dépression chronique, pour ainsi ralier l'ascenseur commun depuis le trente-sixième.

Attention au toboggan, il est juste derrière la porte, cela entraîne beaucoup de convalescents à l'extérieur du bâtiment avant d'atteindre la réception. Certains en profitent pour se désister, par peur des prescriptions de thérapie par électrodes du physiologue et des infiltrations intervertebrales de corticoïde du neurologue.

Ils ne sont pas poursuivi.

[Étage 35 Alpha Z]


Une cité des nuages passe dans le lointain du ciel. Sur le
grand dôme de métal luisant à la lumière du crépuscule,
elle et lui se partagent leurs notes d’exploration, et en
viennent à examiner ce rapport trouvé à l’étage 15.
- Tiens, lis ce passage…

…On ne parle pas d’un simple bâtiment, d’un immeuble,
ni même d’une tour qui irait jusqu’au ciel…
On parle d’un nombre incalculable de temps et d’espaces,
d’une potentielle infinité d’étages, avec dans chacun
d’entre eux… un univers, avec ses structures internes et externes,
une part du Cosmos dans toute son invraisemblance.
On parle du Multivers.

…

- Moi j’aime bien l’image de l’immeuble…
- Et moi celle de la tour…

La nuit tombe sur le grand dôme. Un léger vent
habille les arbres sur pilotis. Les abeilles bleues
bourdonnent le long des droïdes sondes. La nuit
est tombée. Un oiseau-sirène passe entre deux
radars au clair de la lune blanche.

L’étage suivant est l’étage non-36.
On y atterrit tous les non-36 du mois, en conséquence de quoi on est prié de profiter de l’espace et de l’emplir sans se l’accaparer, sachant qu’il est infini.

De l’infini au néant il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas en l’état actuel de nos connaissances.
Selon les documents encore classifiés du 36e dessous, nous savons de source polluée que les impétrants qui s’y sont risqués n’en sont pas revenus, ils sont là pour en témoigner.
Leurs récits regorgent de banalités sans intérêt, d’élucubrations et de fantasmagories poético-scientifiques qui laissent généralement les lecteurs émerveillés.
À cet égard, nous mettons à leur disposition des casques anti-fictionnels, soit dit en passant inopérants sur les cas les plus graves de fanatisme observés à ce jour.

( suite )

Tout étage s’enracinant dans les précédents, ne nous étonnons pas de trouver sis à celui-ci des six issus des vicissitudes de la scie de sa racine carrée.
Carrément désopilant, selon les sondages en terre fondatrices. Ce qui ne lasse pas d’ébranler les échafaudages les plus audacieux, les étages en dessous s’en trouvant menacés effondrement.

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