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1 Utilisateur(s) anonymes
Quelques pistes pour "Maraude" |
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Apprenti Onirien
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07/04/2012 18:06 Groupe :
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Bonjour,
Merci pour vos commentaires, qui sont tous très encourageants. J’aimerais d’abord revenir sur ce qu’a écrit Perle-Hingaud : « Une histoire qui serait peut-être davantage faite pour le papier que pour l’écran… » Cette remarque m’a particulièrement intéressé puisque, justement, cette nouvelle est l’adaptation d’un scénario que j’avais écrit pour un court-métrage. Il n’a jamais été tourné, pour toute une série de raisons, mais lorsque j’ai entamé ce travail d’adaptation, le découpage était fini et j’avais le story-board entre les mains. Pour raconter cette histoire, les moyens d’un film auraient eu plusieurs avantages, constituant tous les enjeux de la réalisation. 1. Le début et la fin du récit, c’est à dire la sortie puis le retour dans le milieu amorphe de la friche, devaient correspondre à un travail de cadre assez expérimental sur les branchages et le sol, qui leur aurait peu à peu ôté (au début) puis restitué (à la fin) un caractère entièrement abstrait. Cela a constitué la première difficulté d’adaptation, car s’il est facile de filmer une image abstraite, il est en revanche délicat d’employer un langage abstrait. Les mots ont l’inexorable et fâcheuse habitude d’avoir du sens. Dans ses premières versions, le texte débutait par des séries de consonnes, auxquelles s’agrégeaient peu à peu des voyelles, jusqu’à former au bout d’une demi-page la question « Est-ce le jour qui s’en vient ? », et finissait symétriquement suivant le même principe. C’était laborieux, franchement illisible, et j’ai préféré utiliser cet autre moyen, qui a l’intérêt d’être tout à fait exclusif au langage : la manipulation des concepts. C’est de cette idée que proviennent les premiers paragraphes traitant du vide (concept abstrait par excellence), où prend corps peu à peu la figure de la boule de démolition. 2. Un autre intérêt qu’aurait eu le film par rapport au texte était de construire progressivement la sensation que la caméra était elle-même un personnage. Le but premier de la séquence sur la route était d’attester, par son interaction avec la voiture, que cette caméra était bien pourvue d’une existence physique. C’était la première rupture diégétique, confirmée un peu plus tard lorsque pour la première fois l’enfant s’adresse à elle directement. Sur ce point je n’ai pas trouvé d’alternative littéraire : la narration à la première personne était inévitable puisque la dynamique du texte repose sur la plasticité du point de vue. Il m’a donc été impossible de conserver cette rupture. J’ai choisi de développer à la place un lien entre le personnage qui se suicide et le narrateur : ce lien passe par l’attention constante qu’a ce dernier pour ses pieds, pour leur intégrité physique, pour le bruit de ses pas, etc. 3. Les images auraient également permis de clarifier un élément capital de l’histoire : la maison que quittent les personnage au début est exactement la même que celle où ils se rendent. La seule chose qui change est son état de délabrement. J’ai tenté de le souligner en utilisant au début et la fin les mêmes termes pour la décrire, en insistant à chaque fois sur l’emplacement de la piscine, de la centrale électrique, de l’ouverture en arche, mais j’ai bien peur que cette identité soit beaucoup moins frappante qu’elle ne le devrait. C’est pourtant un élément capital, puisqu’il implique une torsion de l’espace (le long chemin des personnage les ramène à leur point de départ) et de la chronologie. Leur marche dans la friche est en quelque sorte une marche à travers le temps : la course du soleil est incohérente, le climat change en permanence, les arbres sont parfois couverts de feuilles, parfois leurs ramures sont à nu, etc… 4. Une dernière chose au sujet de la différence des supports. Un film aurait grandement facilité les nombreux décalages entre les images et les sons. Il les aurait facilités mais les aurait peut-être aussi rendu plus discrets, plus « clandestins ». Ils auraient suscité un certain sentiment d’étrangeté, mais n’aurait pas clairement constitué du sens. En devant les décrire dans le texte, en mobilisant du temps de lecture pour les expliciter, j’ai du leur donner plus d’importance, et ils soulignent mieux, je crois, ce que la réalité perçue par le narrateur a de profondément traumatique. Bref, c’était pour moi un travail particulièrement intéressant puisqu’il m’a permis d’éprouver les différences structurelles entre les moyens de la littérature et ceux de l’audiovisuel, et d’expérimenter certaines choses sur leurs compatibilités et leurs oppositions. Maintenant, deux ou trois choses pour la défense de ce « fond » dont la banalité a été unanimement regrettée. Je crois que le choix d’une histoire simple permet justement de travailler cette notion qui m’intéresse énormément dans le genre du fantastique, à savoir que l’angoisse dépend moins d’une modification de la réalité que de la corruption de ce qu’on en perçoit. Si l’on s’attache aux faits, cette histoire est effectivement tout à fait ordinaire, par exemple lorsqu’ à la fin, l’enfant la raconte de la manière la plus terre à terre qui soit, en lisant des coupures de presses. Je tenais à cette gageure parce que l’angoisse est malgré tout présente, et cela prouve bien, il me semble, que le « fond » est la « forme ». Comme disait l’autre, « le message, c’est le médium ». Par ailleurs, il faut se méfier des histoires trop simples. J’ai essayé d’attirer l’attention là dessus au moment de sa résolution par cette phrase : « Chacune de ses hésitations signifie quelque chose, comme s’il y avait là quelque autre langage à l’œuvre, édifiant à la verticale du sens une citadelle hermétique. » Car il y a bien dans cette histoire de connexions cachées, des échos implicites et significatifs. Pour donner quelques indices, je vous copie un extrait de la note d’intention que j’avais rédigée pour le dossier de production du film : « Dans un film de fantômes, le temps et l’espace ne signifient plus rien pour l’esprit du mort. Il demeure indifféremment dans un système où ils sont abolis, mais que certaines fissures particulières de notre monde permettent d’entrevoir. Traditionnellement, plus la mort à été violente et injuste, plus la fissure est large. Le piège [désigné à la fin par l’enfant] n’est autre que la faille dans laquelle le monde a basculé. Et si elle était large au point de pouvoir engloutir tout un monde, c’est que la violence et l’injustice à son origine ont dépassé toute mesure. Une cicatrice de ce basculement est restée dans le rêve de celui qui en est mort. La vision de ses pieds gangrénés, qui l’a hantée jusqu’à son suicide, est l’image d’un monde aux fondations déjà sapées par le pressentiment de sa putréfaction. Cette trace, bien entendu, est cachée, comme le sont dans notre monde les marques de la mort en maraude.» Au moment d’écrire la nouvelle, j’ai ajouté au parallèle entre le pourrissement des pieds – des fondations – et celui des œufs (« Quand un œuf est pourri, la coquille se casse longtemps après, et on peut voir à l’intérieur. Mais il reste plus rien. Ou alors pas beaucoup... ») la notion d’éclosion, de renouvellement, qui intervient à la toute fin du récit. Il m’a semblé important à ce moment là de finir sur une considération plus optimiste. Voilà, je tenais juste à donner ces quelques pistes de lecture, pour guider ceux qui ont été perdus dans cette friche. Quant à ceux qui ont été perdus mais qui ont aimé ça, je les encourage au contraire à ignorer tout ce que je viens de dire. Désolé d’avoir été si bavard, mais je comprends que la nouvelle est obscure et j’ai pensé qu’elle méritait quelques éclaircissements. Cela prouve bien que le texte est très imparfait, mais c’est parce que j’aime bien cacher les choses et rester énigmatique. Je suis un grand timide. Bref. Encore merci pour les commentaires, et aussi pour les corrections !
Contribution du : 30/04/2012 15:57
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Re : Quelques pistes pour "Maraude" |
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Organiris
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17/09/2009 15:41 Groupe :
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Bonjour Corbo,
J’ai lu avec attention vos explications. Je comprends mieux toute la richesse de cette nouvelle, qui en fait est le remaniement, la mise en texte, d’un travail déjà extrêmement fouillé et abouti. Cela se sent à la lecture, n’en doutez pas. Je n’avais pas perçu tout ce que vous avez expliqué. Lecture trop rapide ? Les variations de la nature –les arbres-, par exemple : c’est vrai, je l’ai lu, mais je ne l’ai pas analysé. Par contre, la maison unique avec un état de délabrement différent, si, le message passe bien (pour moi, en tout cas) ainsi que les pieds et l’œuf pourri. Le vide du début, également, qui reboucle avec la fin. Je ne sais pas ce que cette histoire aurait pu donner en court métrage, mais l’écrit apporte effectivement sa richesse. J’ai particulièrement aimé votre travail sur la manipulation des concepts. Le fond… je regrette ma remarque sur le fond « pas si original », parce qu’aucun fond n’est vraiment « original », vous avez raison, c’est le traitement qui fait l’intérêt de votre récit. Je ne crois pas que ce texte soit obscur. Il ouvre un regard sur un monde, et vous pourriez aller plus loin dans son développement, si vous le souhaitez, car, encore une fois, on sent que ce monde n’est pas simplement ébauché, jeté là pour « remplir la page », mais bien construit dans votre imaginaire. J’espère vous relire prochainement, Merci !
Contribution du : 30/04/2012 18:03
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