Le tuer, oui, le tuer. Elle avait un mobile tout cuit: après ce qui s'était passé à Rennes, après ce qu'il avait fait, après la police, la brigade financière, les caméras, après tout ce cirque, n'importe quel jury comprendrait que la ponceuse avait été la provocation ultime. Un fait divers de plus. Elle se leva lentement, le regard halluciné.

En voyant son visage se figer, il comprit qu'il avait eu tort. Qu'avait-il espéré aussi ? Qu'elle oublierait ? Qu'il lui suffirait de se conduire (enfin) comme un vrai mari à retaper la maison et surveiller les devoirs des filles pour que tout rentre dans l'ordre ? Il secoua la tête. Quel con ! C'était trop tard, il avait tout fait foirer. Sans forces, il la regarda monter l'escalier, presque soulagé. Que tout ce cauchemar s'arrête enfin...

"Passe-moi le tournevis électrique" ordonna-t-elle. Norbert recula d'un pas. "Bibiche..."
"Bi-bi-che ?"
La voix de sa femme aurait pu trancher net une meule de comté, pensa-t-il. En s'étonnant de cette image incongrue, lui qui n'aimait pas le fromage. Dans un sursaut de fierté, il rétorqua:
"Si t'es pas contente, fais-le toi-même, après tout !" en envoyant valdinguer la ponceuse par le fil électrique, à la manière d'un lasso John Wayniesque.
Le fil s'enroula autour du cou de bibiche, qui s'étrangla de fureur ou de surprise, nul ne le saura jamais.
Après un instant de réflexion, Norbert décida qu'il collerait de la moquette sur l'escalier, ce qui lui éviterait de poncer le reste des marches. Bibiche avait raison, le bricolage, finalement, il détestait ça !

Norbert colle de la moquette partout, murs, sol et plafond. Satisfait de l'insonorisation, il sort, outre une boutanche de vodka, son flingue et s'assoit devant un carré d'as. Poker et roulette russe, y'a que ça de vrai...

Il gisait, l'hémiface droite baignée de sang et de neurones, au pied de l'immeuble. Dans l'appartement feutré, on retrouva une bouteille de vodka vide, un jeu de cartes incomplet, un Luger, mais pas l'ombre d'une cartouche.

On dit qu'un passant pressé a entendu les dernières paroles que Norbert a prononcées avant de mourir, mais il s'est perdu dans la foule avant qu'on puisse l'interroger.

« Pourquoi as-tu fait ça ? Qui s'en souviendra ? » Yuan se tient debout dans le petit salon vide. Les yeux pleins de larmes elle relit le mot trouvé sur la table : « De la fenêtre j'aperçois les chars. Je descends les arrêter. Pardon maman, je t'aime. »
(Place Tien Anmen, Pékin, 1989)

Revient le spasme vrillant jusqu'à presque exploser ses os, revient crescendo l'intensité insoutenable, à sentir battre le sang jusqu'au cerveau, à labourer les entrailles, à oublier forme humaine... la douleur de part en part, la douleur comme un tunnel où s'engouffrent soudain tous les âges de l'homme, et le hurlement de toutes les femelles de la terre "sa vie, libère-là !". Première brûlure, premier cri du premier né. (Marseille, 8è arr. octobre 1989)

Nota: ...parce que, bon, c'est bien rigolo les nouvelles trash, à croire que tout ce qui n'est pas gore serait d'un ennui mortel... nan ?
@lobia: émouvante, la vôtre !

Alors que le placenta suit son fils rutilant, elle se dit qu'il n'est rien de plus gore qu'un accouchement et qu'on ne l'y reprendra plus.

Comme il tombait des genoux de son grand-père, sa face s'écrasait au sol pour souhaiter la bienvenue au pavement