Ah, ce Raoul !

À ses yeux, le langage n’avait guère d’intérêt que pour raconter des craques. Imagination débordante pour ceux qui l’aimaient bien, mensonge compulsif pour ceux qu’il exaspérait (parfois les mêmes ; ils changeaient d’expression au gré de leur humeur dominante sur le moment)… Bref, Raoul, dès qu’il avait su articuler, avait employé ce nouveau talent à égarer ses auditeurs. La légende familiale voulait que sa première phrase complète sujet-verbe-complément eût été : « Le chien a fait pipi dans ma couche. »
La suite avait été à l’avenant : « Maman a cassé le cendrier » au père s’étonnant de l’absence de l’accessoire, « La maîtresse a déchiré mon pantalon » en rentrant de l’école, « Papa n’a pas pu signer le mot d’absence parce qu’il s’est coupé la main » en y arrivant.
Un pédopsychiatre consulté avait déclaré que ça s’arrangerait tout seul… ou non. Voilà cinquante euros, merci docteur.

À l’approche de la puberté, les mensonges de Raoul se firent soudain déplaisants. On les traita évidemment par le mépris, mais c’était tout de même très gênant vis-à-vis de son tonton Albert, toujours si gentil ! Le jeune garçon qui l’avait si absurdement accusé se fit tancer d’importance, et on lui dit d’arrêter d’aller lire des saletés sur Internet.

Quand il se suicida un peu avant son quinzième anniversaire, le point de vue changea.
Il était mythomane. Mais cette fois-ci, il avait dit vrai.

Complètement loufoque, Oscar, mais superbe ! quelle imagination, Bravo !

Bien vu Socque : voilà ce que c'est que de crier "au loup" pour épouvanter tout le monde, quand il est vraiment là, personne ne le croit...

Ami

Nous nous sommes rencontrés au lycée. Nous étions adolescents et notre amitié incomparable a résisté au temps. Grâce à lui, j’ai compris que la réalité était un concept relatif, facile à métamorphoser. Louis m’a appris à traverser les miroirs des apparences. Grâce à lui encore, j’ai pu voyager, sans trop de douleurs, dans l’existence. Les autres, vous, preniez son attachement aux légendes et à la rêverie pour une tendance pathologique au mensonge. Vous n’avez pas su voir, la fantaisie, le pouvoir d’invention, l’imagination, qui aurait dû vous enthousiasmer. Aujourd’hui qu’il est parti pour la lune, à la recherche de briques à chimères si difficiles à trouver sur terre, vous persistez à le considérer comme un affabulateur impénitent. Vous ne croyez pas à cette aventure céleste. Fiction, fumisterie, fanfaronnade, chuchotez-vous tout bas. Pourtant, regardez attentivement. Là, sur les flancs de l’astre, ne distinguez-vous pas une silhouette ? Ne voyez-vous pas l’ombre dorée qui vous fait signe dans la lumière ? On le devine pensif, sans doute improvise-t-il un poème. Observez bien, appliquez-vous, et reconnaissez-le : il était mythomane. Mais cette fois-ci, il avait dit vrai.

Une très jolie histoire, costic !

Merci Socque! j'ai trouvé la tienne très bien mais très triste. Contraste saisissant entre le début, léger, et la fin.

TITRE: Les dents de la mère
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L'enfant-requin souffrait de terribles maux de ventre. Qu'avait-il donc mangé pour être aussi indisposé ?

Entre deux hoquets, il refaisait la liste de ses repas: un surfeur hyper-protéïné le lundi, deux tortues le mardi, une plongeuse pas très grasse le mercredi, une dorade le vendredi (pas de viande - on est traditionnel ou pas) et un riche homme d'affaires tombé de son yacht le samedi (ainsi qu'un thon, mais c'était par inadvertance et il était tellement petit que ça ne compte pas, même chez Dukan). Le jeudi, c'est ravioli et il en avait trouvé une boite, jetée par dessus-bord par des plaisanciers peu scupuleux.

Mais Bon Dieu! qu'est-ce que ça lui faisait mal ! Les nausées qui lui tordaient l'estomac n'avait pas grand chose à voir avec un simple nageur pas frais...

"C'est sans doute beaucoup plus grave." se dit le requinaud en essayant de refouler un n-ième soubresaut.

Effectivement, il ne compris les causes de sa mort qu'en arrivant au Paradis, où un filet de Saint-Pierre lui fit comprendre sa fin atroce, amorcée par le repas du samedi.

Bien que protégé par Déesse K (*), l'homme tombé de son somptueux bateaux était un grand pêcheur devant l'Eternel. Il laissait trainer sa gaule à chaque occasion et ne manquait jamais de ferrer toutes les proies qui avaient le tord de se promener trop près de lui.

Un jour, le rupin avait pris dans ses filets un grand requin. Après avoir mangé les ailerons, il utilisa la peau pour s'en faire un portefeuille qui ne le quittait jamais. Il se foutait pas mal que le requin laissait derrière lui une veuve enceinte de ses oeuvres.

Pas de chance, il était tombé de son navire quelques mois plus tard dans les mêmes eaux.

L'enfant-requin était le fils du grand requin sus-pêché. Les violentes douleurs étaient causées par la réaction génético-morale parce qu'on ne mange pas son père, sous aucun prétexte.

La mère, prénommée Jocaste-Médée, pris peur pour sa vertu (pourtant plus en très bon état)...

Pleine de ressentiment pour ce rejeton qu'elle avait allaité et qui avait pourtant croqué son mari, elle le condamna à mort:

"L'océan serait sa vie, serait sa mort", dit-elle avant de se mettre en chasse d'eaux où décapiter cet infâme lardon.

La peur du prédateur se diffusait à des kilomètres à la ronde, alertant le petit requin que quelque chose clochait dans l'amour maternel.

Quand il vit sa mère, il comprit qu'il ne réchapperait pas à sa fureur. Son désespoir fut tel qu'il décida de rédiger ses dernières volontés avant de se crever les yeux à l'aide d'un stylet confectionné avec une dent de sa propre génétrice (peut-on encore l'appeler mère ?).

Il rédigea donc un testament plein de sagesse et de repentir, qui aujourd'hui encore fait pleurer chez les crocodiles. L'encre était à peine seiche qu'il mis le reste de son projet à exécution.

Son crayon se tut et la page se mit à pleurer.

Les pleurs de pages sont très toxiques pour les requins.

Sans avoir eu le temps de se percer les pupilles, il mourut dans d'horribles convulsions.

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Jean-Philippe (aka Palimpseste)

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(*) Déesse K: simple référence à Dino Buzzatti... Iriez-vous me croire prompt à utiliser l'actualité de la presse de K. niveau ?
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PS: Mon vénéré mentor Alphonse Allais avait raconté l'histoire d'un requin mort d'avoir mangé un portefeuille taillé dans la peau de sa femme... Qu'il soit remercié comme l'autre est à mont.

Marrant, Palimpseste ! Vous avez essayé de caser un maximum de phrases de fin des semaines précédentes ?

heu... Toutes mes excuses, j'ai pris les fins de la semaine d'avant...

Je recommencerai avec des informations plus fraîches... Désolé!


Jean-Philippe (aka Palimpsest)

Bravo aux trois auteurs qui ont fait des supers textes cette semaine. Bravo aussi palimpeste, en attendant la création de cette semaine :)