[Étage 24 tiret 11]


Bienvenue dans l’hyper-dimension du Rêve...

Votre temps de sommeil paradoxal
sera paradoxalement
à la fois infiniment réduit et infiniment long
(Temps estimé à : quelques nanosecondes /
quelques heures / quelques milliards d’années).

Étage n° 25

Même l'ascenseur rechigne à monter jusque là. À coups de hoquet, de hic et de ahan, il se traîne, devenu ce poussif qui jure avec la modernité de sa cabine et ses boutons clinquants neufs.

Plus d'un aurait abandonné sa charge depuis longtemps. Lui pense que le paradis se gagne. Il est prêt pour cela à affronter toutes les tempêtes et les colères des dieux. Depuis ses débuts il guigne le dernier étage, l'étage suprême, celui qui vous proclame le maître du monde et fait venir les larmes aux yeux.

Le 25ème peut être considéré comme une épreuve à traverser pour atteindre ce nirvana. Il est l'étage des courants d'air, le royaume des aspirations inopinées qui cueillent tout sur leurs passages. Qui a le malheur de poser un pied hors de leurs spirales, a tôt fait de se retrouver propulsé hors de toute raison.

Les habitants de cet étage, pauvres malheureux, n'ont d'autre alternative que d'accepter stoïques leur mauvaise pioche. Nombreux ont signé leur bail sans prendre la précaution de déchiffrer le codicille perdu dans l'entrelacs d'une flopée d'articles plus illisibles les uns que les autres. Cet avenant, écrit en lettres minuscules, leur interdit de trouver à redire aux conditions épouvantables qui règnent sur leurs paliers.

C'est pourquoi ils se retrouvent bien démunis quand la bise fut venue. L'ascenseur, lui, n'ayant qu'à se retenir de respirer le temps de traverser cette zone de turbulences.

[Étage 26]


La porte 2 mène à une grotte préhistorique.
La porte 9 mène à une lune forestière en orbite autour d’une planète totalement inhabitable.
La porte 15, à un ensemble de dunes de sable, le long desquelles des chants de voyage se font entendre.

Sont-ils entonnés par ces ombres qui filent au bord de cet océan tout proche ?
Est-ce la fréquence d’une radio libre, les traces sonores de l’autre bout du bout du monde ?...

Derrière la porte 3999 se découvre un chemin appelé « chemin des adieux ».
La porte au bout du couloir mène à un feu de bivouac sur un sentier sauvage.
Deux explorateurs se sourient autour des flammes.
L’un écrit des poèmes, l’autre l’encourage d’un signe de tête.

Etage 27

C’est celui des jardins secrets. Chaque locataire de l’immeuble en possède un petit morceau.
Certains y cultivent leur bonté, leur empathie, leur tolérance. D’autres y enfouissent leurs peurs, leurs méchancetés, leurs faiblesses. La difficulté est l’arrosage. Comment faire monter de l’eau jusqu’à une telle hauteur ? Et on sait bien qu’un jardin sans eau est appelé à mourir de dessèchement. Alors chaque habitant de cet étage implore le ciel sans arrêt pour qu’il pleuve.

L’étage 28 est difficile à décrire, on ne peut pas dire c’est l’étage des ceci ou c’est l’étage des cela, parce que dans cet étage il y a beaucoup de curieux ceci et peut-être encore plus de d’étranges cela ; cet étage est, tu étais prévenu, un univers, et comment décrire un univers en quelques mots ?

Pour nous simplifier la tâche occupons-nous d’une toute partie de cet univers, une seule planète suffira amplement. Ne la prenons pas au hasard, mais prenons celle-là, la petite bleue à coté de ce modeste soleil. Pourquoi celle-là, et pas l’autre là qui nous fait de l’œil avec ces beaux anneaux ? Parce qu’il faut bien choisir, et la première a un truc sexy que n’a pas l’autre, et ce truc s’appelle la vie. La vie ? mais quoi c’est la vie ? me demandes-tu pénible lecteur.ice, écoute mon gars, on a pas le temps, là, va chercher sur tik tok.

Sur cette planète de multiples espèces, trop pour mon propos, prenons en une seule, celle qui se regarde dans un miroir quotidiennement. Mais là encore c’est le bazar : des milliards d’individus tous dissemblables, regroupés dans des centaines de nations, ethnies, tribus, groupes, communautés parlant des milliers de langues, dialectes, borborygmes…

Bon, prenons un seul individu, ce sera plus simple, tiens monsieur Jean : il est sympa monsieur Jean. Alors que dire sur monsieur Jean… beaucoup de choses ma foi.. mais zut le temps est écoulé, tant pis tu devras imaginer tout seul l’étage 28.

La seule chose qu'on pourrait dire du vingt-neuvième étage serait : "une chose est sûre, nous ne sommes plus au Kansas".

L'escalier, à cet étage, s'interrompt pour céder la place à une route faite de briques jaunes qui traverse l'étage de part en part... et c'est absurde, on se sent obligé de faire n'importe quoi, comme tuer une sorcière ou donner un coeur à un épouvantail pour remettre la main, ou non, plutôt le pied sur ce maudit escalier. On a même envie de s'écrier "Oh ! Rien ne vaut son chez-soi !", qu'importe ! - avant de se rendre compte que l'escalier est de nouveau sous nos pieds, qu'il a toujours été là, et que ce maudit vingt-neuvième étage n'était qu'un rêve absurde, que l'on quitte précipitamment. Allez, encore quelques marches, et nous arriverons au trentième !

[Étage 30]

Brr... un bris de lune est resté coincé entre les dents au passage du 29ième. Une lune au regard torve hérité d'une ancêtre lointaine qui courrait le guilledou sans vergogne lorsque le ciel devenait orage.
Des relents d'épouvante persistent dans l'ascenseur. Heureusement, un petit air frais descendu des sommets timidement les éparpille par les interstices. Sur le palier résonne un silence de cathédrale. Il y a comme une impression de vase clos qui règne sur l'étage, comme un halo de mystère étrangement entretenu par l'odeur entêtante de l'encens qui émane de la porte 311...

à l'étage 31 tout le monde est sur son 31.

Le visiteur s'enthousiasme sur la foule élégante qui déambule lentement, avec noblesse, le long de belles allées fleuries et arborées. Mais pour l'habitant c'est l'horreur : être tout le temps engoncé dans ces parures inconfortables, quelle plaie !

Mais heureusement un jour de la semaine fait exception : le vendredi tout est permis. Ah, ce jour là quel spectacle différent attend le badaud extratrenteetunien : une cohue difforme de pyjamas en pilou, de vieux joggings informes, de chemises sales et débraillées, de savates trainées, de bedaines exhibées bringuebale bruyamment sur des chemins poussiérreux et cahoteux.

[Étage 31 tiret 5]


En sortant de l’ascenseur ou en quittant l’escalier, vous voilà quelque part sur un chemin de terre, entre deux landes sauvages. Un télescope a été réglé et positionné juste à côté de vous. L’instrument est pointé en direction du ciel, vous propose d’observer la lune passante. À cent mètres de l’orée de la forêt, dans le silence du sentier, il y a également un télescope : un regard sur une lointaine galaxie. À cent mètres de là, un autre télescope est prêt à être utilisé. À cent mètres encore, un autre à nouveau, également fonctionnel. Sur un panneau en métal a été écrit : « Tout télescope, à tel instant T, n’a qu’un œil, et tout univers se cache derrière mille regards. Mille regards, voire bien plus. C’est pourquoi, à cet étage, vous trouverez bien plus de mille télescopes. ». À trois kilomètres, sur un panneau similaire, on peut lire : « Toi qui explores les niveaux du Rêve et du Réel, depuis ton arrivée ici, une étoile en toi a peut-être légèrement modifié son orbite. ». Sur cet autre chemin, un télescope. Sur le toit de ce bâtiment, un télescope. Sur cette dune, sur cette colline, sur ce talus, un télescope. Quelque part ailleurs, quelque part plus tard, un autre télescope. Peut-être est-il une invitation au plus éloigné des firmaments. Peut-être est-il dirigé vers le centre de l’univers, celui de l’étage 31 tiret 5.


Note : De temps à autre, il pleut des clefs de sol.

L'étage 31 tiret 6, c'est une maison bleue adossée à la colline, où l'on vient s'asseoir autour du repas en écoutant Tom à la guitare, Phil à la quena...

On frappe à la porte :

- Toc toc toc !
- Qui va là ?
- La cheminée.
- La cheminée ???
- Oui.
- Que veut la cheminée ?
- Des briques.
- Des briques ???
- Oui.
- Mais pour quoi faire, des briques ?
- Le vent mauvais m'a démolie.
- Démolie ???
- Oui. Deux étages de briques en vrac, et ce qui reste bringuebalant.
- Comment se porte votre toit en tuiles ?
- Ah oui, il me faudrait encore six tuiles plus deux faîtières.
- Pour quoi faire ?
- Le vent mauvais a également détruit mon toit en tuiles.
- Avez-vous une couleur de préférence ?
- Rouge. Des briques rouges. Des tuiles, rouges aussi.
- De quelle couleur sont vos volets ?


La maison bleue - Maxime Le Forestier