La première nouvelle met en scène Orlhynn, l’elfe à la fois voleur, acrobate, ivrogne et doté de pouvoirs extraordinaires, dans un épisode illustrant ses aventures nocturnes. On y découvre les occupations de celui pour qui toutes les nuits de la capitale sont blanches. Cette histoire se passe durant le début de l'épopée des Amberlirims, alors que, déjà bien installés comme bande du Bas-Quartier, ils s’occupent de différentes missions, notamment pour le compte de plusieurs clergés, contre les sectes… (voir partie 1 : Introduction - Préface)
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La nuit était tombée depuis longtemps. Assis nonchalamment sur le rebord d’une terrasse, une jambe pendant dans le vide, l’autre repliée servant de support à son coude, Orlhynn regardait avec amusement ses tatouages s’animant sous la lumière dansante des torches. Loin au-dessus de la ville, l’elfe retrouvait cette solitude salvatrice. Le vent agitait paresseusement ses cheveux dont les longues mèches tressées recouvraient sa nuque. L’air était frais. L’hiver approchait. Au-dessus de lui, les étoiles dessinaient leurs figures familières. Il aimait rester là, perché entre les lumières de la ville et celles du ciel. Ses yeux en amandes parcouraient l’immense cité, identifiaient les silhouettes des constructions monumentales qui la parcouraient. Il pouvait imaginer, là, en bas, tous les aspects de la vie nocturne, remplaçant les cris des marchands, la rumeur de la foule allant et venant, la démarche sonnante des patrouilles de Prétoriens. Cette vie nocturne qu’il connaissait si bien. Sa main décorée, et chargée de bagues, se referma sur la bouteille posée à côté de lui. Presque vide. Il soupira. La cloche du quartier sonna la demi-heure.
- Service d’étage, un autre rhum ! cria-t-il aux ténèbres, agitant la bouteille.
Il se demanda un instant si les prétoriens veillant la nuit sur le lointain mur d’enceinte extérieur pouvaient entendre ses élucubrations. Peut-être, s’il criait assez fort… Ses tatouages se remirent à onduler lentement. Il leur jeta un regard désapprobateur. Il en avait sur presque tout le corps, visage compris. Des symboles stylisés, tribaux, tout en pointes et en circonvolutions complexes, qui s’harmonisaient étonnement à ses traits fins. Si encore il avait porté une armure, plutôt que ses tenues excentriques, souvent sombres, de cuir et de boucles, ouvertes sur son abdomen finement sculpté, tendues sur ses muscles nets. Il se vêtait ainsi par vanité, il le savait. Après tous les efforts fournis pour obtenir ce corps qui l’éloignait tellement de l’agile sveltesse de ses semblables, il estimait avoir le droit d’en faire étalage. Mais ses tatouages, à la fois signe et source de son étrange pouvoir, se montraient souvent chaotiques. Et risquaient parfois de trahir ses talents cachés. Il jeta sa bouteille, désormais vide.
- Je crois que je peux me brosser pour la suivante, hein ? marmonna-t-il.
Un cri retentit, aigu, féminin, et paniqué, dans les ruelles en contrebas. Il afficha une moue intriguée. Et, sans se lever, se laissa glisser dans le vide. La vitesse faisait siffler l’air à ses oreilles. Il s’autorisa un salto, avant que sa chute ne se trouve ralentie, à quelques mètres du sol. Il atterrit avec légèreté sur le pavement d’une petite rue. Il se mit à courir dans la direction approximative de l’origine du cri. Cette impression de jouer les héros bienveillants l’amusait. À une vitesse surnaturelle, il enchaînait les ruelles. Les ruelles de la plus grande ville de l’Empire. La plus grande ville du Monde. Une ville humaine, où, pourtant, il se sentait chez lui, plus que n’importe où ailleurs. Et il la connaissait bien. Malheureusement pas assez pour arriver avant que la dague ne tranche les chairs de la femme. Il la trouva allongée, baignant dans une mare de sang. Et l’arme, frappée d’un crâne grimaçant sur la garde, dépassait assez disgracieusement de sa poitrine.
- Eh ben !… regardez-moi ce travail…
Il se pencha sur la femme. Jeune, et assez belle. Même agonisante, elle dégageait aux yeux d’Orlhynn, ce charme abrupt qu’aucune elfe ne posséderait jamais. D’après ses vêtements, il devait s’agir d’une des nombreuses filles de joie travaillant dans le bas quartier. Il tenta de la redresser. Elle ouvrit les yeux alors qu’il la tenait dans ses bras. Sa respiration était sifflante et laborieuse.
- Est-ce… est-ce que je vais mourir ? demanda-t-elle. J’ai tellement mal… Je voudrais mourir.
Elle portait quelques entailles, et avait un poignard enfoncé dans la cage thoracique. Évidemment, ça fait mal, songeait l’elfe, et évidemment qu’elle est mal barrée. Néanmoins, il répondit d’une voix douce :
- Ça va aller. Restez calme.
Elle ne portait aucun bijou de valeur, et apparemment, elle ne disposait même pas d’une bourse. L’agresseur avait dû s’en saisir.
- Savez-vous qui vous a attaquée ?
La jeune femme hésita. Elle déglutit et une grimace de douleur se peignit sur son visage. Elle voulut inspirer mais sa poitrine demeura immobile. Du sang lui monta dans la gorge. Elle va s’étouffer, elle est foutue. Et autant pour les bonnes intentions du héros nocturne. Il sentit la main de la blessée se refermer sur sa veste, et il croisa une dernière fois son regard empli de terreur.
- L’ombre, c’est… l’ombre… !
Sa phrase s’acheva sur un gargouillis. Et elle mourut. Orlhynn la laissa retomber et essuya ses mains ensanglantées sur la robe de la prostituée. Puis son attention se reporta sur la dague. Il referma sa main sur la poignée et tira. La lame dentelée emporta quelques lambeaux de chair avec elle.
- Heureusement que tu ne sens plus rien, hein ! Pauvre vieille. - Hé vous là ! Ne bougez plus ! Gronda une voix, à l’entrée de la ruelle. - C’est un meurtre, dit une autre.
Sans blague ! pensa Orlhynn avant de se retourner. Il voyait bien mieux que les humains dans l’obscurité, et soupira de soulagement. Visiblement ce n’était que la milice du bas quartier. Ils étaient trois, d’autres arrivaient. La honte ! Je me suis fait surprendre par ces branques… Si jamais Douran l’apprend je vais y avoir droit pendant des semaines… bon…
- Bonsoir, citoyens, dit-il d’une voix enjouée. - Ne bouge pas j’ai dit ! lança l’homme. Toi, va chercher les Prétoriens !
Le plus jeune partit en courant. Là ça n’allait plus.
- Ho ! je suis navré, messires, mais je crains fort d’être obligé de vous fausser compagnie. - Et tu vas faire comment, ricana le milicien. T’envoler ? On bloque la seule issue. Orlhynn se retourna vers le fond du cul-de-sac. - Damnation ! feignit-il. Je n’ai plus qu’une solution ! Je vais devoir vous tuer !
Et il se lança à toute vitesse sur les trois miliciens armés d’épées. Surpris, ceux-ci reculèrent d’un pas. Orlhynn bondit au-dessus d’eux avec une aisance effroyable. Tout comme le rire dont il les gratifia. Il les sema facilement, courant dans les rues bien plus vite que n’importe quel humain, même avec un soutien magique. Une fois tranquille, il examina la dague. Toujours couverte du sang de la fille, elle était de bonne qualité et frappée de ce symbole étrange, quoique d’une sorte fort répandue parmi toutes les sectes, bandes, ou groupes, faisant de la mort leur credo ou leur métier. Elle avait été forgée pour causer le plus de dommages et de douleurs possible, à l’évidence. Par intermittence, il percevait les cris de ses poursuivants. Il ne pouvait pas prendre le risque de s’arrêter plus longtemps. Si les Prétoriens lui tombaient dessus… Il préférait ne pas y penser. Mais il connaissait un endroit où il serait au calme un moment. Il enroula la dague dans un tissu avant de la passer à sa ceinture. Ensuite, il activa un de ses anneaux, un cercle de cuivre rouge, et l’énergie magique afflua rapidement en lui. L’univers se brouilla un instant et, quand il retrouva l’équilibre, il était dans un autre quartier.
Il se félicita de disposer de plusieurs anneaux permettant de voyager instantanément à travers la ville cyclopéenne de Teragopolis. Pour des aventuriers comme lui, de tels objets représentaient bien plus que leur valeur marchande. Il poussa la porte de la taverne, et adressa un signe de tête au barman. Malgré l’heure tardive, il y avait encore beaucoup de monde au Dragon Vert. L’établissement était un bon compromis entre ambiance agitée et cadre élégant. Situé dans le quartier de la Porte, il accueillait souvent de nombreux voyageurs, pas toujours au fait de la dure réalité de la capitale. Et Orlhynn se faisait un devoir de la leur enseigner, en subtilisant argents et objets précieux aux distraits ou aux trop confiants. Il naviguait à l’instinct à travers la grande salle peuplée et animée. Une serveuse le reconnut et, souriant, lui apporta un verre de sa boisson habituelle. Il posa une pièce sur le plateau et lui rendit son sourire. Il gagna le premier étage. Un employé lui indiqua une chambre libre. Après l’avoir payée, il s’y enferma, et posa son verre sur la petite table qui jouxtait le lit. Il sortit à nouveau la dague dentelée, et la tint entre ses paumes jointes. Il se concentra. Debout au milieu de la chambrée, il appela de sa volonté les souvenirs contenus dans l’arme. Et petit à petit, la scène se reconstitua dans son esprit.
L’individu était grand, mâle, humain, une trentaine d’années. Il avait reçu la dague pour une mission bien précise et sa résolution à l’accomplir était inflexible. Il avait patienté longtemps dans l’attente de sa proie, puis s’était fait passer pour un client. Il fallait que ce soit cette fille. Pas une autre. Et il l’avait assassinée. L’image mentale de l’homme ne lui disait rien, mais il le reconnaîtrait s’il le croisait. Les expériences traumatisantes laissaient toujours une empreinte plus nette sur les objets. Et les pouvoirs d’Orlhynn lui permettaient d’y accéder. Il ne s’agissait pas de magie ou de force élémentaire. Ses talents étaient bien plus particuliers. Et assimilés au mal. Ce qui ne peut être canalisé, contrôlé, emprisonné dans un carcan de règles conventionnelles, ne pouvait qu’effrayer ce monde paranoïaque. Surtout si ces pouvoirs sont censément l’apanage de toutes sortes de créatures maléfiques, ennemies de l’humanité, et que l’Empire a eu à affronter plusieurs fois au long de son histoire. En ce qui concernait l’elfe, tout cela n’avait pas d’importance, tant qu’il ne se faisait pas repérer. Et sa discrétion était sans faille. Il n’avait jamais négligé ses aptitudes de voleur, même quand ses pouvoirs s’étaient éveillés.
Tout cela était bien utile, mais il ne s’en trouvait pas beaucoup plus avancé. Il savait cependant où s’adresser pour trouver l’origine de ce symbole macabre. Il vérifia ses anneaux. Encore deux voyages cette nuit. Il ne souhaitait pas entamer le second anneau, peut-être en aurait-il besoin plus avant dans la journée, quand il aurait rejoint les autres. Les autres. Il songea un moment à attendre l’aube et les impliquer dans cette étrange affaire. Mais il n’était même pas sûr de savoir pourquoi lui s’y impliquait. Alors il allait régler ça tout seul, nom d’un démon ! Quelques minutes plus tard, il marchait d’un pas décidé vers les entrepôts du plus dangereux et du plus influent de tous les chefs de la pègre de Teragopolis, un ami, Friedrich.
- Alors te revoilà déjà ? lança l’homme assis derrière la lourde table.
Les traits marqués, respirant l’assurance de l’expérience durement acquise, il portait des vêtements simples. Friedrich souriait, Orlhynn et lui étaient en affaire depuis un long moment, un accord mutuellement profitable, basé sur un principe tout simple : le donnant – donnant.
- Ouep, dit l’elfe en s’asseyant face à son hôte, ignorant délibérément les gardes qu’il savait tapis dans l’ombre.
Il se servit un verre et le leva vers Friedriech avant de le vider d’un trait.
- Délicieux. - Tu n’es pas venu uniquement pour boire mon rhum, n’est-ce pas ? - Ce serait une raison amplement suffisante, et en plus c’est moins cher qu’à la taverne. - Comme s’il t’arrivait souvent de payer tes consommations. - Je pourrais ! Mais, malgré moi, il se passe toujours quelque chose qui m’oblige à quitter précipitamment l’endroit. - Quelque chose dans le genre d’un type criant au vol, je me trompe ? - Oui bon si on en venait au fait…
Friedrich but à son tour et lui fit signe de continuer. L’elfe sortit la dague ensanglantée et la posa devant lui, sur la table.
- Tu aurais une idée de quel groupe utiliserait ce symbole, et des dagues dentelées de ce type ? - Tu sais que rien n’est gratuit. - Je te devrai un autre service… - Ça commence à en faire un certain nombre. - Dis-moi au moins si tu sais quelque chose.
Friedrich afficha un sourire narquois :
- Je sais quelque chose… - Allez, fais-moi confiance, je ne t’ai jamais déçu, si ?
Ce petit jeu entre eux était comme un rituel. Friedrich demandait de l’argent, Orlhynn ne voulait – ou ne pouvait ? – pas payer, et proposait de travailler pour lui en échange. Le truand faisait mine de ne pas être intéressé, et l’elfe surenchérissait, tout en essayant d’en promettre le moins possible. Mais dès le départ, tous deux savaient comment ça allait se finir.
- Ça marche, mais méfie-toi, ta dette augmente. - Il n’y aura pas de problème, je t’assure. - Je l’espère. Pour toi, cela va sans dire.
Orlhynn garda un silence qui se voulait encourageant.
- Ce symbole, commença Friedriech après une nouvelle gorgée, est celui de la Ligue de l’Ehrn. - Quoi ? Comme l’hydre ? - Non, en deux mots, imbécile ! - Hum… c’était pas drôle, d’accord. Mais qui sont ces gens ? - L’Ehrn est une sorte d’entité commandant à la mort, dans une croyance populaire des Terres de l’Est. - Tu es doué… - Je me suis renseigné, c’est malin ! Quand une nouvelle bande de tueurs à gages doublés de fanatiques religieux vient s’installer dans ta ville le moins que tu puisses faire, c’est t’informer sur eux. - Heu… judicieux je dirais. Et où le trouve-t-on ce culte d’assassins ? Catacombes ? Cimetière ? Égouts ? Temple corrompu ? Sinistre manoir un peu à l’écart ? Friedriech sourit à nouveau. - Perdu ! D’après mes agents, leur base est dans le quartier des Ambassades, une riche demeure, très en vue. Ils sont dirigés par un noble des Terres de l’Est, justement. Tout son petit personnel, ses gardes, ses familiers, sont dans la Ligue. - Je me demande pourquoi ils se mettraient à tuer des prostituées dans le bas quartier. Ce n’est pas vraiment tout près. - Ils sont peu nombreux, et pas vraiment influents pour le moment, je n’ai pas encore eu à m’en inquiéter. Mais si tu trouves des renseignements utiles pendant tes investigations, passe prendre un verre. Et je me charge de te rappeler ta petite ardoise. - Merci, vraiment, maugréa Orlhynn, avant de prendre congé.
Dans le quartier des Ambassades, les rondes étaient plus nombreuses, même la nuit. Entre les demeures imposantes, et les bâtiments officiels, rôdait un tout autre genre de pègre. Appuyé contre le mur d’un édifice richement décoré, Orlhynn regardait s’éloigner, à l’abri dans l’ombre, les deux armures rouges de la garde prétorienne. Dans ce quartier régnait une étrange pénombre, due aux nombreuses torchères et autres luminaires qui longeaient les rues ou indiquaient les entrées de lieux importants. Les portes ici n’étaient pas seulement plus difficiles à forcer, mais aussi pourvues de systèmes exécrables destinés à donner l’alarme. De la ficelle tenant un sceau en équilibre au mécanisme plus complexe, teinté de magie. Les portes… L’elfe eut un sourire carnassier quand il commença à gravir le mur avec à peine plus de difficulté que s’il s’était agi d’un escalier. Au dernier étage, un semblant de grenier, la fenêtre ne lui résista pas longtemps. N’importe quel observateur n’aurait vu qu’un serpent de ténèbres se glissant par la mince ouverture, à l’intérieur d’une pièce à l’ambiance étrange. De longues tentures pendaient des solives et des poutres, entourant la pièce, au centre de laquelle trônait une table de pierre massive. L’elfe se dit qu’il n’aimerait pas rencontrer celui qui avait porté cette table jusqu’au sommet de la demeure, puis entreprit de fouiller la pièce. Rien de particulier à part tout ce décorum. Comme il se dirigeait vers la trappe, il perçut une mélopée sourde, venant des étages inférieurs. Culte occulte… pensa-t-il, comme un vieux réflexe.
La demeure était plongée dans l’obscurité. La seule clarté émanait du hall central, qui occupait la hauteur de plusieurs étages. Tapi dans un recoin, Orlhynn observait l’étrange cérémonie qui se déroulait sous ses yeux. Des gens vêtus de longues capes noires oscillaient en psalmodiant des paroles incompréhensibles. Ils faisaient face à un individu masqué, portant une lourde robe de cérémonie où l’excentrique le disputait au morbide. L’elfe avait déjà assisté à ce genre de scènes d’innombrables fois. Il se demandait ce qu’il faisait là quand une main froide se posa sur son avant-bras. Il étouffa une exclamation. La main, légère et fine appartenait à une femme. Quand il aperçut son visage sous l’ample capuchon, il eut un nouveau choc. C’était la femme qui était morte dans ses bras plus tôt dans la nuit. Ou alors sa copie conforme.
- Vous ne devriez pas être là, souffla-t-elle.
Il retint un : « vous non plus ». Elle n’avait pas l’air décidé à ameuter ses coreligionnaires. Au contraire, elle l’attira dans le couloir.
- Je ne sais pas comment vous êtes entré, mais vous devez partir d’ici sur-le-champ ! murmura-t-elle, paraissant sincèrement alarmée.
Orlhynn l’attira à son tour dans une pièce voisine.
- Écoutez, je suis ici pour découvrir ce qu’il s’y passe, et je n’ai pas l’intention de partir avant d’y être parvenu.
- Vous êtes fou ! - Si j’en juge par le fait de parler à une fille morte, je suppose que vous avez raison. - Morte ? - Vous êtes morte dans mes bras il n’y a pas trois heures, très chère. - Ho non !
Son visage se décomposa instantanément.
- Si ça peut vous rassurer, ce n’était pas grave ; la preuve, vous êtes là. - Vous ne comprenez pas !
Visiblement, les jeunes femmes décédées étaient imperméables à l’humour. Orlhynn la gratifia d’un regard qui paraissait dire « expliquez-moi donc… ». Ses pensées étaient bien moins courtoises. Elle s’effondra, en larmes. L’elfe posa une main apaisante sur son épaule. Pas par sollicitude, mais pour qu’elle se taise. La mélopée profonde couvrait leurs paroles, mais ils se trouvaient tout de même au cœur du repaire d’une secte de tueurs. Elle se reprit et leva vers lui des yeux résolus.
- Écoutez-moi ! Je vous en prie. Ces gens me retiennent ici car je suis l’aînée de cinq sœurs.
D’après le culte de l’Ehrn, quand les quatre autres seront mortes, leurs âmes pourront être réunies pour posséder mon corps et incarner leur divinité. À condition que chaque victime soit frappée par une lame consacrée. Je pensais que mes sœurs se cachaient dans la ville. Mais il y a une semaine, ils ont amené ici ma sœur cadette et l’ont sacrifiée sur l’autel de l’Ehrn. Et ce soir, ce doit être pour une autre de mes sœurs qu’ils chantent ainsi. S’ils trouvent les deux autres, et mènent le rituel à bien…
- Et vous croyez à tout ça ? demanda l’elfe dont les tatouages tremblaient d’excitation.
Il se souvenait avec une grande précision du dernier rituel de conjuration auquel il avait assisté. Les sectes proliféraient dans la capitale. Dans ce monde fui par les Dieux depuis si longtemps, de nombreuses personnes se tournaient vers les entités et légendes du passé, ou vers de sombres puissances qui pourraient remplacer les divins protecteurs de l’humanité, chassés il y a bien longtemps. Mais l’Édit du Démon était toujours bien vivace. Orlhynn lui-même en avait eu la preuve tangible.
- Je vous supplie de trouver mes sœurs et de les protéger, continuait l’autre. Mais il l’écoutait à peine.
Il songeait au spectacle de cette puissance obscure, émergeant du néant sous les incantations de ses fidèles, pour y être aussitôt replongée par les forces des Veilleurs de Sombretours. Bien qu’il n’ait aucun scrupule à laisser mourir des gens qui ne pouvaient de toute évidence se payer ses services, la prime offerte par le clergé « officiel » concernant les affaires des sectes était toujours effective. Un autre doute le taraudait. Attirer à de trop nombreuses reprises l’attention du Démon sur la ville n’était sûrement pas le bon moyen de la voir traverser les siècles. Et Orlhynn n’avait pas du tout l’intention de déménager. La jeune femme aux joues striées de larmes attendait sa réponse. Il baissa les yeux vers elle.
- Donc, si ces branquignols mettent la main sur vos sœurs, ils les exécuteront. Puis ils se lanceront dans je ne sais quel rituel pour vous transformer en pseudo divinité.
Elle hocha la tête. Orlhynn sourit en imaginant la réaction de Douran dans pareilles circonstances. Son cynique ami aurait probablement penché la tête sur le côté, passé une main dans ses cheveux et dit « Bon…’suffit que je vous descende et la question est réglée alors. » Et il aurait frappé la fille en plein cœur avant la fin de la phrase. Puis il serait rentré toucher la récompense des prêtres pour avoir découvert un nouveau et dangereux culte hérétique. Mais l’elfe n’était pas exactement du même acabit. Il songeait parfois que sa tendance à la chevalerie et à l’héroïsme était le fruit de son cristal, cette pierre lumineuse, contenant un fragment de lui-même et constituant l’expression physique de ses pouvoirs si particuliers. Même ainsi, il ne pouvait se résoudre à abandonner la jeune femme en détresse. Néanmoins, s’embarquer dans la recherche puis la protection de deux victimes, aussi jolies soient-elles, ne l’enchantait pas du tout. Non, il avait une autre solution, bien à lui et tout aussi efficace. Qui aurait, de plus, l’avantage de le libérer de toute obligation… et de lui procurer une certaine distraction. Il dit simplement :
- Restez là et ne vous faites pas remarquer.
Il lui adressa un clin d’œil et disparut.
Dans le grand hall, le chant atteignait un inquiétant paroxysme. Chaque disciple de la Ligue semblait plongé dans une transe convulsive. Le premier d’entre eux mourut sans même en sortir, sans voir ce qui l’avait frappé. Le second le suivit avant même que l’invisibilité entourant Orlhynn ne se soit entièrement dissipée. Quant au suivant, il fut bien trop surpris de voir apparaître un elfe couvert de tatouages, armé de dagues rouge sang qui paraissaient surgir de ses mains tendues, pour pouvoir réagir avant de se voir frappé à son tour. Il s’écroula dans un cri rauque, portant les mains à sa gorge d’où le sang s’écoulait abondamment. La mélopée s’interrompit brusquement. Orlhynn redressa lentement la tête, alors que le cadavre finissait de convulser à ses pieds. Il lança au prêtre masqué un regard d’une arrogance teintée de sadisme. Il passa sa langue sur ses lèvres et lâcha :
- T’es le prochain, mon vieux.
Le gourou s’étrangla de rage. Les autres membres de la secte brandirent leurs dagues dentelées et fondirent sur l’elfe. Bien trop lentement pour inquiéter celui-ci. Il distribua coup sur coup, plongeant ses lames d’énergie, fruits de sa propre volonté, dans les robes et les corps. Il virevoltait, portant trois attaques sur le temps où ses adversaires tentaient d’en placer une. Une dague lui égratigna la jambe. Son propriétaire ne sentit même pas venir le coup qui lui arracha la vie. L’elfe était déjà couvert de sang jusqu’aux coudes, quand un engourdissement subit le saisit. Une force contraignante s’insinuait dans son esprit. Il mobilisa toutes ses ressources mentales pour y résister, et la vague reflua. Le prêtre avait tenté de lui jeter un charme quelconque. Il n’avait réussi qu’à le distraire. Mais les types en robes se pressaient maintenant autour de lui. Il se tendit et fit un bond prodigieux qui l’amena hors du cercle de ses assaillants. Le temps que ceux-ci se retournent, Orlhynn fonçait déjà sur leur chef. En approchant, il sentit les barrières invisibles que le prêtre avait dressées autour de lui pour se protéger. Il n’arriverait pas jusqu’à lui par la force. Il infléchit sa course vers le mur. Et à la plus grande stupéfaction des sectaires, il y monta. Une fois arrivé au plafond, il prit appui sur ses deux jambes pour se propulser à l’horizontale. Un instant il sembla voler, les pans de son long manteau tournant autour de lui comme des ailes rabattues. Et depuis le haut de la salle, il projeta une dague d’énergie, visant le prêtre. La force de son mouvement l’emporta dans une pirouette, tandis que l’arme chargée de pouvoir pénétrait les boucliers magiques de l’homme au masque morbide. Celui-ci criait sa frustration quand le trait écarlate pénétra dans son crâne, le réduisant définitivement au silence. Il y eut un temps d’arrêt. Orlhynn descendait lentement, comme s’il flottait dans l’air du grand hall. Les autres semblaient pétrifiés par ce qu’ils venaient de voir. L’elfe atterrit et remit de l’ordre dans ses vêtements. Puis il se tourna vers eux. Il n’en restait que sept, dont un était blessé. Avec un sourire torve, il fit naître deux nouvelles lames à partir de ses mains. Les membres de la défunte Ligue de l’Ehrn lâchèrent leurs armes, qui rebondirent en sonnant sur le carrelage.
- Sage décision, commenta Orlhynn.
Le lendemain à l’aube, une jeune femme se présenta à un poste de garde prétorien du quartier des ambassades. Elle conduisit les hommes en imposantes armures rouges jusqu’à une demeure où gisaient, ficelés, des meurtriers hérétiques, avec, épinglé sur la cape de l’un d’eux, un ordre signé par le Grand Prêtre Yiallian lui-même. Comme les prétoriens l’interrogeaient, elle songea une dernière fois à cet étrange elfe qui avait débarqué dans cette sinistre maison pour la libérer du joug qu’elle y subissait. Secrètement, elle espérait le revoir un jour…
Le soleil venait à peine de se lever quand Orlhynn poussa la porte de l’auberge « Le Croc du Rat », dans le bas quartier. Il n’était pas fatigué, et une vieille connaissance avait gentiment veillé à la disparition des quelques blessures récoltées durant la nuit. L’aubergiste, levé depuis peu, lui adressa un sourire vague. Et leva les yeux au plafond en posant sur le bar le grand verre de rhum. Du fond de la salle, quelqu’un l’appela. - Hé ! Vieux, déjà là ? La nuit a été bonne ?
Il s’avança, son verre à la main, vers la table où étaient installés Douran, Leneth, Lina, et Mifir wis Adros, prenant le copieux petit déjeuner, spécialité de la maison. Il s’affala sur une chaise sommaire et leva son verre avant de répondre :
- Tranquille, comme d’habitude…
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