Hélène est la femme de Dominique. Quand ils ont commencé à s’entendre moins bien, elle a accepté une mutation qui ne lui permettait de rentrer à la maison que le week-end, ou plus précisément qui la dispensait d’avoir à y revenir tous les soirs. Ils se sont installés dans ce compromis qui leur a offert longtemps la possibilité d’entretenir l’illusion de former encore un couple. Apparemment, Hélène a décidé de rompre le pacte.
- Elle dit que les enfants lui manquent, qu’elle a donné trop de place à son travail, et qu’elle est passée à côté de Théo et Léa pendant trop longtemps.
Je déglutis péniblement.
- Tu te rends compte ! Elle fait carrière en me laissant torcher ses gosses, et là d’un coup elle se rend compte qu’elle ne peut plus vivre sans eux. Maintenant qu’ils sont élevés, sans son aide je précise, tout d’un coup elle ne peut plus se passer d’eux. Tu t’attendais à ça toi ?
Je ne m’y attendais pas, mais je crois bien que je l’espérais presque. Pas qu’elle veuille reprendre les enfants à Dominique, non bien sûr, mais plutôt qu’elle finisse par se rendre compte qu’elle passait à côté de ses propres enfants. Je n’ai jamais pu comprendre qu’Hélène puisse se satisfaire de ne les voir qu’en coup de vent, deux jours par semaine. Depuis que Miléna est entrée dans ma vie, l’idée d’en être séparée plus d’une journée me déchire, alors je suis plutôt bien placée pour comprendre les motivations d’Hélène. Cela dit, je connais suffisamment Dominique pour mesurer tout le désarroi et la colère qui doivent l’habiter depuis qu’Hélène lui a fait part de sa décision.
- Elle t’a parlé de ça il y a longtemps ? - Quinze jours, mais je n’ai encore rien pu dire aux enfants.
À moi non plus il n’a rien pu dire avant ce soir. Je me suis montrée si peu disponible ces temps-ci qu’il a dû hésiter à venir frapper à ma porte. Avant Pedro, il aurait foncé chez moi pour déposer sa peine entre mes mains, et je l’aurais aidé à l’apprivoiser. À imaginer ces quinze nuits de mauvais sommeil, ma gorge se serre. Comme je ne trouve rien de réconfortant à lui dire pour le moment, je fais le tour de la table et j’entoure son dos de mes bras, en posant ma joue doucement à plat sur son omoplate. J’entends les battements rapides de son cœur. Je reste là jusqu’à ce qu’ils s’apaisent un peu.
Je ne sais pas au juste combien de temps je reste immobile, attentive, mais je n’ai pas grand-chose d’autre à lui offrir que ma présence et mon amitié. Si elle est vraiment décidée à reprendre les enfants, je ne vois pas bien quoi lui dire pour tenter de le calmer. J’ai besoin d’y réfléchir à tête reposée. Ce soir je vais dîner chez Isa et Alice, je leur en parlerai, elles sont souvent de bon conseil.
- Il faut les convaincre d’adopter un système de garde partagée : une semaine chez Papa, une semaine chez Maman. De toute façon, entre ça et une bataille d’avocats dont tout le monde va sortir perdant, le choix est vite fait.
Elle a raison Alice, d’ailleurs elle a souvent raison Alice. Elle hoche la tête d’un air décidé, et elle dégaine son batteur électrique. Inutile d’insister pour le moment, elle monte les blancs en neige pour le soufflé au chocolat, simple question de priorités.
Bien sûr que c’est la seule solution possible dans leur cas. Isa et moi échangeons un regard un peu surpris : comment se fait-il que personne n’ait pensé à cette option, pourtant évidente, avant Alice ? La mutation d’Hélène devait être temporaire, elle a toujours dit à Dominique qu’il ne lui serait pas difficile de revenir à Genève si elle le voulait, l’affaire de quelques mois tout au plus. Une garde alternée pourrait donc parfaitement être envisagée, il suffirait qu’elle demande à être à nouveau basée à Genève, comme c’était le cas par le passé.
Le lendemain soir, avant de rejoindre Pedro, je fais un saut chez Dominique pour lui en parler. Il veut à tout prix protéger les enfants, et donc éviter un conflit ouvert avec leur mère. Et surtout, il a eu le temps de mesurer la minceur de ses chances d’obtenir une garde exclusive, et une semaine sur deux, c’est toujours plus supportable qu’un week-end sur deux. C’est ce dernier argument qui emporte finalement son adhésion. Il va demander à Hélène de revenir s’installer à Genève, il l’aidera à se loger à proximité de son appartement et du collège des enfants. Je me sauve la conscience en paix : je ne peux pas rester, mais au moins il a l’air d’aller moins mal que lors de ma dernière visite.
Lorsque je le revois quelques jours plus tard, il a plus que jamais le moral en berne. Hélène, après avoir demandé un délai de réflexion, vient de lui opposer un refus sans appel. Elle s’est acclimatée à sa nouvelle vie à Zurich et son patron ne parle pas de la faire revenir à Genève pour le moment. Pour couronner le tout, elle a profité du dernier week-end pour parler de ses projets aux enfants. Si Léa s’est montrée plus nuancée dans ses réactions, Théo, qui est en manque de mère depuis deux ans, est littéralement fou de joie et le cache bien maladroitement à son père.
Je ne peux pas décemment laisser Dominique dans cet état. Je me sauve en lui arrachant la promesse de me rejoindre plus tard pour passer la soirée à la maison. Lorsque j’appelle Pedro pour lui demander de reporter notre dîner, il insiste au contraire pour venir quand même. La détresse masculine, ça a l’air de l’inspirer. Bien que ça ne soit à l’évidence pas le moment le mieux choisi pour lui présenter Dominique, je finis par me rendre à ses raisons : nous ne serons pas trop de deux pour lui insuffler un peu de confiance. Je raccroche, étonnée de constater que l’intrusion dans ma vie sociale de Pedro me déplaît moins que je n’aurais pu le supposer. Je continue à jouer avec l’idée de cet imperceptible changement dans nos relations, tout en prenant le chemin de la boulangerie, la main de Miléna dans la mienne.
Il a un faible pour le chocolat Dominique, et en plus c’est bon pour le moral, le cacao. Je vais peut-être prendre un gâteau en plus du pain. Quelques minutes plus tard, je me retrouve donc en train de peser les arguments de chacune des tentations chocolatées exposées à ma convoitise (tant pis pour ma ligne, disons que c’est un sacrifice sur l’autel de l’amitié), quand une voix familière attire mon attention vers la rue.
Nathalie et Louis, ma sœur et son mari, qui grondent Mathilde, leur plus jeune fille, qui vient d’après ce que j’entends, de traverser la rue sans regarder.
- Alors, le parfait chocolat café ou la marquise aux trois chocolats ? - Pardon ? Oui, celui-là. - Et avec ça ? - Ça sera tout, merci. - Vous ne prenez pas de pain aujourd’hui ? - Comment ? Oui, le pain, j’oubliais, un pain complet s’il vous plaît. - Eh ! Madame ! Voilà que vous oubliez de payer maintenant. Eh bien, ma petite chérie, elle est drôlement distraite ce soir ta maman !
Lorsque nous avons quitté la boutique, le trottoir avait retrouvé son aspect habituel : aucune trace de mes trois revenants, exactement comme si je les avais rêvés. Sauf qu’ils étaient bien réels, et qu’il y a juste une minute, ils évoluaient dans mon décor de tous les jours. Elle prend l’eau ma bulle. Je suis partagée entre le soulagement et la frustration. Je suis restée en retrait, à les regarder passer à travers la vitrine en retenant mon souffle, spectatrice immobile et impuissante. J’aurais bien aimé aller leur parler, mais après plus rien n’aurait été comme avant. Je n’aurais pas pu refermer la parenthèse et reprendre le cours de ma vie ici.
Les premiers mois qui ont suivi mon départ, Isa profitait de ses déplacements sur Paris pour aller voir ma famille et Jean-Luc. Ces visites me permettaient, l’air de rien, d’avoir des nouvelles de tout le monde. Après l’agitation des premières semaines, la routine a repris ses droits dans leur vie, me dispensant de trop culpabiliser. Ensuite, Isa, qui hors de ma présence, n’a jamais eu de réelle affinité avec aucun d’entre eux, a commencé par espacer ses visites, pour finir par cesser tout à fait de les voir. Je n’ai donc plus aucune nouvelle de mes parents, ni de ma sœur depuis plusieurs mois, et parfois l’idée que mes parents sont âgés et qu’il pourrait leur arriver quelque chose sans que je sois au courant vient bourdonner autour de ma tranquillité comme une abeille têtue. À d’autres moments, je me dis que Jean-Luc pourrait vouloir se remarier un jour, et qu’il lui faudrait alors me retrouver pour obtenir le divorce.
Lorsque nous vivions ensemble, j’ai toujours pensé que s’il ne m’avait pas rencontrée, il aurait fini par épouser Karine, la secrétaire médicale du cabinet. Elle a toujours été amoureuse de lui, et je n’ai jamais compris comment il avait pu ne pas s’en rendre compte pendant toutes ces années.
Cette fille restera à tout jamais liée à la plus grande humiliation de toute ma vie, et penser à elle provoque toujours chez moi un puissant sentiment de malaise. Lors d’une semaine de vacances, nous avions décidé de refaire la salle de bains de notre premier appartement. Le troisième jour, nous avons eu un problème de fuite d’eau, probablement imputable à notre amateurisme. Alors que nous venions de nous affaler tous les deux sur le canapé, épuisés, après avoir enfin décroché un rendez-vous avec un plombier pour le lendemain matin, la sonnerie du téléphone nous a tirés de notre torpeur. La fameuse Karine, déjà zélée assistante de Jean-Luc, qui s’inquiétait, à neuf heures passées, de ne pas nous voir arriver à la soirée donnée par son vieux professeur à l’occasion de son départ à la retraite. Cette soirée, prévue depuis longtemps, il va sans dire qu’obnubilés par nos soucis domestiques, nous l’avions totalement oubliée. Dans un état second, j’ai entendu Jean-Luc répondre à cette fille que nous serions là dans une heure, et qu’il la remerciait de bien vouloir trouver quelque chose qui puisse justifier notre retard.
- Tu es cinglé, on est sales comme des peignes, et on a été obligés de couper l’eau. Mes cheveux sont sales, et je n’irai nulle part sans prendre une douche. - Écoute, Pierre n’est pas seulement mon professeur, il doit également me vendre ses parts de la clinique. Je ne sais même pas comment j’ai pu oublier cette soirée, mais une chose est sûre : il n’est pas envisageable que nous n’y paraissions pas. Nous n’avons pas une demi-heure pour nous préparer, alors par pitié, ne m’oblige pas à passer du temps à te convaincre.
Je me suis levée, mes cheveux étaient couverts de poussière, et à vrai dire j’étais dans un état de propreté discutable, et très fatiguée, et je n’avais rien à me mettre. Nous nous sommes sommairement débarbouillés à l’eau minérale, nettoyés à l’eau de Cologne, et coiffés tant bien que mal. Mes deux robes du soir étaient au pressing (je mets toujours des semaines à aller les chercher, à vrai dire, je n’y vais pas tant que je n’en ai pas besoin), je me suis donc décidée à porter la robe la plus improbable de ma garde-robe. C’était une robe empire, avec des fronces sous la poitrine, qui donnerait un look de femme enceinte à une anorexique, et que j’avais probablement achetée au plus fort d’une crise de démence passagère ; mais que, grâce à Dieu, je n’avais jamais été obligée de porter jusqu’à ce jour maudit.
Me voilà donc, sale, mal fagotée et épuisée, débarquant dans une soirée peuplée de femmes sublimes, qui ont en commun d’avoir passé des heures à se préparer pour apparaître sous leur meilleur jour. Karine, à qui mon imprudent mari a donné les coudées franches pour justifier notre retard, a eu une idée de génie qui donne toute la mesure de sa perfidie : nous étions en retard parce que j’avais été malade en chemin. J’ai donc dû subir toute la soirée les conseils avisés d’une assemblée de médecins, toutes spécialités confondues, tous ligués pour venir à bout de ma gastro-entérite, et tous convaincus que j’avais passé la première partie de la soirée à vomir dans tous les caniveaux rencontrés en chemin. Thèse malheureusement accréditée par mon apparence pour le moins déroutante. Pour donner toute la mesure de la noirceur du personnage, je dirai seulement qu’elle n’a pas hésité à me porter l’estocade, alors que j’étais déjà en grande détresse :
- Ne vous inquiétez pas, on ne voit absolument pas que vos cheveux sont sales.
Je secoue la tête vivement pour chasser ce souvenir humiliant.
En rentrant je trouve Pedro occupé à faire les cent pas sur mon palier. Je pourrais lui donner un double des clefs, mais comme je ne suis pas certaine d’en avoir envie, je fais semblant de ne pas y penser. Il a proposé une fois de me laisser les siennes, mais je n’ai pas relevé, et il n’en a plus reparlé ensuite. Ça ne l’empêche pas d’évoluer chez moi comme s’il était chez lui. Il range mon gâteau et le vin qu’il a amené, en attendant de m’aider à préparer le repas.
- Lukas est resté dormir chez sa grand-mère, et toi, qu’est-ce que tu as fait de Miléna ? - Elle va passer la soirée avec les enfants de Dominique et leur baby-sitter, comme ça on pourra discuter tranquillement. Dominique a besoin de parler. - Ça ne l’ennuie pas que je sois là ? - Non, je ne crois pas, il est content de te rencontrer. - Moi aussi, d’autant que je commençais à penser que tu avais honte de moi. Tu te rends compte que c’est le premier de tes proches que tu me présentes !
Il faudra éviter d’en faire une habitude. Si je n’avais pas invité Dominique, on serait déjà occupés à défaire mon lit, au lieu de ça, on échange des banalités comme un vieux couple que je ne veux pas que nous devenions.
- On attaque le repas tout de suite ou on a le temps de se reposer un peu avant ?
Il m’adresse un large sourire d’invitation. Il me fait face, solidement campé sur ses pieds, juste beau.
- J’ai prévu un sauté de veau, il faut que ça cuise longtemps, sinon la viande reste ferme.
Re-sourire, avec un zeste de lubricité en plus. Je promène un regard critique sur les morceaux de veau alignés sur le plan de travail, puis sur Pedro. Tout bien considéré, je ne suis pas attachée à ce point à ma réputation de cordon-bleu.
- Remarque, je peux toujours le faire à la cocotte minute, ça va plus vite et c’est presque aussi bon.
J’ai à peine le temps de voir s’épanouir davantage la fossette sous sa lèvre inférieure, qu’il est déjà en train de courir vers la chambre en me jetant son tee-shirt au visage.
- Le dernier déshabillé est une chiffe molle !
Entre Dominique et Pedro, la complicité a été immédiate. Pedro a montré des capacités d’écoute que je ne lui avais pas donné l’occasion de mettre en valeur avant aujourd’hui. Malgré les circonstances, nous passons une bonne soirée, à cela près que le sauté de veau est bizarre. Pas mauvais, non, mais pas comme d’habitude, insipide. Faute de temps, on a pas pu faire revenir suffisamment la viande et les oignons. Ils sont où d’ailleurs les oignons ?
- Qu’est ce que tu fais ?
Je fouille le contenu de mon assiette de la pointe de mon couteau.
- Je cherche les oignons, ils ont dû fondre complètement avec la cuisson à la cocotte. - C’est sûrement ce qu’ils auraient fait si on leur en avait laissé l’occasion.
Je suis le regard de Dominique. Les oignons trônent sur la paillasse, près du vin blanc, de l’ail et du bouquet garni, exclus de la préparation eux aussi. Je ramène sans faire de commentaires le veau à la tomate à la cuisine, d’autant plus à regret qu’après avoir croisé ma sœur et sa famille, j’ai oublié de passer chez le crémier pour le plateau de fromages. Peut-être que cette rencontre m’a plus perturbée que je ne le pense.
- Tu exerces une profession libérale, pourquoi tu n’irais pas ouvrir ton cabinet à Zurich, après tout elle n’est pas hostile à l’idée de la garde partagée, non ? - Je ne parle pas allemand. - Même pas un peu ? - À peine quelques mots, et encore à condition de ne pas faire attention à la prononciation. En tout cas pas assez pour aider des Allemandes à se préparer à l’accouchement. Dans mon métier, la capacité à communiquer, c’est quand même très important. En plus, ici, nous avons nos deux familles, tous les amis des enfants et les miens. Je ne vois pas pourquoi nous devrions tous tout abandonner pour un caprice de Madame. J’ai vu un avocat, il pense que j’ai des chances de conserver la garde des enfants, dans la mesure où je m’en occupe quasiment seul depuis presque trois ans. J’aurais préféré la convaincre de rentrer à Genève et d’opter pour une garde partagée, mais nous n’arrivons plus à nous parler sans hurler, et je ne vois aucune autre issue. - Pourquoi n’utilisez-vous pas un médiateur, quelqu’un qui soit capable de faire passer des messages sans passion, calmement ? Quelqu’un d’extérieur, qu’Hélène écouterait ?
On observe une pause, réfléchissant tous les trois à l’identité de ce mystérieux inconnu capable de se faire entendre d’Hélène.
- Tu pourrais aller lui parler, toi. - Mais bien sûr, tu es calme, convaincante, en plus tu es une femme. Elle t’écouterait sûrement.
Je m’y oppose avec la dernière énergie, mais après une demi-heure d’argumentation inutile, je finis par capituler. Après tout, s’ils tiennent tant à m’envoyer comme dernier bastion de la raison, avant de lâcher les chiens (pardon, les avocats !), j’aurais mauvaise grâce à refuser d’essayer.
|