La première fois que je l’ai vue, elle a retenu immédiatement toute mon attention. Sans aucun lien avec l’idée que la plupart des gens se font d’un coup de foudre, disons plutôt qu’elle a éveillé mon intérêt ; et plus de dix ans plus tard, cette curiosité à son endroit n’a toujours pas faibli. Elle est radicalement différente des femmes que j’ai eu l’occasion de rencontrer avant elle. Peut-être, après tout, ne l’est-elle que pour moi, mais à mes yeux elle est singulière.
Je dois à la concomitance de deux circonstances improbables de l’avoir rencontrée : d’une part l’absence de Karine, la secrétaire médicale du cabinet, que nous avions dû remplacer par une intérimaire ; et d’autre part la forte impression que j’ai faite, à mon corps défendant, sur une dermatologue extrêmement pénible, rencontrée lors d’un séminaire organisé par un laboratoire pharmaceutique.
Depuis cette déplorable manifestation, la dermatologue dont Brigitte était la patiente à l’époque, n’a de cesse de m’adresser toutes celles de ses patientes dont l’état nécessite une intervention chirurgicale, et ceci dans l’espoir manifeste de forcer mon intérêt. Je suis sûrement vieux jeu, mais les femmes qui peuvent prendre sur elles de faire des avances à un homme qui leur plaît forcent mon admiration, et gèlent mon désir. Il y a ce que votre intelligence vous dicte, et ce que vous éprouvez, même à votre corps défendant. Donc, si Karine avait été à son poste comme il se doit, elle aurait dirigé Brigitte, et sa pathologie sans gravité, vers le jeune confrère qui vient de rejoindre le cabinet, et nous ne nous serions jamais rencontrés. Au lieu de Karine, c’est l’intérimaire qui la remplace qui a pris l’appel de Brigitte, et comme cette fille a été recrutée par mon ami Henri, sur des critères objectifs qui ont davantage à voir avec le galbe et la longueur de ses jambes qu’avec sa capacité à assimiler des consignes simples, elle est entrée dans mon cabinet et dans ma vie un mardi soir, pour n’en plus jamais ressortir.
Je viens de rabrouer cette pauvre fille plus durement qu’il n’était nécessaire de le faire, d’autant que Karine reprend le boulot la semaine prochaine, mais je suis fatigué de lui répéter les mêmes choses en pure perte depuis bientôt trois semaines, et encore plus épuisé à la vue des battements de cils qui répondent à chacun de mes reproches justifiés. Chaque fois que la malheureuse bat des cils, j’ai une vision vertigineuse des courants d’air générés par ce geste dans la cavité à l’arrière de ses orbites, et ça m’inspire des brimades indignes de l’être civilisé que je me targue d’être.
Pour toutes ces raisons, je suis donc d’assez mauvaise humeur lorsqu’elle introduit Brigitte dans mon cabinet : une fille mal à l’aise, anormalement pâle, et tellement perturbée qu’elle doit s’y reprendre à deux fois avant de réussir à attraper maladroitement la main que je lui tends. La panique évidente de ma patiente me distrait rapidement du désagrément de devoir lui ôter ses grains de beauté moi-même. Je ne sais d’ailleurs plus très bien à quel moment j’ai pris la décision de ne pas l’adresser à mon collègue, ni même pour quelle raison, mais je vais m’occuper de ses grains de beauté, c’est décidé.
Elle a posé ses fesses si près du bord de son fauteuil que je crains un instant qu’elle ne tombe. Elle explique ce qui l’amène avec une recrudescence étonnante de manifestations de stress, dont une proprement insupportable : elle ronge ses ongles sans avoir l’air pour autant de s’en rendre compte. J’ai horreur des femmes qui rongent leurs ongles : c’est laid, et en plus c’est dangereux. En créant de petites lésions au niveau des doigts, qui sont en permanence en contact avec toutes sortes de choses plus ou moins propres, on favorise l’intrusion des microbes dans l’organisme, une hérésie donc.
Je me lance dans le récit détaillé de l’intervention. Pour tenter de la rassurer, je lui donne quantité d’informations rationnelles pour faire reculer sa peur qui l’est si peu. Mon agacement initial cède peu à peu la place à de la pitié, puis à de la compassion. Quel âge peut-elle bien avoir ? Je n’ai jamais été très doué pour donner un âge aux femmes, je m’en sors mieux avec les hommes. Elle est jeune, je dirais peut-être vingt-cinq ans, pas davantage.
- Quel âge avez-vous ? - Je vais avoir trente ans.
Elle répond très sérieusement, pas un instant elle ne se demande dans quelle mesure j’ai besoin de connaître son âge précis pour lui enlever des grains de beauté. Je suis chirurgien, et elle a peur, alors elle répond comme une bonne élève. J’ai aussitôt honte de moi de profiter de la situation pour satisfaire une curiosité totalement déplacée. Elle a juste dix ans de moins que moi, mais l’écart paraît pourtant plus important.
Jean-Luc concentre-toi un peu sur ce qu’elle raconte. Elle me demande une anesthésie générale ! Cette fille est folle, une anesthésie générale pour quelques malheureux grains de beauté ! Sur le coup, sa requête me prend au dépourvu et me laisse sans voix, interrompant le déroulement bien huilé de mon exposé. Je lui tends son ordonnance, et une carte de visite sur laquelle sont notés le jour et l’heure fixés pour l’intervention, et je me fustige mentalement d’avoir accepté de la prendre en charge.
Le jour dit, elle réussit le prodige d’être encore plus pâle que lors de la consultation, une émotion de plus, et elle va sûrement avoir un malaise, pour le coup, la question de l’anesthésie générale serait réglée… Je n’ai jamais rencontré une femme aussi émotive. À un moment, je suis même contraint de la rudoyer un peu tant ses soubresauts nerveux me gênent dans mon travail minutieux ; aussi lorsque ayant terminé, je l’aperçois échouée sur un des fauteuils de l’entrée, je m’approche pour tenter d’adoucir l’image de rustre qu’elle doit avoir de moi. Seigneur, qu’elle a mauvaise mine.
- Vous allez repartir en voiture ? - Non, je suis venue en métro.
Avec son air hagard, elle est capable de louper sa station, ou de se faire piquer son sac par un voyou.
- Venez, vous étiez mon dernier rendez-vous, vous n’avez pas l’air bien, je vais vous ramener chez vous.
Ça a commencé ce jour-là, ce besoin, nouveau pour moi, de m’occuper d’elle. Habituellement, je ne suis pas attiré par les femmes pour leur fragilité. Je ne crois pas faire partie de ces hommes qui ont besoin de protéger leur compagne pour se sentir exister. D’ailleurs, je ne pense pas qu’elle soit réellement fragile, c’est plutôt qu’elle ne semble pas tout à fait taillée pour le monde dans lequel elle vit, légèrement décalée, jamais vraiment à sa place où qu’elle se trouve.
J’ai été heureux qu’elle me laisse la raccompagner. Elle avait l’air vraiment malade, aussi j’ai fait les frais de la conversation pendant tout le trajet. Ma mère était migraineuse, alors je suis capable de reconnaître les symptômes de la migraine les yeux fermés. Aussi quand elle vomit dès notre arrivée au bas de son immeuble, je m’éclipse le plus rapidement possible, pour lui permettre de se reposer.
Il m’a bien fallu quinze jours pour me décider à la rappeler. Depuis mon divorce d’avec la mère de mes enfants, j’ai plus souvent accepté les avances de femmes qui me choisissaient, que pris une initiative personnelle. Sans les encouragements d’Henri, qui en plus de travailler avec moi est aussi mon plus vieil ami (et bien malgré moi, mon coach sentimental attitré depuis mon divorce), il est probable que je serais toujours en train de me demander comment m’y prendre. Curieusement, elle a accepté de me revoir sans la moindre hésitation, sans la plus petite trace de coquetterie féminine, me laissant un peu désemparé, le combiné entre les mains, face à un Henri réjoui comme si c’était lui qui venait de décrocher un rendez-vous.
Si j’avais pensé un instant devoir cette capitulation sans combat à mon charme dévastateur, je devais rapidement déchanter : elle avait seulement accepté de se rendre à ce qu’elle pensait être une consultation médicale, supposant que ma requête était motivée par les mauvais résultats de ses analyses. Donc cette fois-là, je l’ai vue sous le même jour que les deux fois précédentes : pâle, à demi-morte de peur, et à mon grand dam plus que jamais déterminée à ronger le peu d’ongles qui lui restait. À un détail près cependant : cette fois, j’étais entièrement responsable des désordres nerveux observés chez la malheureuse.
À l’issue de ce déjeuner désastreux, je ne sais toujours pas aujourd’hui ce qui a pu plaider en ma faveur au point de la pousser à accepter de me revoir malgré tout, mais elle a accepté. On a fini par avoir un véritable rendez-vous, avec une vraie conversation, une jolie robe noire qui souligne sans en avoir l’air la taille souple et les genoux fins, et un parfum discret qui reste encore aujourd’hui celui que je préfère à tous les autres.
Notre premier vrai rendez-vous a été très différent de tous les premiers rendez-vous qui ont suivi mon divorce. Nous devions aller au théâtre, et elle s’est retrouvée en charge de ses trois petits neveux, pendant que sa sœur accouchait de son quatrième enfant. Elle a naturellement mis à mon crédit la bonne humeur avec laquelle j’ai accueilli cet imprévu, mais ce contretemps m’a épargné ce que je m’étais préparé à vivre comme une sorte d’examen de passage, d’où ma joviale coopération.
Je m’explique : pour reprendre une expression chère à Gérôme, mon fils aîné, avec les femmes, je fais illusion un temps, mais je ne sais pas transformer l’essai. Après mon divorce, je suis brutalement passé du statut de père de famille respecté à celui de célibataire convoité. Je n’en avais aucune idée avant, mais mon métier suffit à faire de moi un homme éminemment sexy. Dans l’imaginaire féminin, chirurgien, ça doit être un peu comme commandant de bord ou homme politique : des fonctions à forte charge érotique. Donc je suis très souvent sollicité, et je n’ai aucun mal à décrocher un premier rendez-vous. C’est immédiatement après que je me révèle invariablement décevant : le premier dîner à toujours été pour moi un Himalaya infranchissable, une espèce d’examen de passage que je rate invariablement, malgré toute ma bonne volonté, ou peut-être à cause d’elle, et du manque de naturel qui découle de mon application excessive.
Avec les femmes que je ne connais pas suffisamment, je retombe dans les mêmes travers, je masque ma gêne derrière un déluge de mots qui m’empêche d’écouter ma compagne. J’ai beau parfaitement percevoir son ennui, puis son agacement, je ne peux pas m’empêcher de courir à ma perte. Le silence me terrorise, je ne sais me taire qu’avec mes proches, et comme je ne réussis pas à m’arrêter de parler pour écouter mes futures ex-conquêtes, nous ne devenons jamais plus proches… un cercle vicieux quoi.
Donc, ce fameux soir, la présence des trois enfants m’a permis de sortir du cadre redouté pour me replacer en terrain sécurisé, d’autant que la plus petite a eu la bonne idée de faire une allergie alimentaire, me permettant ainsi de donner toute la mesure de mon efficacité d’homme de terrain (il semblerait que je ne sois décidément jamais plus séduisant qu’en milieu hospitalier). À l’issue de cette soirée inespérée, elle est venue dormir chez moi avec les enfants (après avoir oublié son trousseau de clés chez elle), nous épargnant du même coup toute une série d’étapes que je percevais déjà comme autant d’obstacles infranchissables pour moi.
Elle est entrée de plain-pied dans ma vie comme une évidence, à la table du petit-déjeuner, le lendemain matin, entre mes enfants et ses neveux. Sa présence a l’air d’aller de soi, comme celle d’une épouse qui évolue dans son élément, de toute éternité. Le fait qu’elle arbore l’un de mes pyjamas, et un visage exempt de tout maquillage y est sans doute pour beaucoup. Elle est toujours jolie au naturel, mais elle est moins impressionnante. Je l’observe à la dérobée pendant qu’elle s’occupe de ses neveux : des gestes gracieux, ponctués par de petites maladresses qui me disent qu’elle se sait l’objet de mon attention.
Je pensais qu’il manquait probablement une femme dans ma vie, je me trompais, c’est cette femme-là qui me faisait défaut. Aucune autre qu’elle n’aurait pu se glisser dans mes rêves avec autant de naturel. Les enfants l’ont acceptée sans heurt, puisqu’elle n’exigeait ni ne revendiquait rien. Moi je me suis mis à être heureux sans y penser. Et avec le bonheur est apparue la peur de la voir partir en emportant avec elle tout ce qui fait ma vie depuis qu’elle la partage.
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