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L'histoire de Brigitte et celle de Jean-Luc
NICOLE : L'histoire de Brigitte et celle de Jean-Luc  -  L'histoire de Jean-Luc - Chapitre 2
 Publié le 17/10/09  -  3 commentaires  -  9846 caractères  -  61 lectures    Autres publications du même auteur

Certains hommes sont des amants, moi je suis un mari.

Je ne me sens dans mon élément que dans le mariage ; je suis un piètre chasseur, le terreau où je m’épanouis est celui dont je connais chaque grain.

Pour ce que j’ai pu observer jusque-là, je connais deux catégories d’hommes fidèles, ceux qui comme mon ami Henri le sont par peur de se faire pincer, et ceux qui comme moi, sont fidèles pour satisfaire un profond besoin de sécurité.

Il paraît qu’il en existe d’autres, qui pourvus de suffisamment d’imagination, savent parer leur femme de leurs fantasmes, et faire d’elle leur maîtresse, mais je n’en connais pas personnellement.


À l’hôpital, je jouis d’une réputation de père de famille et de mari irréprochables, une sorte de modèle pour tous les coureurs de jupon de la planète, et une citadelle imprenable pour les femmes qui gravitent dans mon périmètre immédiat. Je crois que j’en conçois une certaine fierté.

Ainsi, lorsque ma première épouse m’a quitté, personne n’y a rien compris, moi le premier.

J’ai une aura de mari idéal, capable de repousser toutes les tentations. La vérité est nettement moins reluisante. Je suis fidèle pour de mauvaises raisons, je suis quelqu’un de routinier, et l’étendue des moyens à mettre en œuvre pour séduire une femme suffirait à me faire reculer si j’en concevais le désir.


Mes journées sont fatigantes, et le soir venu, j’aspire à rejoindre une femme déjà séduite.

Je pensais que Marianne, la mère de mes enfants, était animée des mêmes sentiments. Lorsqu’elle m’a signalé que notre mariage se portait mal (!), et que nous devions remettre notre sort entre les mains d’un conseiller conjugal toute affaire cessante, la stupéfaction a été ma première réaction.

Par la suite, cet homme de l’art a éclairé ma vie sous un angle totalement nouveau.


Un exemple parlant : les fleurs. J’offrais souvent des fleurs à mon ex-femme à l’occasion de nos anniversaires de mariage ou pour la Saint-Valentin, et comme elle me remerciait, j’en concluais un peu hâtivement qu’elle en était heureuse : erreur grossière, extrêmement grave à voir l’air consterné du docteur ès déboires conjugaux.


Je tiens ici à éclairer la lanterne des autres malheureux ignares qui pourraient, comme moi être tentés de commettre les mêmes impairs impardonnables : les fleurs c’est bien, même très bien, à condition de les offrir SANS AUCUNE RAISON.

Je m’explique : il est vivement conseillé d’offrir des fleurs les jours où il n’y a rien à fêter, pour surprendre sa compagne.

À ce moment du réquisitoire, j’ai vaguement tenté d’expliquer que le soir, à l’heure où je sortais de l’hôpital, les fleuristes du quartier étaient déjà fermés, mais le visage fermé du sauveur de mariages m’a vite dissuadé d’adopter ce système de défense.

À l’inverse, les jours de commémoration, il est indispensable de faire un « vrai cadeau », sinon, ce qui était considéré la veille encore comme un geste délicat, devient un rédhibitoire manque d’intérêt, voire quasiment un camouflet infligé à la mère de vos enfants.


Mon ex-femme gagnant bien sa vie, j’ai toujours naïvement pensé que si elle avait envie de quelque chose, elle était parfaitement en mesure de l’acheter par ses propres moyens… erreur. Pour la modique somme de quatre-vingts euros la séance de quarante minutes, j’ai appris que la procédure à observer était tout autre : le vrai cadeau, ça n’est pas le cadeau que vous offrez, mais bien le temps passé à le choisir, et l’effort d’imagination fourni à cette occasion.

Ensuite, votre chère moitié va échanger son cadeau contre quelque chose qui lui plaît, mais là n’est pas la question.


Autre occasion de se prendre les pieds dans le tapis : les sorties. On ne le répétera jamais assez, il est important, voire vital, d’après notre zélé conseiller conjugal (divorcé pour sa part), de se ménager des soirées à deux, loin des enfants et de la routine familiale.

Il fut donc convenu que nous nous en tiendrions à la prescription de notre bienfaiteur d’une soirée tous les dix jours. Ces soirs-là, interdiction de parler des enfants, ni de nos boulots respectifs, pas même de quoi que ce soit qui aurait trait de près ou de loin à l’organisation familiale : un vrai défi… que nous n’avons pas relevé.


Il m’a fallu trois de ces soirées interminables comme des traversées du désert pour me décider à accepter l’idée du divorce, et depuis ce jour je n’ai rien fait d’autre que tenter de reconstituer un couple.


Mon statut de fraîchement divorcé m’a propulsé au rang de célibataire convoité. J’en ai peu profité, en dépit des encouragements insistants de mon entourage masculin, Henri en tête.

Dans chaque femme croisée j’ai cherché ma nouvelle compagne. Je ne suis pas l’homme d’une nuit, aux tâtonnements d’un corps qui m’est étranger, je préfère l’expérience d’une femme qui me connaît et que je connais.

Lorsque j’ai vu Brigitte chez moi, je me suis dit que je l’avais trouvée. Ce premier soir où je lui ai laissé ma chambre, je suis allé la voir dormir et j’ai eu le sentiment que j’allais finalement réussir à remettre un peu d’ordre dans ma vie.


J’ai besoin d’elle plus qu’elle n’a besoin de moi. Je n’en fais pas une maladie, mais c’est la vérité. Dans un couple, il y en a toujours un qui est plus dépendant que l’autre. Dans le nôtre, celui qui est en demande, c’est moi ; et du coup, j’ai tout le temps peur qu’elle s’en aille.

Ma première épouse m’a quitté (d’ailleurs sans que j’aie eu le temps de voir venir quoi que ce soit, mais ça c’est une autre histoire !), et je n’ai pas besoin d’avoir fait une spécialisation en psychiatrie pour être capable de deviner d’où me vient cette peur d’être abandonné.


Seulement voilà, savoir d’où viennent mes peurs ne m’empêche pas de les ressentir, n’en déplaise à mes distingués confrères psychanalystes. Donc, comme je suis quelqu’un de plutôt pragmatique, et que cette situation instable nuit sérieusement à ma sérénité, je décide de faire quelque chose pour atténuer mon angoisse : je vais l’épouser.

Il y a bien cette drôle de petite voix qui s’obstine à me susurrer insidieusement que le mariage n’a pas empêché ma première épouse de me quitter, je me raccroche tout de même contre vents et marées à l’idée qu’il y a un remède à mon angoisse : je vais l’épouser. Elle sera ma femme, elle portera mon nom, elle habitera ici pour toujours, elle sera près de moi quand les enfants n’y seront plus…


Il y a quand même un obstacle à ce tableau idyllique : je ne pense pas qu’elle ait envie de se marier. Depuis que je l’observe, j’ai acquis cette embarrassante certitude : notre vie lui convient telle qu’elle est. Elle n’a pas le moindre désir de faire des projets d’avenir, notre présent lui suffit.

S’il y a un lieu commun qui a la peau dure c’est bien celui-ci : de l’avis général, les femmes qui atteignent la trentaine sans être mariées et sans avoir d’enfant n’aspirent qu’à combler ce manque.

C’est peut-être vrai pour toutes les autres, mais pas pour elle. Je suis malheureusement tombé sur la seule pour laquelle ça n’est pas un manque, et qui n’attend donc rien de moi.


Elle s’est glissée dans mon quotidien sans rien déplacer. Quand je dis « sans rien déplacer », c’est ça, littéralement.

Elle a emménagé ici quasiment sans amener aucun objet personnel, à l’exception d’une antiquité qui appartenait à sa grand-mère, un mortier ébréché qui servait à faire de l’aïoli, et qui ne sert plus à rien depuis longtemps.

Elle a laissé la plus grande partie de ses affaires dans la maison de campagne des parents de son amie Isabelle. Je n’ai rien dit, bien entendu, mais ça m’ennuie qu’elle ait amené si peu de choses. Ça donne à notre cohabitation un air de provisoire qui me met mal à l’aise.

Un jour, pensant lui faire plaisir, je lui ai demandé de nous faire de l’aïoli.


- Tu y as déjà goûté d’abord, le Parisien, à l’aïoli ?

- Non, pas encore, mais je suis certain que ça doit être délicieux.

- Eh bien tu te trompes complètement, et en plus, je ne digère pas l’ail, et toi non plus.


Voilà, le sort du mortier a été réglé : un souvenir pour elle, et le garant de la présence de sa propriétaire pour moi, en aucun cas un ustensile de cuisine.


Aussi, les rares soirs où je rentre avant elle, je soigne mon angoisse en allant vérifier que le mortier se trouve toujours à sa place au fond du buffet de la salle à manger. Elle a amené si peu d’objets dans mon appartement, que lorsqu’elle ne s’y trouve pas, il m’arrive de penser qu’elle l’a quitté définitivement. Dans ces moments où la fatigue me rend moins rationnel, seul le contact rugueux de la terre cuite reconnue à tâtons au fond du buffet, me rassure : elle ne partirait jamais en le laissant, de cela au moins je suis certain.

Je la sais capable de laisser des pans entiers de sa vie derrière elle (comme en témoigne le garage encombré des parents d’Isabelle), mais elle ne partira jamais sans son mortier inutile. Je le sais d’instinct, c’est ainsi.


Donc, c’est clair dans mon esprit, je tiens absolument à recouvrer ma sérénité, et je vais y parvenir en faisant de ma maîtresse distraite et indéterminée la nouvelle Madame Duvallon, c’est décidé.

Comme le ridicule m’effraie moins que les conséquences d’un éventuel refus de sa part, je décide de rallier à ma cause nos deux familles. Je vais faire ma demande devant nos parents, nos frères et sœurs, mes enfants et ses neveux, autant de gens qu’il lui répugnerait de décevoir.


Je n’en suis pas très fier, mais j’ai vu le désir de sécurité que sa mère et sa sœur conçoivent pour elle, et peu m’importe si j’en tire partie, puisque je n’ai pas d’autre but que notre bonheur à tous les deux.

Les deux femmes qui comptent le plus pour elle m’adorent, et elles accueillent mon projet avec un enthousiasme qui me réchauffe le cœur et me rassure quant à mes chances de succès.


 
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   jaimme   
17/10/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
"Ensuite, votre chère moitié va échanger son cadeau contre quelque chose qui lui plaît, mais là n’est pas la question. ": glup!!!
"’après notre zélé conseiller conjugal (divorcé pour sa part)": combien de l'heure, déjà?...
"Lorsque j’ai vu Brigitte chez moi, je me suis dit que je l’avais trouvée. ": super, il a trouvé la potiche qui va bien sur le bahut!!!
"je décide de faire quelque chose pour atténuer mon angoisse : je vais l’épouser. ": en v'la une bonne raison!!!
"je ne digère pas l’ail": moi non plus, mais c'est trop bon!!!

Bon, je me suis régalé (avec l'aïoli aussi!). Ce qui est très fort (en dehors de l'ail) dans cette écriture, c'est que l'humour mis en œuvre ici, n'est pas exactement le même que celui de Brigitte. Deux personnages, deux humours! Bravo!
Et toujours ce regard acéré sur la vie de couple.
La suite!!!!!!

   Myriam   
18/10/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
C'est touchant un homme qui se dévoile de façon aussi lucide...
Qui essaie d'expliquer ses peurs.

Le ton résigné et doux, drôle aussi rend Jean-Luc attachant, malgré ses faiblesse.

Les conseils du conseiller conjugal sont à mourir de rire!!

Le symbole du mortier à aïoli, objet qui ouvrait le premier récit est réellement touchant.
( "Aussi, les rares soirs où je rentre avant elle, je soigne mon angoisse en allant vérifier que le mortier se trouve toujours à sa place au fond du buffet de la salle à manger. Elle a amené si peu d’objets dans mon appartement, que lorsqu’elle ne s’y trouve pas, il m’arrive de penser qu’elle l’a quitté définitivement. Dans ces moments où la fatigue me rend moins rationnel, seul le contact rugueux de la terre cuite reconnue à tâtons au fond du buffet, me rassure : elle ne partirait jamais en le laissant, de cela au moins je suis certain.")

Pas réussi à extraire une seule phrase de ce beau passage.

Je file lire la suite!

   carbona   
18/8/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Très bien, j'aime beaucoup découvrir la personnalité de Jean-Luc et je comprends désormais cette demande en mariage si "spéciale".
Et ce fameux mortier...

J'ai particulièrement apprécié le début du chapitre : les mots sont justes et bien pesés.

Plus j'avance dans le roman, plus j'ai envie de le poursuivre.


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