Depuis le départ de son amie Isabelle, Brigitte ressent un vide, au point, j’en suis certain à présent, de se fabriquer de toute pièce un désir de maternité, à un moment où je pensais que nous avions dépassé ce cap depuis bien longtemps. Pour être honnête, je me suis attendu à avoir à gérer ce type de situation dans les premiers temps de notre mariage. Je m’étais même accoutumé à l’idée de devoir composer avec un enfant de plus, tant une requête de ce type me semblait inévitable chez une jeune femme de trente ans encore sans enfant, mais la demande n’est jamais venue et j’ai eu du mal à croire en ma chance.
La mère de mes enfants ne pouvait pas concevoir sa vie sans enfants, moi avant de les connaître, j’aurais pu me passer d’eux très facilement. Je me suis mis à les aimer en vivant avec eux, et je remercie Dieu chaque jour de me les avoir donnés. Ceci étant dit, ils sont trois, et quand il s’est avéré que Brigitte ne manifestait aucun désir d’allonger la liste, j’ai également remercié Dieu pour cette chance ; j’avais rencontré la seule femme qu’aucun désir de procréer ne semblait animer. Je m’en réjouissais sans me poser de question.
C’est seulement ces dernières semaines que j’ai observé un changement notable dans son attitude, évolution qui ne m’a réellement sauté aux yeux que plus récemment encore. Nous avions passé un week-end assez mouvementé à garder mes petits-enfants et ses neveux, et je venais pour ma part de voir repartir chacun de ces chers petits avec ses géniteurs respectifs avec une jubilation à peine dissimulée, quand je l’ai surprise les larmes aux yeux au milieu de la cuisine.
Mon premier mouvement aurait été de la consoler immédiatement, si je n’avais pas remarqué le hochet, oublié par le plus petit, qu’elle tenait serré dans sa main. Elle était plantée au milieu de la cuisine, les yeux rougis fixés sur le hochet. Je suis donc ressorti à reculons de la pièce avant qu’elle ne remarque ma présence, et je me suis réfugié dans la salle de bains pour réfléchir à la conduite à tenir face à cette menace nouvelle.
Elle a quarante ans, moi cinquante, je suis grand-père. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, il est hors de question que je la laisse prendre son vague à l’âme pour une envie de bébé. Surtout, se montrer intelligent, et ne pas la braquer. Éviter à tout prix de devoir lui opposer un refus qu’elle ne me pardonnerait jamais, et que nous traînerions comme un boulet tout le reste de notre vie. Comment ne pas devenir celui qui a mis un veto à son désir légitime de maternité ? C’est simple : en l’empêchant à tout prix de me poser la question.
Depuis ce soir-là, je me tiens rigoureusement à la conduite que je me suis fixée : j’évite toute conversation en tête à tête (même au lit, je feins de m’endormir tout de suite après l’amour), et j’exagère méthodiquement les désagréments causés par les enfants. Par exemple, après le départ de mes petits-enfants, je ne manque jamais de mettre en scène ma fatigue (j’ai un petit talent de comédien, malheureusement laissé en jachère), et je laisse fuser des remarques appropriées (une de mes préférées : « Il y a un temps pour tout, non vraiment, je n’aurais plus la patience ! », en me laissant tomber sur le canapé le plus proche, les traits tirés, tant que possible).
Je m’en tire bien pour le moment, mais rien n’est acquis, comme en témoigne le message que me délivre mon portable à l’issue de l’intervention de ce matin : « Ça fait longtemps qu’on se croise à peine, je nous ai réservé ta table préférée chez l’italien du coin, ne rentre pas trop tard, je t’aime ». Je me fais l’effet de la malheureuse biche, mise en joue par le chasseur au beau milieu d’une clairière. Ce dîner risque fort de marquer la fin de ma douce vie de quinquagénaire paisible, et je manque m’abandonner à la fatalité, quand l’idée salvatrice s’impose à moi.
Lorsque nous étions plus jeunes, Brigitte avait inventé un stratagème pour s’épargner certaines corvées : elle avait des migraines fort à propos. Lorsqu’elle n’avait pas envie de se rendre à une soirée qui l’ennuyait, elle singeait une des migraines authentiques dont elle était victime assez régulièrement, et je dois dire que si je n’avais pas été médecin, je m’y serais laissé prendre.
Elle avait notamment pris en grippe Sandra, l’épouse d’Hervé, l’un de mes associés, un chirurgien qui a rejoint le cabinet peu après Henri. Sandra est en rapport d’âge avec son mari et moi, mais elle s’en est remise à la chirurgie esthétique pour « réparer du temps l’irréparable outrage », et son visage est le reflet de son combat perdu d’avance : un préoccupant rafistolage. Comme par ailleurs la malheureuse n’a pas d’autre centre d’intérêt dans la vie que l’intensité de son bronzage et la qualité de sa manucure (je suis injuste : elle a également deux pics d’activité dans l’année : les soldes d’été et les soldes d’hiver), j’ai le plus souvent fermé les yeux sur les migraines stratégiques de Brigitte. Je dis « le plus souvent », parce que lorsqu’elle en abusait, il m’est arrivé, sous le couvert d’une inquiétude légitime, de la menacer de soumettre son cas à l’un de mes confrères, pour l’inciter à ne pas bouder complètement ses devoirs d’épouse.
Donc c’est décidé, ce soir, je vais être victime de la première migraine de ma vie. C’est bien ça le problème, une première migraine à cinquante ans passés, ça pourrait éveiller des soupçons, Brigitte n’est pas médecin, mais elle n’est pas idiote non plus. Je décide donc d’en faire des tonnes : pour qu’un mensonge soit crédible, il faut qu’il soit énorme, tout le monde sait ça ! J’ai un instant pensé implorer l’une des infirmières qui m’a assisté durant l’intervention d’appeler ma femme pour lui demander de venir me chercher (à cause de ma migraine qui m’interdit de conduire), mais le souci de préserver la réputation de roc dont je jouis à la clinique m’en a vite dissuadé.
Il y a une station de taxis à deux pas de la clinique, c’est dans cette direction que je me dirige (d’un pas alerte jusqu'à l’angle de la rue, carrément traînant passée cette limite). Je me glisse dans le taxi avec précaution, et je donne mon adresse au chauffeur d’une voix mourante (une petite répétition générale ne me fera pas de mal).
- Ça n’a pas l’air d’aller fort monsieur. - En effet, j’ai une migraine abominable, d’ailleurs, est-ce que vous seriez assez aimable pour arrêter la radio, le bruit m’agresse d’une manière épouvantable. - Bien sûr, je sais ce que c’est, allez.
C’est toujours ça de gagné, je n’ai jamais réussi à supporter le rap.
En arrivant au bas de l’immeuble, je prie le chauffeur de bien vouloir appeler ma femme pour qu’elle règle la note et qu’elle m’aide à monter dans l’ascenseur (à quoi bon ne pas être en état de conduire si elle ne s’en rend pas compte).
Elle vient me chercher, la mine inquiète, mais jolie comme une femme qui s’est préparée pour un rendez-vous, dommage. Elle m’abandonne dans notre chambre obscure, avec un baiser sur le front, en me conseillant de dormir. Il est à peine dix-neuf heures, je ne vais jamais réussir à m’endormir aussi tôt, surtout sans avoir dîné. Si je dois recommencer, il faudra que je pense à ramener des barres chocolatées du distributeur qui est dans le hall de la clinique.
- Il vaudrait peut-être mieux que j’appelle un généraliste, tu n’es jamais malade d’habitude. - Je suis médecin, j’ai déjà pris ce qu’il fallait avant de quitter la clinique, j’ai seulement besoin de repos… et peut-être de manger un petit quelque chose pour reprendre des forces. - Surtout pas, il ne faut surtout rien essayer de manger quand on a une migraine, tu peux me croire. À propos, j’ai annulé le restaurant, ne t’inquiète pas pour moi, je vais me faire réchauffer le reste de bœuf bourguignon d’hier. Je vais fermer les volets, je te laisse dormir mon chéri.
C’est en m’ennuyant dans mon lit, sur fond de gargouillis d’estomac vide, que j’ai eu une idée tellement remarquable que je m’étonne de ne pas l’avoir eue avant : je vais lui acheter un chien, un chiot qu’elle pourra materner autant qu’elle voudra. Voilà ce que je vais faire dès que je pourrai sortir de ce lit. La semaine prochaine j’ai un séminaire à Lille, les rares fois où ça se produit je reviens toujours avec un petit cadeau pour Brigitte, cette fois-ci je lui ramène un chien. L’odeur du bourguignon arrive jusqu’ici pour me tourmenter. Mon Dieu que j’ai faim !
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