Elle arrive flanquée de Louis, son mari. Ils improvisent un conseil de famille. Ils veulent absolument faire quelque chose, décider d’une conduite à tenir, agir à tout prix. Moi, par chance, personne ne me demande de prendre part à l’agitation générale, je suis officiellement en état de choc. Des bribes de conversation me parviennent, mais je n’essaie pas vraiment de fixer mon attention ; je ferme un peu les yeux, pour mieux les inciter à m’oublier tout à fait.
Les jours passent cahin-caha. Je ne suis pas retourné à la clinique, Henri me remplace quand il le peut, et Éliane m’amène des plats cuisinés et des sucreries dont je fais profiter la femme de ménage. La femme d’Henri a une âme de dame patronnesse, elle ne s’épanouit tout à fait que si on lui donne l’occasion de venir en aide à son prochain. Lorsque ma fille a dû être opérée des dents de sagesse, elle lui a préparé des soupes froides et des jus de fruits maison dans des quantités suffisantes pour abreuver toute la famille. Quand Marie a pu à nouveau s’alimenter normalement, la déception d’Éliane faisait vraiment peine à voir. Donc, Éliane rayonne, elle s’occupe de moi avec une jubilation qui m’inquiéterait sûrement si je n’avais pas d’autres sujets de préoccupation.
Aujourd’hui ils organisent un autre de ces conseils de famille dont ils semblent avoir fait leur spécialité depuis le départ de Brigitte. Isabelle est à Paris, et elle doit venir nous apporter la lettre qu’elle a reçue elle aussi.
Malgré mes pauvres tentatives pour l’en dissuader, Nathalie a absolument tenu à aller signaler la disparition de Brigitte à la police. Comme je m’y attendais, ils lui ont patiemment expliqué que les personnes majeures ont le droit de se rendre où bon leur semble, et que dans la mesure où sa sœur est partie de son propre chef, il n’y a rien qu’ils puissent faire pour le moment. Elle est revenue indignée, mais plus que jamais décidée à ramener sa cadette dans le droit chemin.
Nathalie est la fermeté et la droiture faites femme. Elle range tout dans deux colonnes séparées par une limite infranchissable : dans la première tout ce qui est convenable, dans l’autre ce qu’il est définitivement impensable de faire ou de penser. Rien que du blanc ou du noir, elle n’est pas formatée pour ne serait-ce qu’envisager la possibilité de l’existence du gris. D’un côté je trouve sa position à mon égard assez reposante : pour elle je suis un saint, et Brigitte une folle d’avoir osé faire souffrir un homme de ma valeur. Non que le statut de victime me satisfasse à ce point, mais ça en fait au moins une qui ne se demande pas quel vice caché je peux bien dissimuler pour les faire toutes fuir.
Pour ma part, j’ai une vision moins simpliste des choses. Il faut que je la retrouve parce que j’ai un besoin vital de comprendre, mais plus les jours passent, et moins l’éventualité de son retour me paraît crédible.
Jean-Marc et Sarah tiennent beaucoup à leur idée de charger un détective privé de la retrouver. Ma belle-fille est comédienne et elle excelle dans l’art de trouver à tout problème des solutions rocambolesques, qu’elle réussit d’ailleurs souvent à imposer à force d’enthousiasme. Donc, sans doute influencé par Sarah, au cours de l’une de mes promenades solitaires dans Paris, j’ai fini par pousser la porte d’un détective.
À mon entrée, une petite personne toute ronde repousse son tricotage en soupirant, et m’introduit dans la salle d’attente en me demandant de patienter jusqu’au retour de son patron. Après son départ, je m’abîme quelques minutes dans la contemplation des diplômes et autres certificats d’aptitude qui ornent les murs de la pièce, vantant les mérites du « spécialiste en filatures » chez qui le hasard m’a conduit. Après quoi je m’éclipse le plus discrètement possible. Précaution d’ailleurs superflue puisqu’une maille récalcitrante monopolise bien trop l’attention de la petite dame replète pour qu’elle remarque le départ du seul client de la journée. Je ne m’imagine décidément pas en train de déballer ma vie privée devant un inconnu qui gagne sa vie en filant le train à des couples adultères. Et en plus, si Brigitte avait eu un amant, il me semble que je l’aurais flairé.
Ils sont tous en train de parler en même temps, les membres de nos familles, à Brigitte et à moi. Ils s’inquiètent tous, et ils veulent absolument se mettre d’accord sur une ligne de conduite. Leur agitation finit par attirer mon attention sur le calme quasiment incongru d’Isabelle. Voilà une fille dont la meilleure amie vient de disparaître sans laisser d’adresse, en ne lui laissant en tout et pour tout qu’une lettre somme toute assez courte, et qui ne manifeste pourtant pas véritablement d’émotion. En y regardant de plus près, je dirais qu’elle a l’air mal à l’aise et vaguement ennuyée, mais certainement pas angoissée. Attention, je ne suis pas expert en psychologie féminine, et je ne suis pas non plus très proche d’Isabelle, mais il me semble quand même qu’une femme dans sa situation devrait avoir des préoccupations plus urgentes que de dessiner des petites fleurs dans la buée de son verre de limonade avec la pointe de son ongle (impeccablement verni malgré les circonstances pourtant exceptionnelles).
Après leur départ à tous, j’ai continué à réfléchir au comportement d’Isabelle, et en y repensant, tout dans son attitude m’a paru sonner faux. Ce soir-là, j’ai un peu mieux dormi. Je commence à entrevoir un plan d’action, et la perspective d’avoir enfin quelque chose à faire me remet du baume au cœur.
J’ai rappelé Isabelle pour l’inviter à dîner lors de son prochain voyage professionnel. Comme je m’y attendais, elle a invoqué tous les prétextes possibles pour décliner l’invitation ; pour finir, de guerre lasse, par déposer les armes devant mon indéfectible détermination. Je pourrais parier qu’elle va se décommander d’ici quelques jours, mais peu importe, je connais les dates de son séjour, et je sais dans quel hôtel elle a prévu de s’installer. Mon idée est que si elle sait où est Brigitte, elle va peut-être profiter de son déplacement pour lui rendre visite. Je sais, avec des « si » et des « peut-être »… mais je n’ai pas d’idée plus percutante pour le moment, et la perspective d’agir me ragaillardit un peu.
Je me trompais au moins sur un point : elle vient dîner comme prévu, sans chercher à m’éviter. Elle me trouve meilleure mine, et elle m’en fait compliment, mais de toute évidence, parler de Brigitte continue à la mettre mal à l’aise : je suis presque certain à présent d’avoir vu juste. J’évite soigneusement les sujets qui pourraient éveiller sa méfiance, et je réussis au passage à glaner l’heure de son départ le lendemain matin, ça va m’éviter d’attendre trop longtemps dans la voiture.
Mon plan est le suivant : demain matin lorsqu’elle quittera son hôtel, je serai posté à proximité, dans ma voiture de location, et je lui emboîterai le pas, en espérant qu’elle me conduise jusqu’à Brigitte. Par précaution, j’ai fourré dans le coffre de la voiture un sac de couchage, un léger bagage et des livres. Je n’ai pas encore poussé le souci du détail jusqu’à décider de la conduite à tenir lorsque je serai à nouveau en présence de ma femme. Dans un premier temps, je veux seulement savoir où elle est.
Isabelle m’a dit vouloir quitter Paris vers sept heures du matin pour éviter la circulation, à six heures je suis déjà sur place, garé de façon à pouvoir voir la sortie du parking de l’hôtel sans me faire remarquer. Je n’ose pas lire, de peur de rater son départ.
À six heures trente, un homme de grande taille sort de l’immeuble d’en face pour promener un chien si ridiculement petit que j’en déduis que c’est sûrement le chien de madame. Il rassemble à la hâte les pans d’un pardessus qui dissimule mal un pyjama à carreaux coordonné avec ses cheveux mal peignés. J’ai une bouffée de reconnaissance pour un certain employé d’une animalerie de ma connaissance.
À six heures cinquante-cinq, la gardienne de l’immeuble devant lequel je suis garé vient vider un seau d’eau sale devant le pare-chocs de ma voiture, elle ne répond pas à mon salut. À sept heures dix, Isabelle n’arrive toujours pas, mais la concierge peu amène réapparaît avec un autre seau qu’elle vide au même endroit que le premier, en me dévisageant avec une insistance soupçonneuse (« Mais oui, monsieur l’agent, j’ai eu le temps de bien le voir, même que je me suis dit que c’était bizarre qu’il reste là à guetter comme ça dans sa voiture, un type inquiétant, oh ça oui alors ! »).
À sept heures vingt-cinq, la voiture d’Isabelle est enfin sortie du parking, m’épargnant le troisième tour de ronde de la gracieuse gardienne d’immeuble. Je démarre en laissant un peu de distance entre nos deux voitures, aussi excité que lorsque j’avais dix ans, et qu’avec mes cousins, on jouait aux agents secrets qui devaient réussir des missions périlleuses. Je me sens presque bien, en tout cas mieux que je ne l’ai été durant ces dernières semaines.
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