- Et celle-là, qu’est-ce que tu en dis ? Elle en jette non ?
Elle en jette, et c’est bien ça le problème. Moi je n’aime pas les bijoux, je ne le dis pas, parce qu’un homme qui avoue ne pas aimer les bijoux passe immédiatement pour le pire des pingres, et depuis mon expérience avec le conseiller conjugal, il y a quand même des choses que je sais. Alors j’ai demandé à Nathalie de venir choisir avec moi la bague de fiançailles de sa sœur. Elle prend son rôle tellement au sérieux que le bijoutier ne s’adresse qu’à elle, oubliant tout à fait que le client payeur c’est moi.
Moi j’aime bien les longs doigts nus de Brigitte, surtout dans les périodes où elle laisse ses ongles pousser un peu. Elle a gardé de ses origines méridionales cette habitude de ponctuer chacune de ses phrases par des petits gestes précis du poignet et des doigts, comme un ballet orchestré par le plus virtuose des hasards. J’aime ses longs doigts libres, qui ne portent jamais de bague. Je crois que je vais guetter avec impatience le geste qu’elle aura le soir pour le faire glisser sur la table de nuit, ce solitaire trop gros pour ses doigts menus.
- Moi quand Louis m’a demandé de l’épouser, j’aurais adoré qu’il ait les moyens de m’offrir un bijou pareil, elle va être folle de joie, Brigitte !
Nathalie m’agite sous le nez une main potelée alourdie par un énorme solitaire monté en marquise. J’aime mieux les montures Cabochon, c’est moins menaçant, au moins ça ne griffe pas, mais Nathalie et le bijoutier ne partagent pas mon avis.
- Enfin monsieur, c’est une pierre d’exception, on ne doit voir qu’elle, la monture doit totalement s’effacer au profit de la pierre. - Bien sûr, elle est très belle.
Là, j’ai bien répondu, ils me gratifient d’un sourire d’approbation, avant de reporter leur attention sur la bague que j’aurai le privilège d’offrir à ma belle.
- Mon Dieu quelle chance ! Quand Louis m’a offert l’alliance en diamants, on a mis un temps fou à en trouver une qui puisse s’harmoniser parfaitement avec ma bague de fiançailles.
À côté de la bague, elle me présente maintenant l’alliance coordonnée, avec l’air excité d’un brocanteur qui aurait découvert un Miro dans un modeste vide grenier.
- C’est pas un peu tôt pour choisir l’alliance ? - Je sais bien qu’on ne va pas l’acheter maintenant, mais c’est quand même rassurant de savoir que tu n’auras qu’à revenir ici dans huit jours pour te procurer l’alliance assortie quand elle aura dit oui. - Je ne sais pas si je ne préfère pas un anneau en or tout simple, comme celui de mes parents. - Oui, et comme ça quand elle voudra une alliance en diamants comme tout le monde, elle sera obligée de laisser tomber celle qui aura été bénie par le prêtre, moi tu sais, ça a bien failli m’en dissuader.
Apparemment elle a assez bien surmonté l’épreuve.
C’est vrai que si Brigitte doit elle aussi réclamer une alliance en diamants, autant lui en choisir une tout de suite. Je détesterais qu’elle ne porte pas l’alliance que je lui aurais passée au doigt le jour du mariage. J’ai vraiment bien fait de demander à Nathalie de m’accompagner, j’aurais été incapable de m’en tirer correctement tout seul. Ça m’agace juste un peu de savoir que je vais offrir à Brigitte une bague trop grande pour elle, faute d’avoir osé demander la taille inférieure à celle que Nathalie a essayée. Depuis la naissance de Mathilde, elle n’a toujours pas retrouvé son poids de forme, et je n’ai pas eu le cœur de le lui faire remarquer. Tant pis, quitte à revenir pour la faire mettre à sa taille, on en profitera pour acheter l’alliance assortie.
- Tu ne veux pas que je la garde avec moi ? Distrait comme tu es, ça serait bête qu’elle tombe dessus avant dimanche, non ?
Ce fameux dimanche, Isabelle a été chargée d’occuper Brigitte toute la matinée, pendant que sa sœur et sa mère orchestrent la préparation des festivités, et que les hommes de la famille, auxquels se sont joints mes deux fils aînés, se chargent de canaliser l’énergie débordante des enfants de Nathalie et Louis. Moi, je promène mon désœuvrement d’un bout à l’autre de l’appartement, en essayant de gêner le moins possible. Tout le monde s’affaire, et je ne trouve rien d’utile à entreprendre pour les aider. Et si Isabelle ne la ramenait pas à l’appartement ? Depuis le début, c’est elle qui montre le moins d’enthousiasme. Et si elle allait lâcher le morceau, et qu’elles décidaient toutes les deux de ne pas revenir.
- Quand tu vas te marier avec ma Tati, moi je vais avoir une robe de princesse, rose en plus, c’est maman qui l’a dit.
J’emporte la petite Lili dans mes bras en la chatouillant, pour que fuse ce petit rire pareil à une pluie de cristal, qui me lave de mon inquiétude plus sûrement que n’importe quelle parole de réconfort.
- Quand tu vas te marier avec ma Tati, tu seras mon Tonton, tu le sais ça ? Tontontontontonton ! Tonton !
Elle se tortille dans mes bras pour que je la repose à terre, petit bout de femme qui m’a déjà oublié, qui court déjà après une autre idée.
Le bruit de sa clef dans la serrure chasse mes idées noires, pour laisser s’épanouir ma mauvaise conscience. Je l’attire dans un traquenard, ma discrète. S’ils n’avaient pas été tous présents, les membres de nos deux familles, elle m’aurait expliqué que le mariage ne changerait rien à notre vie, qu’on en reparlerait plus tard, et qu’il n’y a rien d’urgent, je le sais. C’est pour ça qu’ils sont tous là, pour m’aider à la mettre au pied du mur, pour l’obliger à s’engager plus qu’elle ne le souhaite. Elle passe la tête par la porte, et elle m’adresse un regard interrogateur en désignant la salle à manger du menton.
- C’est une surprise ! Chut !
Je la guide vers la pièce de réception, en masquant ma tristesse derrière des mimiques de conspirateur dignes de la commedia dell’arte.
Si j’avais pu réécrire la scène, je l’aurais amenée dans ce petit restaurant italien où on va souvent, j’aurais posé ma main sur la sienne comme j’aime à le faire, et je lui aurais posé la question, tout simplement, en caressant du doigt la bande de peau indiciblement douce, juste à la base du poignet… Seulement, je ne peux pas faire ça, en tout cas pas si je veux obtenir une réponse positive. Alors on est tous là, autour du seau à champagne, à m’écouter réciter le texte savamment pensé, et qui au bout du compte nous ressemble si peu à tous les deux.
La phrase d’assentiment qui donne le signal des festivités vient creuser un sillon au fond de mon estomac. L’air un peu perdu de Brigitte y dépose une petite pierre dure que rien ne pourra plus venir déloger, je le sais. Ils prennent tous notre malaise pour de l’émotion, une drôle d’émotion qui me noie tout à fait lorsqu’elle fait tourner d’un geste nerveux une bague trop grande pour son doigt si petit. Une bague surmontée d’un diamant trop gros pour n’être pas obscène. Mon Dieu, faites qu’elle me pardonne !
- Je suis tellement désolé. - Ça n’est rien, on la fera reprendre par le bijoutier, ne t’inquiète pas.
Elle s’est chargée de l’organisation du mariage, jusque dans les moindres détails. Une façon de me racheter une conscience : la laisser décider de tout. Moi je veux bien tout ce qu’elle suggère, tant qu’elle ne remet pas en question l’idée du mariage.
Je l’ai donc aidée à imposer une cérémonie très simple, juste la famille et quelques amis.
- Enfin Brigitte, on ne peut pas ne pas inviter Jeanne ! Voyons, bien entendu que tu la connais, elle avait épousé le plus jeune frère de l’oncle Marcel, un peu avant que le malheureux n’ait son accident. Tu aimais bien aller les voir quand tu étais petite, ils avaient un chien. Tu te rappelles au moins du chien, non ? - C’est vrai ce qu’il dit Jean-Marc, que je ne peux pas inviter mes potes ? C’est pas compliqué alors, si c’est comme ça, je viens pas. Ça va être l’horreur ce mariage, y a que des vieux. Et puis Brigitte, elle invite bien Isa, elle, hein ? - Mon chéri, il faut que tu convies au moins quelques membres du conseil d’administration de la clinique, c’est l’occasion rêvée de consolider tes appuis. Tu peux quand même faire comprendre à ta fiancée que c’est important pour ta carrière, tout de même ! - Comment ça une voisine ? Madame Molinas une voisine ! Seigneur Jésus, encore heureux qu’elle ne puisse pas entendre une chose pareille. Une femme qui t’a gardée presque une semaine entière quand ta sœur a failli faire sa péritonite. Quelle ingratitude ! - Et pourquoi pas une longue robe blanche, c’est Jean-Luc qui est divorcé, pas toi, non ? Regarde-moi l’allure que tu as là-dedans, on dirait presque une robe de plage. Pardon mademoiselle, elle est très bien cette robe, vous devez en vendre beaucoup, mais avouez que pour un mariage… Et toi, tu pourrais dire quelque chose, tu ne vas pas laisser ta fille gâcher le plus beau jour de sa vie !
Elle n’a rien gâché du tout, au contraire. Elle est tellement jolie dans sa robe d’été toute simple, au bout de cette table de fête, décorée de fleurs des champs, et dressée sous la treille pour se protéger du soleil de midi. Quelle bonne idée d’avoir choisi cette auberge aux murs blanchis à la chaux, dans ce village qui sent l’herbe foulée et l’encaustique. Quand on sera devenus tout à fait vieux, j’aimerais bien qu’on se trouve un coin comme celui-là, où les enfants seraient heureux de venir souffler pendant les vacances, où ils pourraient laisser nos petits-enfants courir dans les champs en toute tranquillité, loin du bruit de Paris.
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