- Jeune homme, excusez-moi, je suis très pressé, est-ce que quelqu’un pourrait s’occuper de moi. - Je suis à vous, qu’est-ce qu’il vous fallait ? - Je voudrais un chien. - Allons-y, montrez-moi celui que vous avez vu. - À vrai dire, je n’en ai vu aucun pour le moment, je comptais un peu sur vous pour guider mon choix, c’est pour offrir. - Habituellement, les clients font le tour du magasin, avant de… enfin, peu importe. La personne à qui vous voulez l’offrir, elle voudrait quel genre de chien ? - Elle n’en sait rien encore, c’est une surprise.
Le vendeur me jette un regard où perce un mélange poli d’inquiétude et de surprise.
- Mais, bon, vous êtes sûr qu’elle veut un chien au moins ? Vous savez, un animal ça représente une lourde responsabilité. Il va vivre environ quatorze ans, et pendant tout ce temps, il faudra qu’elle s’en occupe, qu’elle le sorte plusieurs fois par jour, enfin tout ça quoi. Évidemment ça ne me regarde pas, mais à votre place, j’essaierais d’y réfléchir encore un peu, juste pour m’assurer que ça va lui faire vraiment plaisir d’avoir un chien chez elle.
Il me coule un regard de biais en me guidant tout de même vers le coin de l’animalerie réservé aux chiots. J’évite de croiser son regard, je ne me sens plus tout à fait aussi déterminé qu’à mon arrivée dans le magasin. Et si c’était une fausse bonne idée, cette histoire d’animal de compagnie ? Lorsque, appelé en caisse, il m’abandonne quelques minutes, j’en profite pour m’éclipser discrètement avant son retour.
Je me réfugie dans ma voiture avec le sentiment d’avoir évité de justesse un péril. Quel imbécile ! C’est ridicule, je fais fausse route depuis le début. Je vais rentrer à la maison et lui parler. Je ne peux quand même pas passer le reste de ma vie à éviter ma femme. Je vais cesser immédiatement de la traiter comme une enfant. Nous allons en discuter posément comme deux adultes que nous sommes, et comme c’est une femme intelligente, elle va comprendre mon point de vue, et tôt ou tard le partager.
Je mets à profit le trajet retour pour peaufiner un argumentaire propre à convaincre Brigitte. Je soulève des objections que je m’exerce à repousser brillamment. En arrivant à Paris je suis fin prêt, et c’est en conquérant que je me prépare à franchir le seuil de notre appartement.
Pour l’instant, je bataille avec la serrure de la boîte aux lettres, pleine comme à chacun de mes déplacements, puisque Brigitte refuse catégoriquement d’y toucher : « Des publicités et des factures, ça peut bien attendre quelques jours ! ». Elle a raison, depuis que tout le monde est équipé de portables, on ne prend plus le temps de s’écrire, et les facteurs ne portent plus que des courriers administratifs. J’abandonne le tas d’enveloppes sur le guéridon de l’entrée, et je me mets en quête de ma femme sans plus attendre, impatient que je suis de lui débiter mon laïus. Un rapide tour des lieux m’apprend qu’elle ne s’y trouve pas pour le moment. Un peu contrarié par ce bémol mis à ma détermination, je décide de tuer le temps en triant le courrier : des publicités, rapidement réunies dans la poubelle la plus proche, l’habituel lot de factures, et une seule enveloppe qui porte une écriture manuscrite…, l’écriture de Brigitte sans aucun doute possible !
Je m’assois dans le canapé, ma lettre à la main, la seule lettre que Brigitte m’ait jamais écrite en dix ans de mariage, en dehors des petits mots laconiques laissés sur la table de la cuisine, pour les besoins du ménage. C’est à ce moment seulement que je prends conscience que l’appartement a quelque chose de différent aujourd’hui. Il est presque trop rangé, un peu dans l’état où on le laisse avant de partir en vacances. De l’endroit où je me trouve, je peux voir qu’il n’y a pas de vêtement sur la patère de l’entrée, en dehors de la veste que j’y ai déposée en arrivant, pas de livre non plus sur la table du salon, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Tout ce qui m’entoure est comme inhabité.
Je sens sourdre une légère inquiétude, rien de bien défini pour le moment, juste une toute petite crispation au niveau du diaphragme et de la gorge, comme si mon corps voulait m’avertir de quelque chose. Mes yeux retombent sur l’enveloppe que je fais tourner doucement entre mes doigts. Je me dirige vers mon bureau pour aller y chercher le coupe-papier en corne ramené d’un voyage en famille. En passant devant le buffet qui renferme habituellement le mortier et le pilon à aïoli, j’ai un mouvement que cette fois-ci je réprime. Je ne vais pas aller voir s’il est bien à sa place, du moins pas encore, pas avant d’avoir ouvert la lettre contre laquelle mes doigts commencent à transpirer un peu. C’est curieux ça, d’habitude je ne transpire jamais, même dans les gants en latex de la clinique, je ne transpire pas. Les manifestations d’angoisse que mon corps me renvoie m’alarment plus encore que tous les autres signes.
Je m’assois à mon bureau, et j’ouvre la lettre : deux pages d’une écriture nerveuse et penchée, l’écriture de Brigitte. Je vois bien les mots, je peux lire les phrases, mais je n’arrive pas à comprendre. C’est comme si mes yeux refusaient de porter l’information indésirable jusqu’à mon cerveau. Je relis la lettre une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce que mes yeux se troublent et que je doive reposer la lettre sur le bureau. Je me dirige inutilement vers le buffet, je sais déjà que le mortier n’y sera pas, mais j’ai besoin d’aller voir quand même. J’ai cette intuition-là, il faut que je sente du bout des doigts la place vide qu’il a laissée pour finir par comprendre enfin ce qu’elle a écrit.
Comment est-ce que ces choses-là arrivent ? Comment passe-t-on du statut de couple sans histoires à celui de… rien, je ne trouve pas de mots pour ça. Comment est-ce que quelque chose de pareil peut bien se produire sans que rien ne puisse le laisser prévoir ? Mon cerveau tourne en boucle autour de ces quelques données. Je fais défiler les derniers jours, les semaines qui viennent de s’écouler, et je ne vois rien, rien qui puisse me fournir un début d’explication, pas la moindre piste, rien.
Je fixe sa lettre, petit serpent sournois endormi sur la table du salon. Je la relis, jusqu’à en connaître chacun des mots, chacune des phrases, jusqu’à être capable d’en réciter des paragraphes entiers, comme une incantation qui finit par m’envelopper tout entier. J’isole doucement la petite pierre dure à l’intérieur de mon ventre, cette chose qui n’a pas encore de nom et qui deviendra la tristesse, mais pas encore tout de suite, pas maintenant. Pour le moment, mon cerveau met en œuvre un mécanisme de protection de même type que celui du corps lorsqu’il est soumis à une souffrance démesurée : il ne me distille que des informations partielles, en quantités suffisamment réduites pour que je puisse les assimiler sans perdre tout à fait pied. Il y va avec précaution, palier par palier, il ne m’éclaire pas toute la scène d’un seul coup, il me permet seulement de soulever des coins du voile, et même ça c’est déjà trop.
- Papa ? Qu’est-ce que tu fais dans le noir ?
Et voilà, comme si ça n’était pas suffisant, il va falloir que j’explique à tout notre entourage ce que je n’arrive pas à comprendre moi-même. J’ai dans l’idée que je ne suis qu’au début, qu’il va falloir encore et encore boire la coupe jusqu’à la lie. Je lui tends la lettre chiffonnée dont la lecture qu’il en fera me permettra de bénéficier d’un court répit, après je sais bien qu’il me faudra leur parler à tous, et supporter leurs démonstrations de compassion, leur présence à tous.
Je me sens si fatigué d’un coup, je voudrais pouvoir fermer les yeux et me réveiller dans un an ou deux. Je ne veux pas vivre ça.
- Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’elle s’en aille ?
Et voilà, elle est partie, mais c’est à moi qu’il réclame des explications. Ma vie dût-elle en dépendre que je serais toujours incapable de trouver une raison à son départ, mais c’est tout de même à moi qu’il demande des comptes. Lors du départ de leur mère, ils ont tous les trois réagi de la même manière, et avec eux tout notre entourage : j’avais sûrement dû faire quelque chose qui la pousse à nous laisser tous les quatre, une femme ne laisse pas sa famille sans raison valable. Bien entendu, personne ne m’a rien dit, mais c’était là, palpable, comme un reproche muet.
Gérôme prend aussitôt conscience de sa maladresse, il fait machine arrière, reformule différemment. Il tente d’atténuer la portée de ses paroles. Il s’adresse à moi avec d’infinies précautions oratoires, sur un ton qui n’est pas sans évoquer celui que les infirmières emploient pour s’adresser aux blessés qu’elles prennent en charge. Il parle et il remue beaucoup, comme pour faire reculer le silence qui s’est abattu sur l’appartement depuis qu’elle l’a déserté. Je le laisse faire. Il n’attend pas de réponse de ma part, et ça me permet de me laisser couler doucement. Il a entrepris de s’occuper de moi, il déplace de l’air autour de nous, mais ça ne me dérange pas, rien ne me dérange plus à présent. Il a déposé une tasse de café noir devant moi, je la bois machinalement, et il a l’air d’en être satisfait. Il a oublié la sous-tasse, je fais machinalement des ronds de café sur la table pendant qu’il va répondre au téléphone. Salir la table monopolise toute mon attention. Je n’entends pas bien ce qu’il dit au téléphone, il parle à mi-voix, probablement de moi.
- Nathalie a reçu la même lettre que toi, elle arrive.
Sa sœur maintenant. Je voudrais obtenir d’eux qu’ils me laissent tranquille, mais je ne trouve pas l’énergie qu’il me faudrait mobiliser pour les tenir à l’écart, alors je m’enfonce un peu plus dans le canapé, aussi passif et minéral que possible.
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