C’est un peu après la sortie de Paris que l’envie d’uriner est venue tempérer mon enthousiasme. D’habitude j’ai une autonomie assez importante, mais là je me suis levé de bonne heure, et j’ai bu pas mal de café pour me réveiller, et tout ça remonte quand même à quelques heures. Je décide d’ignorer le problème pour le moment. C’est bien connu que les femmes urinent plus souvent que les hommes, Isabelle va bien finir par être contrainte de faire une pause pipi elle aussi. Je tiendrai bien jusque-là.
Elle s’est en effet arrêtée sur une aire d’autoroute…, mais deux bonnes heures plus tard. À la minute où elle a disparu dans la station-service, je me suis soulagé entre les deux arbres les plus proches de ma voiture, un sourire de béatitude aux lèvres. C’est seulement lorsque je l’ai vue sortir de la boutique avec sa bouteille d’eau réfrigérée que je me suis rendu compte que je n’avais rien bu depuis notre départ. J’ai pensé à prendre des livres, bien inutiles pour le moment, mais je n’ai pas embarqué la moindre gorgée d’eau, ni d’ailleurs d’aliment solide. Ah l’amateurisme !
Nous cheminons en direction de la Suisse, et je commence à douter de mes chances d’arriver jusqu’à Brigitte par l’entremise d’Isabelle. Un vague découragement tend à poindre dans mon esprit, d’autant que mon estomac produit des gargouillis de plus en plus virulents. Il est près de treize heures, et mon guide dépasse sans vergogne tous les restaurants d’autoroute qui se trouvent sur notre route. Aux alentours de quatorze heures, elle finit quand même par stationner aux abords d’une boutique de station-service. J’aimerais bien faire quelques courses, mais la boutique est exiguë, et mes chances d’y passer inaperçu quasiment nulles. Je me résous donc courageusement à sauter un repas, mais je réussis quand même à soustraire quelques gorgées d’eau à la fontaine près de laquelle j’ai eu la bonne fortune de me garer.
Nous arrivons à destination en fin d’après-midi. Je reconnais la maison qu’elle occupe avec son amie Alice pour y avoir séjourné il y a deux ou trois mois en compagnie de Brigitte. Je me gare quelques centaines de mètres plus loin pour ne pas attirer l’attention, et je reviens à pied me poster derrière le rideau d’arbres qui sépare leur maison de celle de leurs voisins les plus proches. Par chance, ceux-ci semblent absents, je peux donc m’approprier ce poste d’observation de choix sans risquer de les voir signaler à la police la présence d’un rôdeur.
D’où je suis, j’ai une vue imprenable sur la cuisine où elles viennent de s’installer avec des grignotages d’apéritif qui me ramènent cruellement à mon propre jeûne. Il n’y a que deux verres sur la table, de toute évidence mes chances de voir réapparaître Brigitte ce soir sont quasiment inexistantes. L’arrivée inopinée d’Alice, les bras chargés d’une bassine de linge mouillé, m’empêche de battre en retraite en direction de la voiture. Morose, je la regarde distraitement étendre son linge : un pantalon, deux petites culottes, un tee-shirt mauve, un soutien-gorge, puis la robe bleu lavande de Brigitte, avec son caraco assorti ! Bingo ! Si son linge est là, elle viendra forcément le chercher tôt ou tard, il me suffit donc de ne pas bouger d’ici jusqu’à son retour.
Ragaillardi par la certitude de toucher au but sous peu, j’entreprends d’organiser mon siège. Avant toute chose, il me faut absolument des provisions de bouche, mais où trouver un magasin ouvert dans un village et à cette heure-ci ? Loin de me laisser décourager, je décide d’exploiter les ressources locales : j’ai les deux pieds plantés dans la terre meuble d’un potager, les propriétaires des lieux ne remarqueront pas mon modeste prélèvement. Remarque tirée de ma toute récente expérience : les potagers n’offrent pas les mêmes ressources selon la période de l’année. Ça peut sembler évident, mais là par exemple, ça ne m’arrange pas tellement. À cette période de l’année, donc, il semblerait que les seuls légumes disponibles pouvant se consommer crus sont les carottes et les salades, mais par contre, il y en a à profusion.
Je jette mon dévolu sur une petite salade frisée tellement tendre que je la déchire à moitié en tentant de la déraciner, et sur cinq carottes jeunes. Autre remarque ennuyeuse également tirée de mon expérience : les légumes du potager sont nettement plus sales que ceux du marché. Mes carottes ont emporté avec elles une quantité respectable de terre du jardin, et la salade a déjà servi de repas à deux petits escargots qui en ont profité pour marquer leur territoire à grand renfort de bave. Pas démoralisé pour autant, j’emporte donc mon butin pour suivre le tuyau d’arrosage qui m’amène jusqu’à un petit lavoir providentiel. Après mon frugal repas, je pourrai donc me laver les dents, et faire une toilette rudimentaire, si toutefois les propriétaires de la maison ont la bonne idée de ne pas rentrer chez eux avant.
Je retourne à mon poste d’observation pour prendre mon repas. Les filles mangent quasiment avec moi, de l’autre côté de la baie vitrée. Je mâchonne sans conviction ma salade amère et sans sauce, tout en essayant de deviner ce qui compose leur menu. Après avoir manqué m’étouffer plusieurs fois avec les carottes, malheureusement sans sauce elles aussi, je me décide à contrecœur à faire descendre mon frugal repas en buvant l’eau qui coule dans le lavoir (léger goût de vase à déplorer).
Dormir dans la voiture me semble risqué : je ne peux pas la rapprocher sans qu’elle attire l’attention, et si je la laisse où elle est, je risque de louper la venue de Brigitte. Je décide donc d’installer mon duvet sous l’abri du lavoir : si une voiture arrive, que ce soit celle des propriétaires de la maison ou celle de Brigitte, je ne manquerai pas de l’entendre.
L’intérieur de ce duvet est une véritable fournaise, vers minuit, je me décide à me débarrasser de mes vêtements pour essayer de trouver enfin le sommeil. Je dors en effet un peu mieux, mais seulement jusqu’à environ trois heures du matin, heure à laquelle je suis réveillé par un bruit de moteur. S’il n’avait pas été aussi tôt, mes sens auraient probablement été en alerte plus vite, mais là, le temps que je recouvre mes esprits, la voiture est déjà garée dans l’allée, et deux jeunes garçons bruyants et passablement éméchés s’en extirpent en riant, et se dirigent dans ma direction. J’ai juste le temps de ramper en slip à l’arrière de la maison en traînant mon duvet derrière moi, avant qu’ils n’arrivent en titubant au niveau du lavoir. Ils se débarrassent rapidement de leurs vêtements, qu’ils jettent négligemment sur les miens, que j’avais pliés avec soin au pied du lavoir, puis ils se jettent dans l’eau en s’aspergeant copieusement. Le tas de linge, constitué par leurs vêtements et les miens, ne tarde pas à être si gorgé d’eau, que lorsque, leur baignade finie, ils se décident enfin à rentrer, ils les emportent tous en tas, sans discernement.
C’est incroyable de voir comme les situations les plus maîtrisées peuvent parfois basculer en l’espace de quelques minutes.
La perte de mes vêtements ne m’attriste pas : j’en ai d’autres dans le coffre de la voiture, et si la perspective de courir en slip jusqu’à la voiture sur la route nationale à trois heures du matin ne m’enchante pas, je pense pouvoir m’en remettre. Mon seul vrai problème, c’est la disparition de mon portefeuille soigneusement rangé dans la poche de mon pantalon, et celle de mes lunettes sans lesquelles je suis dans l’incapacité totale de conduire.
L’idée c’est avant tout d’éviter de mettre le doigt dans un engrenage facilement évitable : je ne vais certainement pas m’introduire par effraction dans cette maison inconnue pour récupérer mon bien. Je vais me conduire en homme civilisé et pragmatique. Je vais sonner à cette porte et expliquer à ces adolescents quel incroyable enchaînement de circonstances improbables m’a amené à les déranger en pleine nuit pour leur réclamer mes affaires. Il y a fort à parier que nous en rirons ensemble. À moins évidemment que la découverte d’un quinquagénaire en slip et en mocassins planté dans leur jardin ne les déstabilise au point de les décider à appeler la police, ou pire encore, ne les incite à hurler suffisamment pour attirer l’attention de leurs voisines.
Tout à mes noires pensées, je retrouve mes lunettes par hasard, en faisant les cent pas derrière la maison. Je soulève le pied aussi délicatement que possible, malgré le craquement inquiétant qui m’a alerté, les dommages semblent plutôt limités : avec un morceau de sparadrap placé avec adresse, je devrais pouvoir faire tenir cette branche au moins jusqu’à mon retour à la civilisation.
Ma vue recouvrée, j’ai les idées plus claires. Je vais retourner à la voiture pour m’habiller et me coiffer, je n’en serai que plus présentable pour aborder ces jeunes gens sans risquer de les inquiéter. C’est donc presque élégant que j’enfonce d’un doigt décidé la sonnette de ces garçons, qui m’ont paru somme toute plutôt sympathiques. Les jeunes ont le sommeil lourd, j’en ai fait l’expérience avec mes enfants, j’insiste donc plusieurs fois d'affilée, jusqu'à ce que l’inutilité de l’opération ne devienne cruellement évidente. Si je me fie à mon expérience acquise avec la pratique de mes enfants, ils peuvent très bien dormir jusqu’à treize ou quatorze heures, entre-temps, Brigitte aura récupéré son linge et disparu, pendant que je fais le pied de grue sous la fenêtre de ces deux crétins dilettantes.
Je fais le tour de la maison, jusqu’à une porte-fenêtre imprudemment laissée ouverte. Ces garçons sont inconscients. Si leurs parents pouvaient les voir, profondément endormis dans cette maison isolée, à la merci de n’importe quel rôdeur ! Je m’introduis donc dans la maison en méditant sur l’inconséquence de la jeunesse.
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