Vers quatre heures du matin, la probabilité de voir Brigitte arriver pour récupérer sa robe lavande et son caraco étant pour le moins réduite, je décide, mon paquet de linge mouillé sous le bras et mon portefeuille humide à la main, de regagner ma voiture pour y finir cette nuit déjà bien avancée. À huit heures, réveillé par le soleil rasant du matin, je m’extirpe péniblement de la voiture, en frottant la marque laissée sur mon flanc droit par le levier de vitesse. Vite, trouver un poste d’observation le plus éloigné possible de la haie d’hier.
De l’autre côté du terrain des filles, il y a un jardin ouvrier, avec une cabane à outils qui m’ouvre des perspectives. D’accord, je ne vois plus la cuisine, mais j’ai une vue satisfaisante sur la salle de séjour et l’une des chambres, et il faudra bien m’en contenter. J’occupe le début de la matinée à me couper les ongles des pieds et des mains avec le coupe-ongle d’un porte-clefs couteau multifonctions offert par Jean-Marc à l’occasion d’une fête des pères. De temps en temps, Isabelle ou Alice passent, rien de bien intéressant. Vers dix heures trente, Alice part derrière la maison, elle en revient les bras chargés de linge sec. Elle s’installe dans la salle à manger pour repasser le linge, en prenant soin de faire une pile à part avec les affaires de Brigitte. Vers onze heures, Isabelle sort de la cuisine chargée d’une casserole et d’une cuillère en bois, Alice goûte, et je salive abondamment. J’ai une pensée émue pour les délicieuses carottes de la veille.
Vers midi, Alice met la table : six couverts. J’attends patiemment, en espérant que Brigitte fera partie des convives. Aux alentours de treize heures, le couple d’universitaires genevois qui nous avaient été présentés lors de notre séjour chez Isabelle s’extirpe d’une voiture poussive. Cette fois, ils sont flanqués d’un adolescent morose qui salue les deux femmes avec une économie de mots et de sourires propres à cet âge ingrat. Ils s’installent au salon, et se mettent à manger négligemment des canapés qui monopolisent toute mon attention, avec une exclusivité quasi hypnotique.
Une demi-heure plus tard, Brigitte arrive, me tirant brutalement de la légère torpeur induite par la faim. Elle porte des vêtements que je connais, la même coiffure, et elle a pourtant quelque chose de différent. Les autres se lèvent pour l’accueillir, ils rient, et la femme dont j’ai oublié le nom pose sa main à plat sur le ventre de ma femme ; et son geste me frappe de plein fouet, comme une gifle.
Elle porte elle aussi sa main au petit ventre rond et tendu que je ne lui ai jamais vu auparavant, mais qui réveille des souvenirs anciens de grossesses passées, celles de Marianne d’abord, la mère de mes enfants, puis celles des autres femmes croisées, centrées autour de leur ventre souverain. Tout au long de la soirée, elle reproduit inconsciemment ce geste ancestral, commun à toutes les femmes qui abritent une autre vie ; elle caresse son ventre, le nid où la vie prend des forces. Les autres parlent et elle leur répond parfois, le sourire au bord du cœur.
J’essaie de me remettre en mémoire les diapos de ces cours, suivis distraitement puisque je ne me destinais pas à l’obstétrique. Combien de mois ? Elle était forcément déjà enceinte lorsqu’elle est partie. J’essaie de compter les semaines, les jours. Je tente de toutes mes forces d’acquérir des certitudes mathématiques. La journée passe, fébrile et tourmentée. Je les regarde manger, aller et venir, rire et parler. Je la vois porter souvent la main à son ventre, avec à chaque fois ce sourire particulier, comme tourné vers l’intérieur. Lorsque, le jour déclinant, elle se lève pour prendre le sac de voyage qu’Alice lui tend, je me réveille comme d’une longue torpeur, et je regagne ma voiture en toute hâte.
J’allume le moteur de la voiture de location, et j’attends que celle avec laquelle je l’ai vue arriver me dépasse. Elle a abandonné sa Mini à Paris, elle disait pourtant qu’elle l’adorait. Moi aussi elle disait m’aimer, et elle m’a pourtant laissé aussi.
Elle nous amène dans le centre de Genève. Je la suis jusqu’à un immeuble ancien. Lorsque la porte se referme sur elle, je me rapproche des sonnettes, à l’extrémité de la troisième rangée de noms se trouve le sien, le nôtre : Mme Duvallon.
Je tourne les talons, et je reprends la voiture jusqu’au premier hôtel confortable que je croise en m’éloignant de la ville. À ma demande, la réceptionniste m’indique comment bénéficier de leur service pressing en une heure, en parvenant poliment à ne pas s’attarder sur ma tenue négligée, puis elle me promet de transmettre ma commande au maître d’hôtel : une entrecôte avec des frites, et pour finir un tiramisu. Brigitte aurait dit « trop riche pour un repas du soir ». Enfin elle aurait dit ça quand mon taux de cholestérol lui importait, il y a quelques semaines, dans une autre vie.
Je me fais couler un bain chaud pour patienter jusqu’à l’arrivée de mon repas, et j’essaie de réfléchir calmement aux événements de la journée. Ma femme est enceinte de plusieurs semaines, peut-être de moi, même si je ne peux pas avoir de certitude absolue à ce sujet (mais quel homme peut se vanter d’en avoir !), et malgré ça elle est partie (ou peut-être à cause de ça, allez donc savoir avec les femmes qui ne parlent pas beaucoup !). Je sais où elle habite, je peux donc lui rendre visite dès que je le voudrai. Je peux y aller dès demain, mais pour lui dire quoi ?
Je m’étais dit naïvement qu’il fallait que je la retrouve, un peu comme si c’était la réponse à toutes mes questions. Aujourd’hui je connais son adresse, mais pas grand-chose de plus, sinon qu’aucune femme n’a l’air plus équilibrée et sereine qu’elle aujourd’hui, et qu’elle est enceinte.
Rien n’est réglé, bien au contraire. Affaiblie par ces observations déprimantes, ma décision de renouer le contact perd de sa force. Elle a mis entre nous une distance plus infranchissable que des kilomètres, me présenter spontanément me semble impossible maintenant.
Je mange sans conviction les choses grasses et sucrées que j’ai commandées, et je dors mal, d’un sommeil lourd et peuplé de cauchemars. Dans l’un d’entre eux, Brigitte donne naissance à une nichée d’oisillons hurlants, aux plumes poisseuses et collées, aussi laids que de vrais petits oiseaux, et dans mon rêve, je me tourmente énormément de ne pas être capable de les aimer. Tout le monde dans notre entourage s’attendrit en s’efforçant de trouver des ressemblances avec d’autres membres de nos familles, et moi, je suis le seul à les voir tels qu’ils sont : hideux et piaillards. Je me secoue un peu, et la gangue d’angoisse qui me serre le cœur se dissipe. Un rêve, seulement un méchant mauvais rêve, fruit d’une digestion laborieuse, rien de plus.
Douché, rasé de frais et correctement vêtu, je reprends la voiture en direction du centre ville. Je retrouve facilement son immeuble, mais l’étroitesse de la rue, et l’impossibilité d’y stationner, m’interdisent de me poster à proximité plus de quelques instants, entre deux tours de pâté de maisons. Je repère de l’autre côté de la rue, presque en face de son immeuble, une pension de famille, dont les fenêtres, orientées sur la rue, pourraient me fournir un poste d’observation acceptable. La propriétaire s’étonne bien un peu de me voir refuser la chambre calme dont les fenêtres donnent sur la cour intérieure, mais lorsque j’explique que, citadin, j’ai besoin des bruits de la ville pour m’endormir, elle m’adresse un sourire compréhensif, et me dirige vers l’une des deux chambres rarement louées, parce que donnant justement sur la rue commerçante. Elle tient une table d’hôtes tous les jours sauf le dimanche, parce que le dimanche elle reçoit ses enfants. J’accepte la proposition qui m’est faite de me joindre aux autres convives, avec empressement.
Mon obligeante logeuse congédiée, je déplace la petite coiffeuse vers la fenêtre, et je m’y installe avec l’un des romans que j’ai apportés. De là où je me trouve, je peux surveiller l’entrée de l’immeuble de Brigitte. À treize heures, je me fais monter un encas en prétextant une indisposition passagère (promis dès que je me sentirai mieux, je descendrai pour prendre mes repas avec les autres), puis j’entreprends d’appeler les enfants et Henri pour les rassurer. Ils accueillent ma petite mise au vert improvisée avec une égale bienveillance, rassurés par ma bonne humeur. Seule Éliane semble trouver mon rétablissement un peu prématuré.
Vers dix-sept heures, Brigitte sort de son immeuble. Je la suis des yeux jusqu’à une boulangerie au coin de la rue. Elle en ressort avec un carton à gâteaux, puis elle retourne chez elle. Elle attend donc des invités. J’entreprends alors d’observer les gens qui entrent, en essayant de deviner lesquels peuvent se rendre chez elle. Vers vingt heures, je la vois ressortir avec son carton à gâteaux. Elle s’est changée, et porte une robe taille haute qui met en valeur son ventre rond. Elle s’arrête à la hauteur de la voiture avec laquelle je l’ai vue arriver hier chez les filles, et pendant qu’elle installe délicatement ses gâteaux sur le siège passager, je me rue dans l’escalier avec mes clefs de voiture à la main. Je bouscule au passage ma logeuse, en lui hurlant que, non désolé, je ne pourrai pas prendre mon repas ici ce soir, puis je sors la voiture de la cour en toute hâte. La maison donne sur une rue en sens unique, derrière celle de Brigitte, et le temps que je retrouve la bonne artère, elle a disparu. Je fais quelques tours rageurs dans le quartier, élargissant inutilement le cercle de mes recherches, avant de retourner à la pension, excédé. Je reprends ma lecture où je l’avais laissée, pour tromper l’ennui, sans parvenir à me concentrer vraiment.
Vers minuit, elle revient, seule.
Le lendemain je me mets en rapport avec l’agence locale de mon loueur de voiture. Non, il n’a pas de deux-roues, mais il peut m’adresser à un confrère qui pourra m’en fournir un. Je choisis un scooter rouge, que je m’entraîne à conduire en reprenant le chemin de la maison de Mme Morlas. Après des débuts laborieux, j’acquiers finalement une maîtrise que je juge suffisante, du moins pour le moment. Comme je m’y attendais, je trouve facilement à le garer à quelques mètres de l’entrée de Brigitte.
Ce soir, je vais prendre part au repas collectif de la charmante Mme Morlas, et tenter de lui faire oublier ma cavalière défection de la veille au soir.
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