Ma logeuse est une de ces femmes entre deux âges, mais encore belles, dont on devine qu’elles ont dû être à l’apogée de leur épanouissement à l’âge ou d’autres sortent à peine de l’enfance. À bientôt cinquante ans, Mme Morlas affiche la tranquille assurance de celles qui jouissent de chaque minute, sachant l’automne proche. Elle affiche la rondeur harmonieuse des femmes qui abordent la vie sous l’angle de l’appétit. Sa gourmandise est maîtrisée, et si j’en juge par l’usage régulier qu’elle fait de son vélo d’appartement, elle préfère s’astreindre à une activité sportive plutôt que de devoir se résigner à observer un régime.
Elle m’accueille avec une bienveillance naturelle, et me met à l’aise en quelques phrases et autant de sourires. J’apprends ainsi qu’elle doit son accent à ses origines du Sud-Ouest, et qu’elle ne s’est résignée à quitter son Gers natal que pour suivre un touriste suisse, qui est devenu par la suite son mari. À la mort prématurée de son « pauvre Louis », elle a eu l’idée de concilier besoin de compagnie et nécessité économique, en louant les quatre chambres inoccupées de sa maison, puis en ouvrant une table d’hôtes. Bonne cuisinière et hôtesse avenante, Mme Morlas excelle dans l’art d’écarter les fâcheux, et d’entourer de prévenances ceux qui ont le bonheur de lui plaire.
Adopté dès les premiers jours, je me fais une fête de chacune de ces soirées où la conversation coule, naturelle et enjouée, sous la houlette de cette femme cultivée sans ostentation, et naturellement curieuse de tout. Tous les soirs, Mme Morlas donne un repas de huit ou dix convives (« Pas plus, parce qu’après on ne peut plus s’occuper correctement de tout le monde »), que tous quittent avec le sentiment d’avoir partagé un moment de grâce. La plupart de ceux qui s’y arrêtent sont des habitués, qui sont accueillis davantage comme des amis que comme des clients. Beaucoup se sont déjà rencontrés lors de dîners précédents, très peu dorment là, ou seulement pour une ou deux nuits.
Mon assiduité inhabituelle me donne certains privilèges, comme celui de passer la tête au-dessus du fumet qui s’échappe des casseroles, lorsque j’arrive en avance de l’une de mes filatures ; ou encore de donner mon avis sur l’assaisonnement d’un plat, ce que je fais en prenant toute la mesure de la marque de confiance dont on m’honore. Mme Morlas fronce alors les sourcils, en levant vers moi un regard grave. Je fais invariablement durer un peu le plaisir de voir cette belle femme suspendue à mon jugement, puis je lance avec de plus en plus d’assurance une suggestion à propos de tel ou tel épice ou condiment. Nous examinons ensuite collégialement la pertinence de mon intervention avant de rectifier, ou non, l’assaisonnement. En cas de litige, Mme Morlas reste l’autorité suprême (c’est quand même elle la cuisinière en titre !).
Depuis peu, j’ai décidé d’arrêter de suivre Brigitte le soir. Ces filatures nocturnes ne m’apprennent pas grand-chose de plus, et en plus elles me privent de mes précieuses soirées à la table de Mme Morlas. La vie de Brigitte n’est pas très compliquée à cerner : elle s’organise essentiellement autour de son ventre de plus en plus rond. Elle se rend chez sa gynécologue, elle participe à des cours de préparation à l’accouchement, ou elle fait de longues promenades en gardant une main protectrice sur son ventre, et un sourire béat sur les lèvres.
À l’évidence, elle ne m’a pas quitté pour suivre un autre homme (ou alors il est vraiment très discret), et je n’arrive pas à décider si je dois ou non m’en réjouir. Il se dégage tant de bonheur de chacun de ses gestes que j’ose de moins en moins imaginer troubler cette harmonie en apparaissant brusquement. J’attends le bon moment pour l’avertir de ma présence à Genève, et ce moment n’arrive pas. En attendant, je me fais aussi discret que possible, et j’attends qu’elle soit partie travailler pour me risquer hors de chez moi.
Elle semble vivre des missions d’intérim fournies par Isabelle, laquelle a rompu tout contact avec Nathalie ou avec moi, pour des raisons bien compréhensibles, au vu de sa contribution active à la fugue de ma femme.
Sur le plan social, elle fréquente régulièrement Isabelle et Alice, mais également celui qui anime ses cours de préparation à l’accouchement et ses deux enfants, qui habitent dans le même immeuble qu’elle. J’ai cru pendant un temps qu’il y avait quelque chose entre eux, mais je me suis rapidement convaincu que je me trompais. Lui, il vit plus ou moins avec la mère des enfants, une espèce de pimbêche à la mine sèche et à l’air malheureux. Je ne serais pas surpris qu’ils finissent par se séparer, ces deux-là.
Moi, j’essaie d’espacer mes visites à Paris. Pour le moment, je suis mieux ici. Henri m’a demandé la permission de prêter temporairement mon bureau à un jeune confrère, qui fait paraît-il merveille auprès de nos clientes. Je n’ai aucune raison de m’y opposer, puisque c’est provisoire, et que je n’ai aucune velléité de retour pour le moment. La clinique appelle de plus en plus rarement. Apparemment, ils se sont organisés pour assurer mon remplacement au mieux. C’est curieux la vie, on se croit indispensable à la place que l’on occupe, et pour peu que l’on soit projeté sur la rive, on se rend compte que les ronds dans l’eau s’espacent pour laisser après nous une surface aussi lisse qu’elle l’était, du temps où nous aussi on s’agitait avec les autres sous la surface.
Je pourrais en être affecté, mais au lieu de l’amertume à laquelle j’aurais pu m’attendre, je tire de cette constatation une légèreté dont je ne me serais pas cru capable. La vraie découverte est bien là : je fais la connaissance d’un Jean-Luc dont je ne soupçonnais pas l’existence. Ce Jean-Luc-là peut tout à fait vivre sans responsabilité et sans pression, et s’en trouver parfaitement bien. Je découvre qu’il peut être doux de cheminer les bras ballants, en ayant déposé ses fardeaux ! Je me sens léger, léger, presque heureux.
J’ai rendu quelques visites aux enfants, qui se sont montrés rassurés par ma bonne mine. Ils ont dû se concerter dans mon dos, et décider d’éviter pour le moment de prononcer les mots « Brigitte », « clinique » et « rentrer ». Ce parti pris me convient parfaitement.
J’ai profité de ma dernière visite aux enfants pour ramener de mon appartement parisien mon petit secrétaire en merisier. Mme Morlas n’y trouve rien à redire, et il manquait à ma chambre un meuble qui puisse me permettre d’écrire ; d’autant que j’ai à ce propos une idée derrière la tête qui commence à prendre forme.
J’ai commencé depuis quelque temps à consigner des recettes de cuisine sur des petits feuillets épars. Il me reste à persuader Mme Morlas, qui pèche par excès de modestie, d’y contribuer un peu plus directement. Mon idée serait de faire un livre de cuisine qui mêlerait au plaisir des papilles celui de l’esprit. Je m’explique : ce qui fait le succès des dîners de Mme Morlas, c’est de proposer un merveilleux repas, agrémenté d’anecdotes tour à tour amusantes ou touchantes, et de considérations philosophiques qui élèvent les plaisirs terrestres au rang d’art. À mon sens, ce qui manque aux livres de cuisine écrits jusqu’alors, c’est de ne prendre en compte que l’aspect technique de l’élaboration d’un plat. La cuisine, c’est tout un art de vivre. Je voudrais la persuader d’apporter son concours à l’élaboration d’un livre conçu comme un carnet de voyages, un ouvrage que les gens auraient plaisir à lire, et qui leur donnerait en plus l’envie de se mettre aux fourneaux, pour prolonger un moment de complicité. Comme pour le moment j’ai plus de temps qu’elle, je pourrais rédiger un ouvrage dont elle me fournirait la matière. Elle n’a pas encore accepté, mais je crois que l’idée lui plaît, même si pour le moment, elle n’a pas une minute à elle avec les fêtes qui approchent.
Pour Noël, elle reçoit toute sa famille, enfants et petits-enfants, et elle se fait un point d’honneur à leur proposer un menu inédit chaque année. Comme elle est originaire du Sud-Ouest, elle leur a concocté cette année une composition dont la clé de voûte doit être un chaud et froid de foie gras de sa composition. Elle le peaufine depuis plusieurs semaines, et je contribue au chef-d’œuvre en me prêtant de bonne grâce à toutes les dégustations, et en notant scrupuleusement toutes les phases de sa création, en vue de notre ouvrage à venir.
Malheureusement, je ne serai pas là pour assister au triomphe de ce que je pense pouvoir appeler « notre œuvre commune », puisque je vais devoir réveillonner chez Jean-Marc et Sarah. J’aime beaucoup ma bru, mais la perspective de la voir sacrifier inutilement une dinde, pour finalement l’abandonner dans un four afin d’étouffer toute une famille, m’attriste plus que je ne saurais le dire. La privation que je m’inflige en renonçant, par amour pour mes enfants, au réveillon de Mme Morlas, sera certainement portée à mon crédit à l’heure du jugement dernier. Enfin, peut-être qu’elle va me mettre des restes de côté !
- Alors beau-papa, ça fait un moment que vous vous offrez des vacances, vous n’avez pas envie de rentrer maintenant ?
Elle n’y va pas par quatre chemins ma belle-fille. À peine le temps d’apercevoir le regard noir que lui lance mon fils, que déjà la grand-mère de Sarah, placée à ma droite, fait diversion en avalant de travers le morceau de dinde qu’elle mâchonne sans conviction depuis vingt minutes. Si ce n’est pas pitoyable, à l’âge qu’a cette pauvre femme, quand on pense que cette hérésie pourrait très bien être son dernier repas !
- Justement, je me demande si je vais rentrer. Allez Mme Lévy, encore une gorgée d’eau pour faire descendre.
Jean-Marc et Sarah sont suspendus à mes lèvres, la fourchette en l’air, sans égard pour la malheureuse Mme Lévy, qui se bat avec la dinde méticuleusement déshydratée par sa fille.
- J’ai calculé qu’en me montrant raisonnable, j’ai les moyens de prendre ma retraite un peu plus tôt que prévu. Remarquez, je n’ai pas encore pris de décision définitive, mais Henri me presse de me déterminer pour lui permettre éventuellement d’attacher davantage mon jeune remplaçant au cabinet. Allons Mme Lévy, soyez raisonnable, ne touchez pas aux marrons !
Sarah tapote distraitement le dos de sa mère, sans me quitter des yeux.
- Oui, mon remplaçant a l’air de mal vivre sa précarité, et en plus il semble déjà quasiment indispensable au cabinet. À en croire Henri il est devenu la coqueluche de ces dames. Et puis moi, pour être honnête, je ne m’ennuie pas une seconde à Genève, et il m’arrive de penser que cet endroit m’attendait depuis longtemps.
Mme Lévy, toujours pas découragée, écrase méthodiquement les marrons, puis mélange la purée ainsi obtenue avec l’huile de cuisson de la dinde. Fataliste, je me borne à remplir régulièrement son verre d’eau.
- Papa, rien ne presse, tu n’es pas obligé de prendre une décision maintenant. Encore un peu de dinde ? - Non merci, c’était délicieux Sarah, mais je me réserve pour le pudding. - Quel pudding ? C’est un gâteau glacé aux marrons et au café, une vieille recette de famille.
« Vieille », je n’aurais pas trouvé moi-même un adjectif plus pertinent pour désigner la pauvre chose ratatinée, aperçue tout à l’heure au fond du réfrigérateur.
Je viens de leur dire que je pensais à rester à Genève, et maintenant que j’en ai formulé le désir à haute et intelligible voix, la décision me semble presque déjà prise. C’est comme si je ne pouvais déjà plus envisager de revenir à Paris pour y reprendre le cours de ma vie où je l’avais laissé. J’ai l’intuition de ne déjà plus être en mesure de quitter Genève aussi simplement qu’on ferme une parenthèse à la fin des vacances. À présent, c’est à Paris que je me sens en vacances, en transit, presque un étranger.
L’arrivée de la « recette de famille » m’arrache un soupir de détresse poliment étouffé.
- Je ne sais pas si ça va être aussi bon que d’habitude, je crois que j’ai un peu brûlé le biscuit en dessous.
C’est donc ça les copeaux noirs dans le fond du plat. Heureusement que je repars demain, je suis à bout. Pourquoi est-ce que mon fils n’essaie pas de se mettre à la cuisine, au lieu d’exposer les enfants à la calamiteuse créativité de leur mère ?
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