C’est quand même étrange, voilà presque trois jours que je ne l’ai pas vue sortir de l’immeuble, et elle n’a pas davantage ouvert les fenêtres pour aérer son appartement. Ça c’est quelque chose qu’elle fait systématiquement, au moins une heure par jour, même avec ce froid. Peut-être qu’elle a pris quelques jours de vacances. C’est sûrement ça, aucune lumière ne s’allume, elle a dû partir pour Noël. Je devrais sans doute appeler sa sœur, l’air de rien, pour voir si elle n’a toujours pas de nouvelles. Ou bien peut-être qu’elle a quitté Genève pour de bon, pendant que je me laisse gaver mollement par Mme Morlas.
Si elle revient, il faut que j’aille lui parler avant qu’elle ne décide encore une fois de changer d’adresse. Je l’aurais déjà fait si seulement je savais quoi lui dire. Qu’est-ce qu’on est censé dire à une femme qui vous a quitté depuis des mois, sans aucune explication, et qu’on retrouve enceinte ? Un retour à Paris, avec femme et enfant, puisque enfant il y a, me semble de moins en moins crédible, pour ne pas dire de moins en moins souhaitable, mais quoi qu’il en soit, il va bien falloir lui parler. Je ne vais pas continuer à raser les murs, c’est ridicule, et en plus elle risque de finir par me tomber dessus au moment où je m’y attendrai le moins, surtout si je continue à habiter ici.
Elle est revenue à ce moment-là, pendant que j’adoptais des résolutions adultes, accompagnée d’Isabelle et d’Alice. Je n’ai pas vu immédiatement qu’elle portait un couffin (mon poste d’observation n’est pas idéalement placé), mais lorsque je m’en suis rendu compte, ça m’a fait comme une décharge électrique qui m’a repoussé loin de la fenêtre. Il faut que je lui parle, plus moyen de faire autrement maintenant.
- Vous en faites une tête, monsieur Duvallon, vous n’avez vraiment pas l’air en forme aujourd’hui. Si vous n’avez rien de mieux à faire, j’accepterais volontiers un peu d’aide, il me reste encore deux tartes aux pommes à terminer avant le repas. - J’épluche les pommes comme d’habitude. - Non, pas cette fois, aujourd’hui vous avez une promotion. Attrapez un plat derrière vous, et faites comme moi.
Suivant son exemple, je presse doucement les petits amas poisseux entre les paumes de mes mains, jusqu’à obtenir un sable doré et régulier que je fais glisser voluptueusement entre mes doigts écartés. Mes soucis s’envolent peu à peu, au rythme des petits grains réguliers qui tombent en pluie fine dans le saladier. Le contact de certaines matières a une influence apaisante sur l’humeur. Je n’avais pas eu l’occasion d’y prendre garde avant, ou bien pas le temps. Elle a raison, je comprends seulement maintenant ce qu’elle veut dire lorsqu’elle parle du bonheur presque sensuel qu’il y a à faire la cuisine. Je comprenais sa remarque d’une manière plus intellectuelle. Je pensais qu’elle faisait référence au statut de celle qui pourvoie à la subsistance des siens, la « mère nourricière », ou quelque chose dans ce goût-là.
C’est bien plus simple que ça, il faut avoir plongé au moins une fois ses deux mains dans la farine et le beurre pour comprendre : presque une thérapie, avec en prime le plaisir de voir les belles mains de mon initiatrice jouer avec la pâte. Que cette femme sait mettre de grâce dans chacun de ces gestes ! Elle colore ma vie de petites touches de teintes gaies, de minuscules cadeaux qu’elle me fait jour après jour, à son insu. Si je passais encore mes journées à m’agiter en pure perte, comme je le faisais à Paris, je n’aurais à coup sûr rien vu de tout ça. Ce rituel de la pâte sablée, j’y ai recours souvent, avec chaque fois le même apaisement à la clé. Si je raconte ça à n’importe lequel de mes amis parisiens, je suis bien certain qu’aucun d’eux ne comprendra. Pour être honnête, même moi, avant de rencontrer Mme Morlas… Elle me rend mon sourire, au-dessus des pâtisseries. Un jour, il faudra quand même que je réponde aux questions qu’elle ne pose pas.
C’est en remontant à ma chambre, en saluant la paix retrouvée, que je me suis cassé le tibia (jambe gauche), et que je me suis fait cette entorse sévère et terriblement douloureuse (jambe droite). C’est arrivé très vite, j’ai eu juste le temps de me dire que mon ourlet de pantalon était défait et qu’il fallait que je m’en occupe, puis de me pencher pour le replacer de façon à éviter de marcher dessus. Sans cette malencontreuse distraction, j’aurais certainement vu la bille oubliée dans l’escalier par le petit-fils de Mme Morlas, et je n’aurais pas chuté lourdement un étage plus bas.
Mme Morlas est arrivée presque tout de suite, alertée par mes hurlements. Ensuite, pour achever de me ridiculiser, j’ai fait une espèce de malaise, probablement dû à l’intensité de la douleur. Saisissants, ces désordres, de la part de quelqu’un d’aussi rompu que moi à gérer la souffrance des autres ! À mon retour de l’hôpital, fraîchement plâtré, et équipé d’un fauteuil roulant rutilant loué par Mme Morlas, je me vois affecter la seule chambre du rez-de-chaussée : la sienne.
Puisque mon état m’interdit de grimper à l’étage, je la laisse transférer ses affaires dans mon ancienne chambre, et j’investis timidement mon nouveau domaine…, et ce qu’il y reste de l’intimité de son occupante habituelle. À l’évidence, ma bonne fée porte des bas, et non des collants, elle en retire des quantités étonnantes de sa commode. Je fais mine d’être occupé à autre chose, mais cette information intéressante monopolise durablement mon attention. Les jeunes femmes, qui optent en masse pour les collants, plus pratiques, n’ont aucune idée de la charge érotique que les bas, minuscules nuages de tissus, véhiculent dans l’imaginaire des hommes. Depuis ce jour, chaque fois que je la croise, pour peu qu’elle porte une jupe, j’ai du mal à me concentrer.
Sa chambre est de loin la plus spacieuse et la plus lumineuse, mais elle donne sur la cour intérieure, m’interdisant donc de me livrer à mon activité récurrente de surveillance. Mon accident m’impose un mois d’immobilisation, sans nouvelle de Brigitte, et sans possibilité de mettre à exécution mon projet de me présenter chez elle. Je consacre la première semaine de ma captivité à peaufiner le maniement du fauteuil roulant, et à mettre au point des contorsions élaborées pour réaliser les moindres gestes de la vie courante. Ma toilette me prend une grande partie de la matinée. M’habiller tient de la prouesse sportive. Mais, passées ces épreuves quotidiennes, je dispose du reste de la journée.
Je déjeune chaque jour en tête-à-tête avec Agathe (Mme Morlas et moi-même avons décidé depuis peu qu’il serait plus pratique d’utiliser nos prénoms). Ensuite, elle s’installe avec moi au salon, où nous travaillons à notre livre de cuisine. Vers cinq heures, elle range nos brouillons et les remplace par des biscuits maison accompagnés de jus de fruits de saison. Agathe conçoit pour le thé un mépris tel qu’elle ne le désigne jamais que par le sobriquet méprisant de « pisse-mémé ». Comme j’en buvais davantage par habitude que par goût, j’y ai renoncé sans regret, au profit des cocktails de fruits et de légumes qu’elle improvise, et dont les recettes figureront en bonne place dans notre livre.
Tout ceci nous mène allègrement vers dix-huit heures, heure à laquelle elle met invariablement en place les ingrédients et ustensiles nécessaires à l’élaboration du menu du dîner. Comme un chirurgien avant d’opérer, elle s’assure de la présence à portée de main de tout ce dont elle va avoir besoin. Je ne me souviens pas de l’avoir vue prise au dépourvu une seule fois depuis que je la regarde réaliser des prodiges. Pendant qu’elle cuisine, nous causons. Si c’est un plat nouveau, je prends des notes, en m’interrompant de temps à autre pour goûter la préparation, ou juste pour la regarder. Ma position assise forcée m’offre une vue imprenable sur la sculpturale chute de reins d’Agathe, mise en valeur par une taille incroyablement fine, et par mon imagination (particulièrement en éveil depuis que je connais son goût inespéré pour la lingerie).
De complications en infections, ma convalescence, qui devait au départ prendre un mois, en a finalement nécessité quatre ; et je crains fort de conserver de cet épisode une légère claudication. Je cache soigneusement à Agathe ce dernier point. Pour ma part, je n’en fais pas un drame, mais j’appréhende une recrudescence de culpabilité chez cette femme généreuse, qui se sent responsable de cet accident, indirectement causé par la négligence de son neveu.
Depuis que j’ai pu troquer mon fauteuil roulant contre une simple canne, nous avons intégré dans notre emploi du temps de courtes promenades quotidiennes dans le jardin. Je pose un bras autour des épaules d’Agathe, et elle règle patiemment sa démarche sur mon pas hésitant. J’aime bien cheminer comme ça, si près d’elle que je peux percevoir l’odeur lourde de ses cheveux, et jeter en toute impunité des regards appuyés sur l’échancrure de son chemisier. Le jardin est petit, et notre parcours est toujours le même. Le printemps n’est pas encore installé, mais une observation minutieuse de chaque plante nous permet d’en percevoir les indices discrets. Nous accueillons chaque minuscule découverte avec une excitation enfantine, à laquelle vient s’ajouter celle, moins innocente, que nous procure cette proximité physique fortuite.
Avant de vivre ici, je n’avais jamais pris le temps de regarder pousser les plantes. Depuis quelques mois, ma vie est pleine de grandes choses minuscules qui suffisent à mon bonheur.
Deux fois par semaine Agathe me conduit chez le kinésithérapeute, ensuite, nous avons pris l’habitude de faire une halte dans un restaurant que nous choisissons avec le plus grand soin. Comme je tente une fois de plus de mettre au point des stratégies compliquées pour donner à notre amitié un tour plus intime, certains détails édifiants me sautent brusquement aux yeux. Agathe ne porte plus, la belle saison s’installant, que des robes largement décolletées, qui mettent en valeur des rondeurs naturellement pigeonnantes. Alors qu’elle se penche vers moi pour la dixième fois depuis le début du repas, sans raison apparente, l’idée qu’elle le fait peut-être pour m’offrir un meilleur angle de vue sur son décolleté m’effleure enfin. Soupçon que je rattache mentalement à un constat fait il y a seulement quelques jours : les blouses qu’elle portait pour cuisiner à mon arrivée, ont avantageusement laissé place à de minuscules petits tabliers de soubrette. Autre indice édifiant, en y pensant, elle se maquille à présent dès le matin, et plus seulement quelques minutes avant d’accueillir ses Hôtes.
Elle consulte la carte des desserts en tortillant une mèche des cheveux que je l’ai convaincue de laisser pousser, et qui commencent à s’épanouir en boucles noires, qui tranchent sur la blancheur de sa peau laiteuse.
- Je vous trouve très belle.
Je l’ai dit, ou je l’ai pensé, je ne suis pas certain. Peu importe puisqu’elle a glissé sa main dans la mienne, là sur la nappe brodée.
Agathe a repris possession de sa chambre, et j’y suis resté aussi. Les bas et la lingerie fine sont venus se blottir contre mes slips et mes chaussettes, dans la vaste commode. Les petites robes d’été égayent la penderie où mes pantalons et mes chemises s’ennuyaient. Agathe a fait de nous un couple avec la générosité et le naturel qu’elle fait fleurir comme aucune autre ne sait le faire.
Je lui ai raconté mon histoire dès la première nuit passée près d’elle. Ça a été un vrai soulagement de pouvoir lui parler de Brigitte et du bébé, à tel point que je me suis demandé pourquoi je ne l’avais pas fait avant. Elle n’a fait aucun commentaire, se contentant de m’écouter avec attention, en m’interrompant parfois pour éclaircir un point ou un autre de mon récit. Elle est comme ça, Agathe, elle n’essaie pas d’intervenir dans la vie des gens qu’elle aime, elle se contente de les aimer, c’est tout.
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