Depuis mon arrivée à Genève, j’ai laissé couler les semaines, puis les mois, sans vraiment chercher à revoir Brigitte, en prenant ma maladie pour prétexte. S’il n’y avait pas eu ce bébé qui est peut-être le mien, et la nécessité d’assainir notre situation matrimoniale, je crois bien que j’aurais décidé de m’exonérer de cette corvée sans mauvaise conscience excessive. Après tout c’est quand même elle qui est partie. J’aurais pu continuer à faire le dos rond, d’autant plus facilement que pas une fois Agathe n’a abordé ce sujet en ma présence. Aucun mouvement d’humeur n’est jamais venu saluer l’un des regards circulaires prudents qui précèdent chacune de mes sorties hors de la maison. Elle a même la délicatesse de feindre de ne pas remarquer que je ne fais jamais mes courses dans le quartier, ce que j’évite d’autant plus facilement que la maison tourne le dos à la rue commerçante où se trouve l’appartement de Brigitte.
J’aurais donc pu temporiser encore, si seulement ma mauvaise conscience à propos de l’enfant que Brigitte a mis au monde ne venait pas interférer de plus en plus souvent dans ma nouvelle vie. Alors puisque aujourd’hui Agathe a prévu d’être absente toute la journée, j’ai décidé que c’était le moment d’aller parler à Brigitte. Je vais savoir si je suis ou pas le père de cet enfant, ne serait-ce que pour pouvoir enfin tourner cette page-là.
Je contournais donc le pâté de maisons qui nous sépare pour aller sonner chez elle, quand je l’ai aperçue, juste quelques mètres devant moi, en train de pousser sa fille (peut-être la mienne aussi) installée dans une poussette aux couleurs vives.
Comme la fillette, assise vers sa mère, me fait face également, je ralentis le pas pour me laisser le temps de saisir cette occasion inespérée de la regarder à mon aise.
C’est une petite blonde qui peut avoir un peu plus d’un an, de cette blondeur enfantine qui tournera au brun lorsqu’elle sera grande. Sur les photos de son enfance, Brigitte a elle aussi les cheveux si blonds qu’on les dirait blancs. La fillette ressemble aux enfants qui ornent les vieux albums abandonnés à Paris : incontestablement c’est une Morin. Elle a hérité d’eux ces yeux d’ardoise claire qui semblent hésiter, selon le temps ou l’humeur, entre le gris et le jaune, et qui m’avaient tant ému au début de notre relation. Je cherche en vain à me rappeler de quoi j’avais l’air au même âge, aucune ressemblance évidente ne me saute aux yeux, mais Gérôme ne me ressemble pas non plus, et c’est pourtant bien mon fils. Un homme les a rejointes, il dépose un baiser sur le front de la petite qui l’accueille avec de bruyantes manifestations de joie, et il passe un bras autour de la taille de Brigitte, en cherchant ses lèvres d’un mouvement si naturel qu’on le devine mille fois répété. Ils marchent à quelques pas de moi, indifférents à ce qui les entoure. Une famille de gens heureux, comme il y en a des milliers, lumineux et égoïstes. Je n’ai plus à me cacher. Je pourrais aussi bien me planter juste devant eux, je sais qu’ils ne me verraient pas davantage.
Je ne l’ai jamais vue poser sur moi le regard dont elle l’enveloppe. Cette évidence me pétrifie. J’en éprouve de l’amertume, mais pas de douleur, une simple blessure d’amour-propre, rien de plus. C’est à ce dernier point que je prends conscience du chemin parcouru depuis que j’ai quitté Paris. Je ne suis pas un homme rejeté en train de suivre sa femme et son jeune amant. Ces quelques mois ont mis plus que de la distance entre nous, ils ont changé en profondeur la nature de notre relation.
Les liens qui unissent un homme et une femme nécessitent, pour durer, une attention continuelle. L’épouse, c’est celle avec qui on fait tous ces gestes de la vie quotidienne qui maintiennent serrés les liens qui nous relient l’un à l’autre. Si on cesse d’accomplir ces mille rituels d’amour partagé, ces liens se desserrent jusqu’à disparaître complètement, en emportant avec eux jusqu’au souvenir de leur intensité passée. Le couple réclame un investissement que n’exigent pas les liens du sang. C’est toute la différence entre la famille que l’on a naturellement, et qui le restera quoiqu’il advienne ; et celle dont on a choisi de se pourvoir, qui peut à tout moment nous être retirée.
Elle n’est plus ma femme. Ça ne date probablement pas d’hier, mais c’est seulement aujourd’hui que ça m’apparaît comme une évidence incontournable : Brigitte a cessé d’être mon épouse, et peu importe qu’elle soit toujours considérée comme telle au regard de l’état civil.
Ma femme c’est celle qui taille les rosiers que j’ai plantés, celle qui me parle, celle avec qui je fais des projets, et contre laquelle je m’allonge quand vient le soir. Avec Brigitte, je ne partage plus rien depuis si longtemps déjà. La femme qui marche à quelques pas de moi est en train de ressortir doucement de ma vie, elle ne sera jamais tout à fait une étrangère, bien sûr, mais elle a cessé d’être mon épouse. Je n’ai plus rien en commun avec Brigitte, et depuis trop longtemps pour être encore capable de souffrir vraiment de la voir heureuse avec un autre que moi.
C’est un peu triste, quand on y pense, de se découvrir si peu d’aptitude à une passion dévorante. Déjà plus jeune, la lecture de l’histoire tragique de cette malheureuse Madame Bovary, qui avait plongé ma mère dans des affres de mélancolie, m’avait laissé pour le moins perplexe. Je flairais chez cette femme passionnée une maladie nerveuse non diagnostiquée, de nature à expliquer son invraisemblable propension à l’hystérie. Moi je ne suis pas homme à vivre une grande passion dévastatrice, je ne suis pas de ce type d’amoureux dont les romans foisonnent. Mon instinct de conservation me tient à l’écart des grandes dépressions. Je suis naturellement attiré par le bonheur, et par les gens qui me font du bien.
La petite tend des bras impatients vers lui, et l’homme la soulève pour l’installer sur ses épaules. À ses mimiques, je devine que Brigitte lui reproche gentiment de céder à tous ses caprices. Il la fait glisser de ses épaules à ses bras, puis à la poussette en riant, après l’avoir embrassée au passage. Sitôt installée à nouveau elle tend vers lui ses petits bras potelés, et elle l’appelle : « Papa ! Papa ! ». Aussitôt, il la reprend dans un éclat de rire, ils renouvellent ce manège plusieurs fois, comme une sorte de rituel installé entre eux.
C’est un homme très brun, la petite ne lui ressemble pas, mais il est évident que c’est sa fille. Fin de mon délire. Les femmes enceintes ne quittent pas leur mari pour disparaître soudainement, sauf si elles sont enceintes d’un autre, et qu’elles s’enfuient pour vivre avec lui. Voilà la vérité, et je suis sûrement un grand malade d’avoir pu m’imaginer que cette petite fille pouvait être la mienne.
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