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Transie de froid, le visage emmitouflé dans une grande écharpe, Abby tapa son code puis poussa la porte du Moscow Times en maugréant. Elle tapa ses pieds dans l'entrée, libérant une tonne de neige, puis entreprit de dérouler cette fichue écharpe qui l'empêchait de respirer. Le visage tout rouge, elle retira ses gants puis son manteau en se disant que, vraiment, le froid polaire qui étreignait Moscou était une plaie.
Elle avait passé la journée à tourner en rond au dehors, à se repasser son entrevue avec Craig. Il était maintenant minuit passé. Les bureaux du Moscow Times étaient vides. Ses collègues étaient peut-être toujours là de bon matin, mais ils étaient bien prompts à quitter le bureau avant l'heure. Si Abby devait comptabiliser toutes les heures sup qu'elle faisait la nuit, elle les battrait sûrement tous à plate couture. Mais au lieu de ça, elle passait toujours pour la petite flemmarde incapable de se lever le matin. Abby avait en horreur d'entendre tous les jours ces petits commentaires désobligeants, alors qu'elle n'avait jamais plus de quelques minutes de retard, et qu'elle compensait plus que largement par toutes ces heures de nuit que ses collègues, bien sûr, se plaisaient à ignorer.
Abby démarra son ordinateur puis tenta de faire un peu de tri sur son bureau en attendant que sa session de travail soit ouverte. Nom de dieu que c'était lent à démarrer ! Abby avait une profonde aversion pour l'informatique. Il y avait toujours un problème : logiciel qui plante, connexion qui saute, fichier détruit ou introuvable. Et pour ouvrir un simple document de bureautique, il fallait parfois encore une bonne trentaine de secondes. Abby tapota des ongles sur son bureau, se retenant de flanquer un bon coup de pied dans l'unité centrale de son PC pour lui intimer l'ordre de se magner, mais elle savait bien que ça ne servirait à rien. Elle soupira donc puis attendit en silence, excédée, considérant d'un œil morne les restes d'un fast-food qui traînaient sur son bureau, noyés dans un mélange froid de ketchup et de mayonnaise. Ce spectacle peu ragoûtant – qui aurait écœuré n'importe qui d'autre – lui donna faim. Elle attrapa le sandwich défraîchi puis mordit avec plaisir dans la viande froide avant d'entreprendre de mâchonner quelques frites molles. Le fast-food était son vice et la malbouffe son grand plaisir. Fichus froggies, se dit-elle avec un sourire, sans vraiment le penser, bien sûr.
Lorsque son PC eut enfin fini de démarrer, elle consulta ses mails puis ouvrit ses documents. Elle prit quelques minutes pour taper son rapport de la journée. Mais elle n'était pas bien avancée. L'entrevue avec Craig avait été prometteuse dans le sens où elle allait pouvoir le revoir, mais elle n'avait pas eu le temps de poser les questions qui lui tenaient le plus à cœur. Évidemment, il y avait cette histoire de cadavres à la morgue. C'était intrigant au plus haut point, certes, mais Abby ne pouvait pas en parler ainsi à Craig, de manière aussi frontale que brutale. Elle tenait l'information de Dimitri – qui était loin d'être extrêmement fiable – et ce serait de toute façon beaucoup trop prématuré. Non, elle n'aurait pu se résoudre à en parler.
Il y avait cependant Daryznetzov, le second laboratoire de Futura Genetics, perdu dans la toundra. C'était un sujet dont Abby aurait bien aimé avoir le temps de discuter avec Craig. Ce n'était a priori que partie remise, mais elle commençait à trouver le temps long. Elle avait longuement pensé à se rendre directement là-bas. Mais personne ne l'aurait laissé entrer. Les autorisations pour visiter le site n'étaient plus délivrées depuis un bon moment. Depuis l'inauguration, en fait. Abby avait pu en discuter avec un certain Piotr, un des collègues de Dimitri qui avait couvert l'ouverture de ce gigantesque laboratoire de biotechnologie. Mais qu'en avait-elle retiré ? Rien. Piotr lui avait gentiment expliqué que les journalistes invités sur place n'avaient rien vu d'autre que des bâtiments gigantesques, des laboratoires à moitié vides, car en cours d'installation, de grandes baies vitrées, un gigantesque parking et beaucoup de gravats. En fait, le laboratoire de Daryznetzov avait été présenté en grandes pompes alors qu'il était encore loin d'être terminé. Et puis surtout, fait étrange, il n'y avait aucun journaliste scientifique sur les lieux. L'équipe technique qui avait présenté le site à la presse aurait pu raconter n'importe quoi, personne n'avait le moindre recul pour analyser les données. Les journalistes avaient vu une quantité impressionnante de matériel scientifique – microscopes, ordinateurs, centrifugeurs et autres automates – présenté de manière terriblement succincte ou horriblement technique, si bien que personne n'en avait rien compris. Les informations sur l'orientation réelle des travaux qui y étaient menés restaient donc très floues, et plus aucune personne extérieure à l'entreprise ne pouvait s'y rendre. Entre-temps, l'éloignement et l'isolement du laboratoire de Daryznetzov avaient suffi à le faire oublier, surtout que les projecteurs étaient toujours restés braqués sur le laboratoire principal situé en plein cœur de Moscou. À tel point que tout le monde ou presque avait fini par oublier l'existence de ce second laboratoire. Tout le monde, sauf Abby.
Car même si elle n'était pas du genre à fouiller les placards, toute cette opération ne ressemblait que trop à un écran de fumée savamment orchestré : le laboratoire avait été présenté, son existence était officiellement avérée, et pourtant sa vraie nature restait un mystère subtilement voilé. Alors, bien sûr, Abby n'était tout de même pas la seule à se poser des questions. D'autres avant elle avaient exigé des réponses auprès de Craig en personne. Celui-ci avait su se montrer plus ou moins convaincant en expliquant que les recherches menées à Daryznetzov étaient suffisamment particulières pour justifier son éloignement. Il avait notamment parlé des organismes de synthèse, en expliquant que c'était la ville de Moscou elle-même qui lui avait demandé de bien vouloir se tenir à l'écart pour éviter toute contamination. Craig en avait rajouté une couche en expliquant que le laboratoire manipulait de grandes quantités de substances toxiques ou explosives dans le cadre de leurs recherches, et qu'il était de fait impossible de les effectuer au beau milieu de la population. Le laboratoire menait également des expériences nécessitant une très grande précision et donc une stabilité mécanique incompatible avec la pollution vibratoire qui régnait dans n'importe quelle ville en raison du trafic routier, des outillages et autres sources de nuisance. Et puis, installer plusieurs milliers de mètres carrés de laboratoire à Daryznetzov était infiniment moins coûteux qu'en plein centre de Moscou.
Tous ces arguments étaient effectivement séduisants, mais Abby n'était pas totalement convaincue pour autant. Surtout lorsqu'elle avait découvert – par des moyens plus ou moins détournés et donc difficilement avouables – une liste précise du matériel de laboratoire installé à Daryznetzov. Futura Genetics avait acquis auprès d'une importante société allemande plus de vingt-cinq mille thermocycleurs à PCR à deux mille cinq cents dollars pièce, soit une facture de plus de soixante millions de dollars. Soixante millions de dollars. Il avait fallu un certain temps à Abby pour analyser la liste et prendre toute la mesure de l'information. La facture était impressionnante, bien sûr, mais c'était surtout le nombre de ces machines à PCR qui était stupéfiant. Après renseignement, il s'avéra en effet qu'aucun laboratoire au monde n'en utilisait autant. Futura Genetics possédait le plus imposant stock de machines à PCR de la planète. Et de très loin. De tellement loin qu'Abby avait presque fini par croire à une erreur. Mais non. Daryznetzov était un laboratoire réellement hors-norme. Pour savoir ce qu'il pouvait bien s'y tramer, Abby avait bien évidemment cherché à connaître la fonction première d'une telle machine.
La PCR, pour polymerase chain reaction ou réaction en chaîne par polymérase, avait révolutionné la biologie moléculaire dans les années 1990. Mais cette méthode était depuis devenue une technique extrêmement classique, utilisée par les laboratoires du monde entier, réalisée à l'aide d'une simple petite machine pas plus grande qu'une imprimante de bureau. Tout le monde l'utilisait à tour de bras. En fait, la PCR n'avait strictement plus rien d'extraordinaire. Mais qu'est-ce que Craig pouvait bien faire de vingt-cinq mille de ces machines ? Là était la vraie question. Un thermocycleur à PCR n'avait peut-être rien d'extraordinaire, mais que pouvait-on faire de particulier avec plusieurs milliers de ces machines, là où un laboratoire classique n'en possède pas plus de dix ? Abby avait donc cherché dans cette direction. Avec autant de machines, Futura Genetics s'était forcément lancée dans un processus industriel à grande échelle totalement inédit.
Abby avait alors questionné un certain nombre de chercheurs qui faisaient couramment usage de la PCR en laboratoire pour leur demander ce qu'il pouvait bien y avoir derrière tout ça. Et lorsqu'elle avait lâché son chiffre de vingt-cinq mille unités, on lui avait ri au nez. Car la réaction en chaîne par polymérase était un processus permettant simplement de multiplier l'ADN. En fait, c'était juste une photocopieuse biologique capable d'effectuer plusieurs milliards de copies d'un morceau d'ADN en à peine une heure. Abby avait alors demandé :
— Quel intérêt peut-on avoir à utiliser autant de PCR si une seule machine est déjà capable d'un tel rendement ?
Ce à quoi on lui avait presque invariablement répondu :
— Aucun.
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