13
Abby était de retour dans les gigantesques locaux de Futura Genetics. Après Craig, elle avait aujourd'hui rendez-vous avec un certain Mikhaïl Komarov, un important chercheur de Futura Genetics. Mais elle n'arrivait pas à se mobiliser. Elle ne pensait encore qu'à son entrevue de la veille. Craig lui était apparu à des lieues de l’idée qu’elle s’en était faite. Et il voulait la revoir. C’était aussi étrange qu’inespéré. L’opportunité de revoir Craig serait pour Abby l’occasion de finir son article, bien sûr. Mais surtout elle se remémora, non sans un certain opportunisme, que nombre de livres étaient ainsi parus suite à des discussions suivies entre chercheur et journaliste. Peut-être était-ce enfin le tournant tant attendu de sa carrière ? Elle ne voulait pas s’emballer, mais le fait était que Craig semblait l’apprécier.
Après avoir demandé son chemin, elle arriva enfin devant une grande porte d'acier. La plaque indiquait : Mikhaïl Komarov – CTC Abby toqua.
— Entrez ! fit une voix étouffée par l'épaisseur de l'acier.
Abby poussa la porte et s’avança vers le jeune homme.
— Bonjour, dit-elle en faisant quelques pas vers le bureau. Je me présente : Abigail Lockart, Moscow Times. — Oui, oui, on m’a prévenu, fit Mikhaïl Komarov, visiblement gêné. — Euh... Un problème ? s'enquit Abby. — Non, je… Asseyez-vous, je vous en prie.
Il ne fallut pas longtemps à Abby pour comprendre que la cause de la gêne qui semblait frapper Komarov était tout simplement qu’elle lui plaisait. Elle l’oubliait souvent, mais elle était très belle. Le regard que le jeune homme posait sur elle était éloquent. Abby avait oublié à quel point c’était agréable. Elle fit mine d’inspecter le bureau, savourant l’instant, mais elle n'était pas du genre à en abuser. Alors, elle se lança.
— Monsieur Mikhaïl Komarov, pouvez-vous m’expliquer quel est votre rôle chez Futura Genetics ? — Je suis responsable des recherches CTC. — CTC ? Qu'est-ce que cela signifie ? demanda Abby. — Oh, c’est idiot. Ça veut simplement dire Cracking The Code. On craque le code, littéralement. Le code génétique, bien sûr. C’est bête, oui, mais il faut bien décompresser un peu. On est tellement sous pression, ici. — C'est de l’humour de généticien ? — Si on veut, oui. Mais je ne suis pas vraiment généticien.
Abby attendit quelques instants avant de continuer. Elle observait Mikhaïl depuis le début et commençait à le trouver de plus en plus quelconque. Voire laid, avec ses cheveux d'une couleur indéfinissable et frisottants. C’était étrange. Elle ne l’avait pas tout de suite remarqué, sans doute était-elle trop occupée à se sentir observée. Elle se sentit aussi bête que déçue.
— Bien… Si vous n'êtes pas généticien, que faites-vous ici, alors ? demanda-t-elle, avec une pointe d’agacement. — Je suis plutôt... mathématicien, répondit Komarov, apparemment déstabilisé.
Abby s’en voulut d’avoir réagi ainsi. Elle ne voulait pas le blesser.
— Que fait un mathématicien dans la recherche du génome humain ?
Komarov fit une longue pause durant laquelle il inspecta soigneusement son interlocutrice, comme s'il cherchait le meilleur angle d'attaque pour lui infliger une répartie cinglante. Abby se sentit gênée. Mais Mikhaïl rompit le silence.
— Je pense que vous comprendrez mieux si vous le voyez par vous-même. — Le voir ? Quoi donc ? fit Abby, réellement curieuse. — Human Genome.
Abby fit de grands yeux ronds d'incompréhension.
— Notre supercalculateur, répondit Komarov avec un sourire.
Mikhaïl se leva et fit signe à Abby de le suivre. Ils traversèrent de nombreuses salles où des hommes en blouse blanche étaient affairés sur des écrans d’ordinateur. Certains manipulaient des pipettes ou de pleines cassettes de fioles remplies d’un liquide incolore. Sur les écrans défilaient des tonnes de chiffres et de lettres, parfois un signal « MATCH » clignotait et un scientifique scrutait intensément les résultats avant de repartir, l’air dépité. Tout cela n’avait décidément rien de bien excitant.
Abby suivait son guide, elle l’observait de dos, avec sa démarche banale, et toujours cette horrible coiffure. Ils traversèrent un certain nombre de couloirs. Tout semblait très quelconque. Un des murs retint pourtant son attention. Il était percé d'une très large fenêtre qui donnait sur une petite salle de taille moyenne, plongée dans la pénombre. Abby n'y voyait pas grand-chose, mais la salle semblait vide. Le mur du fond était percé de trois portes, chacune munie d'une petite vitre carrée. Abby se demanda ce que cela pouvait bien être, lorsque quelque chose dans la vitre principale l'interpella. Son reflet était étrange. Un peu comme si une fine matrice métallique avait été coulée dans le verre. Abby plaqua sa main contre la vitre, comme pour la palper. Cela lui sembla soudain être du verre blindé.
Elle allait demander à Komarov ce qu'il en était lorsqu'il l'appela du bout du couloir.
— Venez ! Nous y sommes !
Ils arrivèrent devant une grande porte blanche où était sobrement inscrit : HUMAN GENOME Mikhaïl passa son badge et la porte s’ouvrit mécaniquement. Abby suivit Mikhaïl à l’intérieur. Quelques instants passèrent avant que des centaines de néons ne s’allument, révélant une salle absolument gigantesque remplie d’innombrables rangées d’élégants blocs bleus irisés de la taille d’immenses armoires.
— Voici Human Genome. Le plus puissant ordinateur du monde, fit Mikhaïl, l’air satisfait en voyant la stupéfaction d’Abby. — C’est gigantesque ! souffla Abby. — Oui. Human Genome s’étend sur un hectare. Cent mètres sur cent. Il y a cinquante rangées d’armoires comme celles-ci.
Chacune est composée de dix modules, renfermant chacun 256 processeurs.
— Et toutes ces armoires… ce sont des PC ? demanda Abby, sidérée. — Presque. En fait, ce sont des unités de calcul. — Et où sont les écrans ? — Il n’y en a pas. Enfin, pas ici. Human Genome envoie ses résultats aux centaines de postes d’ordinateurs que nous utilisons dans nos labos. Vous en avez vu quelques-uns. — Pas d’écrans ? Ce sont juste des unités de calcul ? — C’est le principe même du supercalculateur. Effectuer des calculs, en masse. À toute vitesse. Human Genome développe une puissance de calcul de cent cinq petaflops. Soit cent cinq millions de milliards d’opérations logiques en virgule flottante à la seconde. Nous sommes au top du top. Savez-vous par quel facteur nous avons multiplié la puissance de traitement informatique depuis les premiers supercalculateurs de la Seconde Guerre mondiale ? — Je ne sais pas. Des millions de fois, peut-être ? — La puissance a été multipliée par vingt mille... milliards ! — C'est monstrueux, fit Abby en écarquillant les yeux. Et par rapport à mon PC, Human Genome est combien de fois plus puissant ? — À peu près cinq millions de fois plus, fit Mikhaïl, visiblement content de lui. — Donc, là, vous avez l'équivalent de cinq millions de fois mon PC. — Oui, à la différence près que Human Genome ne tourne pas sous Windows, mais sous Linux. — Et pourquoi donc ? Vous êtes anti-Microsoft ? On dirait que c'est à la mode, ça, de dire du mal de Microsoft. — Ça n'a rien à voir avec la mode ni avec mes convictions personnelles. Windows est beaucoup trop instable pour ce type d'application, c'est un fait. Un plantage sur une telle machine serait catastrophique. — C'est donc pour des raisons de stabilité. — Pas seulement. En fait, la seule véritable raison est que Windows n'est absolument pas pensé pour une architecture multitâche en multiprocesseur. Au mieux, il peut gérer jusqu'à trente-deux unités de calcul Intel Xeon. Or, Human Genome est architecturé autour de cent vingt-huit mille processeurs... — Je comprends mieux le problème. Autant de processeurs, ça commence à faire beaucoup. — Oui et du coup, ça chauffe terriblement. — J'imagine que vous utilisez de puissants systèmes de refroidissements ? — Azote liquide. — Ah oui. Quand même. Mais de quel genre de processeurs s'agit-il ? Ils doivent être bien plus puissants que ceux d'un PC classique, non ? — Vous croyez ? fit Komarov, ravi d’intéresser sa jolie accompagnatrice. — Hmm… dix fois plus puissants ? tenta Abby, amusée. — Disons plutôt dix fois… moins puissants ! — Ah ? fit-elle, presque déçue. — Non, j’exagère, les processeurs que nous utilisons sont du type AMD Proton, en version multicore. En fait, chaque Proton contient huit cœurs et développe sept cents GFLOPS. Ils sont très performants par rapport à ceux d’un PC classique, mais ce n'est pas pour autant ce qu’il se fait de mieux en la matière. En effet, nos Protons sont cadencés à « seulement » trois gigahertz, alors qu'il est possible d'en trouver des modèles cadencés jusque cinq gigahertz sur le marché et même de les pousser jusque sept gigahertz en overclockage. — Mais pourquoi ? Pourquoi ne pas utiliser les meilleurs processeurs du marché ? Le but n’est-il pas d’avoir une puissance maximale ? — Si. Human Genome est clairement le plus puissant ordinateur du monde. Il n'y a pas de doute sur ce point. Simplement, c’est le nombre de processeurs qui compte, plutôt que leurs performances individuelles. En fait, on a pris les processeurs les plus puissants… parmi ceux qui chauffaient le moins ! Car c’est la chaleur, le vrai problème. — Autrement, ce ne serait plus un supercalculateur, mais une fonderie, si je comprends bien ? — C'est un peu ça, oui, fit Komarov avec un sourire. — Mais vous calculez quoi, au juste ? — Avez-vous la moindre idée de ce qu’est le génome humain ? demanda Mikhaïl, soudain mystérieux. — C'est une série de lettres. G, A, T, C, je crois, répondit Abby en essayant d'avoir l'air un minimum savante. — Précisément. Ça n’est que ça. Ces lettres vont par paires. A avec T, et G avec C. L'adénine avec la thymine, la guanine avec la cytosine. Ce sont quatre acides aminés. Chaque paire forme ce que l’on appelle une base. Notre génome contient trois milliards et deux cent millions de paires de base. Ces paires se suivent, inscrites sur un ruban en forme de double hélice torsadée d’acide désoxyribonucléique... — L'ADN, coupa Abby. — Exactement. — Trois milliards de paires de bases, c’est beaucoup, je vous l'accorde, mais je ne vois toujours pas ce que vous calculez. — J’y viens, fit Mikhaïl, fébrile comme s’il venait de faire une découverte majeure. On a donc nos trois milliards de bases qui forment les gènes, mais nous ne savons pas précisément qui ils sont ni où ils se trouvent. Pour cela, on fait appel à des algorithmes de comparaison et de reconnaissance probabiliste pour les identifier. Et pour cela, il faut de la puissance. Beaucoup de puissance. D’ailleurs, à l’époque, nous n’avions pas encore Human Genome. Nous avons séquencé le génome avec Blue Gene, mille fois moins performant. Mais on y est arrivé. — Il y a eu polémique, fit remarquer Abby. — Oui, oui, admit Mikhaïl, agacé. Nous n’avions effectivement séquencé « que » quatre-vingt-dix-neuf pour cent du code. Et après ? Quelle différence ? L’essentiel était fait. — Et aujourd'hui ? — Nous avons progressé, bien évidemment. Il doit nous manquer un centième de pour cent du génome à recenser. — Ce n’est toujours pas fini ? fit Abby, incrédule. — Vous savez, mademoiselle Lockart, sur les vingt-huit mille gènes recensés, à peine trois pour cent sont codants. Alors, l’infime partie restante, vous pensez bien qu’on peut la négliger. Ce ne sont que quelques paires de bases perdues, non fonctionnelles, redondantes, recroquevillées sur les extrémités de nos chromosomes, que l’on appelle télomères. Rien de bien méchant, lâcha Komarov avec un haussement d'épaules. En fait, nous avons officiellement terminé il y a quelques semaines à peine. — Mais qu’entend-on au juste par « codant » ? Certains gènes ne le sont pas ? Ils ne servent à rien ? — Eh bien, un gène codant est un gène qui s’exprime effectivement en dictant la construction d’une protéine. L’immense majorité de nos gènes sont silencieux, c'est-à-dire inactifs : ils ne commandent rien. Ils sont là, c’est tout. — C’est tout ? — Ça peut sembler curieux, mais la réalité est ainsi. Vous savez, la génétique est un grand mystère… qui nous a coûté deux milliards sept cents millions de dollars. C’est le prix du séquençage du génome humain via Blue Gene. — Deux milliards sept cents millions de dollars... pour une immense majorité de vide non codant, releva Abby. — Euh… oui, admit Mikhaïl. Mais je vous vois venir. Attention aux mauvaises interprétations : ce n’est pas parce que quatre-vingt-dix-sept pour cent de nos gènes sont non codants qu’ils sont inutiles. Bien au contraire. — Mais vous l'avez pourtant dit vous-même : ces gènes ne codent rien du tout, asséna Abby. — Il y a des choses que nous ignorons. On a déjà mis en évidence le rôle structurel de cet ADN non codant. — Structurel ? C'est-à-dire ? — En fait, l’ADN est une longue liste de données qui, pour se répliquer, doit effectuer certaines manœuvres sur elle-même. Donc dans l’espace. Un peu comme un fil de fer qui se plie pour que deux parties initialement très éloignées puissent se rencontrer. L’ADN non codant peut donc servir de « rallonge », si l'on peut dire. Il participe à la structure spatiale, même s’il n’est pas codant lui-même. Vous me suivez ? — Je crois, oui. C'est comme une laisse pour tenir son chien.
Komarov la regarda quelques instants avec un air songeur.
— L'analogie est intéressante... Je n'avais jamais vu la chose sous cet angle. Je vais la ressortir à mes étudiants ! — Merci, fit Abby en esquissant un sourire. — Oh, mais de rien. Vous savez, je suis de ceux qui sont convaincus que l'on apprend tous les jours. C'est valable même pour les plus pointus des spécialistes qui peuvent apprendre quelque chose grâce à une fillette de sept ans. — C'est beau, l'humilité, fit-elle. — Euh, oui, je suppose, répondit Komarov sans trop savoir que penser de la remarque. — Cet ADN non codant, on ne l'a pas appelé DNA Junk à une époque ? ADN poubelle ? Il me semble avoir lu ça quelque part... — En effet. Ce fut une grande erreur scientifique. Car cet ADN est loin d'être inutile. En plus du côté structurel, on sait par exemple aujourd'hui qu'il est également constitué de pseudogènes et de... rétro pseudogènes. — Ça a l'air compliqué, fit Abby avec une moue désespérée. — Ce sont des noms un peu bizarres, concéda Komarov. — Voire même carrément ronflants. — Vous savez, nous autres généticiens, avons un ego souvent... disproportionné, je le reconnais. J'ai moi-même inventé quelques termes à dormir debout qui pourtant, sur le coup, me semblaient réellement inspirés, fit Komarov en secouant la tête, presque navré. — Ah... J'exige d'en savoir plus ! répliqua aussitôt Abby avec malice. — Eh bien, je... Je m'étais laissé dire à l'époque que l'une de mes mises à jour sur un algorithme de convergence non linéaire aurait bien mérité de s'appeler « algorithme de Newton-Komarov d'ordre 4 à décentrage variable ».
Abby le regarda avec des yeux tout ronds, presque horrifiés.
— Je me suis ravisé, s'empressa de la rassurer Mikhaïl avec un large sourire. — Je ne pensais pas que les généticiens pouvaient être aussi étranges. — Oh, vous savez, pour le coup, il s'agit plus de mathématiques que de génétique, et je... — Alors, ces rétro pseudogènes ? coupa Abby avec un sourire poli. — Ah, oui. Si ce fameux ADN « poubelle » comme certains aiment à le nommer est aujourd'hui non-codant, il n'en a pas toujours été ainsi. En fait, ce sont des gènes qui ont été actifs dans le passé, mais qui se sont « endormis » à cause d'une mutation qui les a rendus inefficients. — Et en quoi cela peut-il être intéressant ? — Eh bien, ces gènes peuvent à tout moment se réactiver ! C'est un peu comme une vieille bibliothèque que l'on n'a pas dépoussiérée depuis longtemps. — Je vois. Il est toujours temps de descendre à la cave pour redécouvrir un bon vieux bouquin. — C'est même plus fort que ça. — À savoir ? — Imaginez, comme ces gènes ont été inactivés, ils n'interviennent plus dans la vie de la créature qui les porte, et... — ... ils ne sont plus du tout soumis à la sélection naturelle ? essaya Abby. — Exactement, fit Komarov après une pause, réellement impressionné. N'étant plus soumis à la sélection, ils se répandent aléatoirement et on peut en tirer de nombreuses conclusions. Pour l'Évolution, c'est une formidable opportunité, puisque cela permet de « mettre en veille » des gènes non avantageux à une époque et à un lieu donnés, sans pour autant les détruire. — Et j'imagine que ces gènes, réactivés à une date ultérieure, peuvent avoir des effets bénéfiques ? — Tout à fait. Vous savez, l'Évolution est véritablement passionnante. — Je n'en doute pas, fit Abby, tout sourire... Et si j'ai bien compris, maintenant que le génome est séquencé, vous cherchez à savoir quel est le rôle précis de chacun des gènes recensés. — Tout à fait, fit Mikhaïl, conquis par le sourire de la jeune femme. Maintenant que l’on connaît le code et l’adresse de chaque gène sur le ruban d’ADN, il nous faut découvrir leur fonction. — S'ils en ont une, précisa Abby en levant les yeux de son carnet de notes. — Oui. Et c'est beaucoup plus difficile. Vous voyez, le séquençage est un processus très lourd. Mais, au fond, il n'est que lourd. Comprendre les gènes séquencés est bien plus difficile que le séquençage lui-même. — Alors, c'est reparti pour un tour. Et c'est là que vous entrez en jeu. En tant qu'informaticien, si je ne me trompe ? — C'est cela. Mon rôle est d’écrire le code de nos programmes informatiques pour percer les mystères du code génétique. — Un code pour en craquer un autre, en somme. Amusant, remarqua Abby. — Oui, c’est amusant. Human Genome augmente la puissance brute de calcul, et moi je fais en sorte qu’à puissance égale, nos programmes traitent toujours plus de données à la seconde. Notre capacité de traitement a ainsi été multipliée par huit mille en dix ans. — Impressionnant. Comment avez-vous fait ? — Oh, c'est compliqué. Mais une des particularités est que nous utilisons un langage appelé Assembleur. — À savoir… ? fit Abby, tout en prenant des notes à toute vitesse. — Eh bien... Savez-vous sur quoi opère un processeur ? — Sur des « 0 » et des « 1 », si je ne m'abuse. C'est du binaire. — Voilà. Un processeur ne comprend que ces deux valeurs, « 0» ou « 1 ». Mais avez-vous déjà vu un programme informatique ? — Non. Je ne crois pas, fit Abby, désolée. — Un programme informatique est conçu à partir d'une syntaxe. Ce sont des règles d'écriture. Un langage informatique est conçu autour de mots comme «do», «while», «end» ou «for». — Ce ne sont pas des « 0 » et des « 1 » ? s'étonna Abby. — Non, justement. — Donc pour être exécuté, le programme doit au préalable être traduit en binaire ? — C'est ce que l'on appelle la compilation. On traduit notre langage syntaxique en un langage directement compréhensible par la machine. — Et j'imagine que ce processus prend du temps. Du coup, avant même d'avoir commencé, le programme a déjà perdu du temps à cause de la compilation ? — Vous avez tout compris. — Et l'Assembleur gagne du temps sur cette étape ? — Oui, parce que la syntaxe de l'Assembleur est la plus proche que l'on puisse imaginer du langage machine. — Ça doit être barbare. — Je ne vous le fais pas dire. On doit penser comme la machine. — Si toutefois cela a un sens, de dire qu'une machine est capable de penser, fit Abby. — Bonne remarque. Au final, un algorithme codé en Assembleur est environ cent fois plus rapide que ce même algorithme codé en C++ classique. — Mais il y a forcément une contrepartie à ce gain de temps, non ? — En effet, il faut faire extrêmement attention. Car la compilation classique sert également de débogage. Mais en Assembleur, on injecte presque directement la séquence de l'algorithme dans le processeur physique. Sans avoir été ni vérifié ni débogué. Je vous laisse imaginer les conséquences en cas d'erreur de codage. — Plantage ?
Komarov fit oui de la tête.
— Ça doit faire de sacrés dégâts sur une machine comme Human Genome, reprit Abby. — Oui, surtout qu'un programme de trois cent mille lignes de code a toutes les chances d'être truffé de milliers d'erreurs. Mais en fait, rassurez-vous, on possède quand même des outils d'aide au débogage. Mais du coup, on perd encore du temps. — Je vois, fit Abby, pensive.
En fait, elle n'était pas véritablement emballée par cette histoire de programmation. Ce n'était pas inintéressant, loin de là, mais elle se demandait surtout si elle pouvait se risquer à parler de l’incident. Elle en mourrait d’envie depuis un moment, mais elle ne voulait surtout pas se faire renvoyer dans ses vingt-deux. Craig voulait la revoir. Elle ne pouvait pas s’y risquer. Pas maintenant. Et puis, elle devait en savoir plus.
— Des questions ? essaya Mikhaïl, gêné, sortant Abby de ses pensées. — Non, merci, je… Je pense en avoir assez vu sur les activités de Futura, fit-elle. — Vous écrivez un article sur monsieur Craig, ou sur Futura ? demanda Komarov. — Les deux. En fait, je me focalise sur Craig, mais je suis bien obligée de restituer le contexte. — Donc… Je peux peut-être vous parler de Craig ? — J’aimerais beaucoup, admit-elle. Parlez-moi de lui. Quel genre de supérieur est-il? — Craig est plus un mentor qu’un supérieur. Il a une vision du monde, une telle connaissance des sciences et de la génétique ! Ses intuitions sont surprenantes, même en algorithmique qui n’est pourtant pas sa discipline. — Ah oui ? Même en programmation ? — Oui. Une fois, il a passé en revue un de mes algorithmes. Et je l'ai vu condenser les deux cents lignes de codes que j'avais tapées en à peine... quarante lignes ! Et en Assembleur, qui plus est ! — C'est un génie ? — Oui, vraiment. Et ce, sur tous les plans. Il dit que je suis un bon codeur, que c'est pour ça qu'il m'a embauché. Qu'il a besoin de moi. C'est vrai. Je ne voudrais pas paraître prétentieux, mais j'ai quelques très bons codages à mon actif. Mais lui... C'est autre chose. C'est presque étrange. Il ne code pas, ce n'est pas son métier, et là, d'un coup d'un seul, il me remet à ma place. — On appelle ça la fulgurance. — Je suppose, oui. J'essaie de me convaincre que ce n'était qu'une passade, un bref accès de génie. Voire même du bluff. Après tout, qui sait de quoi il est capable ? fit Komarov, laissant planer le mystère. Vous savez, ce type est vraiment bizarre. Mais il n'y a pas de doutes, c'est un vainqueur. C’est lui qui a décidé de séquencer le génome humain à la hussarde. Et il avait raison. On a coiffé tout le monde sur le poteau, fit Mikhaïl, visiblement amusé par le souvenir. — Pardon ? À la... « hussarde » ? — Disons qu’à l’époque, il y avait deux approches du séquençage, rigoureusement différentes. L’une des approches consistait à séquencer « intelligemment » le code, avec un algorithme ciblant uniquement les gènes actifs. Même si l’algorithme était plus intelligent, donc beaucoup plus lourd et très gourmand en calcul, on se rattrapait sur le fait qu’on n’avait que trois pour cent de gènes codants. — Attendez ! On savait, avant même le séquençage, que seulement trois pour cent des gènes étaient codants ? Comment est-ce possible ? — Bonne remarque. Non, bien sûr, on ne le savait pas. Enfin, pas de manière aussi précise. Mais on avait de sérieuses présomptions. — Et c’est ce que vous avez fait ? — Justement non. C’est là que Craig intervient. Contrairement aux autres, il décide d’y aller avec l’industrie lourde. Il décide de tout séquencer. Il parie sur la simplicité de l’algorithme pour accélérer le calcul. Tout en espérant qu’il y ait un maximum de gènes codants pour ralentir les autres. C’était sa décision. Et ça a marché. — C’était plus un coup de poker qu’autre chose, non ? Il aurait très bien pu se tromper, nota Abby. — Certes, certes tempéra Mikhaïl. Mais il avait du nez. On a fini alors que les autres passaient à peine le cap des quarante pour cent des gènes codants séquencés. Et puis surtout, là où Craig l’a jouée fine, c’est qu’il savait que pour le grand public, un séquençage prétendu intégral, mais portant sur seulement trois pour cent des gènes ne passerait jamais. Alors, il a tout séquencé. C’était bien plus convaincant. Et puis, l’étude des gènes non codants recèle de nombreux secrets. Pourquoi ne sont-ils pas codants, me demandiez-vous tout à l'heure ? Eh bien ! Ce n’est qu’en les étudiant que nous le saurons ! — C'est un homme brillant, on est bien d'accord. Mais comment est-il, au quotidien ? — C’est quelqu’un de très cultivé, fit Mikhaïl, visiblement en admiration pour Craig. En plus de cela, il est plutôt cool. Alors, on peut bien lui pardonner ses quelques travers. — À savoir ? demanda Abby, visiblement intéressée. — Il est aussi susceptible que colérique. Un rien le froisse. Car il n’en a tout simplement pas l’habitude. Il maîtrise tous les sujets, alors, forcément, il n’a pas l’habitude qu’on lui démontre qu’il a tort. Dans ces cas-là, il est impressionnant de mauvaise foi. Et si vous avez le malheur de le contrarier ou de l’énerver, il peut se mettre dans une colère noire. J’ai entendu dire qu’il pouvait être très violent. — Violent ? Vraiment ? Vous l’avez déjà vu ainsi ? — Je l’ai vu très en colère, plusieurs fois. Chacun en prend pour son grade. C’est très impressionnant. — Il est violent ? insista Abby. — Je dois bien avouer que je n’ai jamais rien vu de tel. Mais on m’en a parlé. — De simples ragots, peut-être ? fit-elle suspicieuse. — Je ne saurais vous dire, répondit Mikhaïl.
Abby décida de passer aux choses sérieuses. La conversation n'avait que trop duré.
— Très bien. Puis-je vous poser une autre question ? fit-elle innocemment. — Évidemment, je suis là pour ça. — Vos travaux sont-ils rattachés aux recherches effectuées à Daryznetzov ? — Non, fit Komarov avec une moue. — Bien. Pourriez-vous quand même m'en dire un peu plus ? — Au sujet de Daryznetzov ? — Oui, pourquoi ? Cela pose-t-il un problème ? — Non, du tout. Mais j'aurai du mal à vous dire quoi que ce soit à ce sujet : je n'y ai jamais mis les pieds. — D'accord, vous n'y êtes jamais allé, mais vous devez bien savoir ce qu'il s'y fait, non ? — Bien sûr, oui, mais je ne pourrai pas entrer dans les détails. — Ça ne sera pas nécessaire, fit Abby en prenant des notes. — Le laboratoire de Daryznetzov est chargé des recherches sur le génome de synthèse. — Pour le projet de vie artificielle ? — C'est cela, oui. — Et pourquoi l'avoir construit là-bas ? — Pour le mettre à l'écart, afin de minimiser les risques de fuite et autres contaminations.
Abby garda le silence, dévisageant le jeune homme.
— Eh bien ? demanda-t-il. — J'ai du mal à saisir. S'il y a une fuite, ici ou là-bas, quelle différence ? C'est grave dans les deux cas, non ? asséna-t-elle. — Évidemment, ce serait grave dans les deux cas. Mais on préfère rester à l'écart. Et puis, nous manipulons beaucoup d'hydrogène, un produit très explosif. Vous comprenez ? — De l'hydrogène ? Toujours en lien avec le génome de synthèse ? — Oui, pour la fabrique d'énergie propre. Et puis, vous savez, Moscou c'est pratique, mais c'est très cher. Nos installations sont beaucoup moins coûteuses là-bas. — Je vois. Et les machines PCR ? demanda Abby, innocemment. — Les quoi ? — Vous ne savez pas ce qu'est un thermocycleur PCR ? fit Abby. — Si, évidemment. Mais je ne vois pas le rapport. — J'ai cru comprendre que vous en aviez acheté vingt-cinq mille. — Vingt-cinq mille ? fit-il en s'étouffant avant d'éclater de rire. — Je... — Non, écoutez, nous n'avons pas vingt-cinq mille thermocycleurs. Je ne sais pas d'où vous sortez ce chiffre, mais il est faux. Nous en avons un certain nombre, comme tout le monde. Mais là... c'est du délire ! Personne ne possède autant de ces machines ! — Bien. J'en reparlerai à monsieur Craig. — Comme il vous plaira. Si vous avez tout ce qu’il vous faut, je peux peut-être vous raccompagner ? demanda-t-il avec une certaine insistance dans la gestuelle. — Eh bien, je suppose, oui, accepta Abby.
Komarov la raccompagna dans le grand hall d’entrée, puis ils échangèrent une brève poignée de main. Elle le salua cordialement, avec la désagréable impression d'être éconduite, puis ressortit dans le blizzard moscovite.
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