Abigaël s'installa au fond de la petite église, à gauche, près de ces fonds baptismaux qu'il n'avait pas eu le privilège de connaître, ce qui lui avait valu tant d'ennuis par la suite. Son père, Benoît Kronz, originaire de Mélile, avait en effet rencontré sa mère, Barbara, alors qu'ils étaient tous deux engagés pour un contrat de deux ans sur un paquebot de croisière qui enchaînait les tours du monde. Elle y était lingère, et lui, machiniste. Elle était tombée enceinte durant la traversée, un peu malgré elle. Il était donc né et avait été baptisé au Mexique, à Cancún, où sa mère avait débarqué, accouché, puis attendu le retour de son père, l'année d'après, avant de revenir s'installer au village.
Le prêtre, un dénommé Picard, était un parfait « terreux », qui consacrait un dimanche par mois aux Mélilois. Il garait sa voiture sur la place du village, avant d'enfiler la chasuble et l'étole qu'il sortait d'un attaché-case, et de dire sa messe, puis repartait en fin d'après-midi, après un repas chez l'habitant, et l'écoute de quelques confessions. Les enfants de chœur étaient justement ces deux gamins qui étaient venus courir dans ses jambes la veille, sur la grève. Il se rappelait bien le petit blond qui criait innocemment au meurtre ; quelle drôle de coïncidence !
Le père Picard consacra son homélie au pardon ; ce pardon qui fait que tous les gens comme vous et moi, pourvu qu'ils pratiquent aussi la confession et la communion, connaissent un jour le bonheur de rejoindre le ciel, à la droite du Père, en tant que justes. Abigaël l'écouta d'une oreille agacée, peu convaincu qu'il était de l'existence d'un paradis ni d'un enfer, d'ailleurs. C'était bien pour ça qu'il avait trouvé du sens à son métier, qui consistait à retrouver les criminels, pour que la justice les punisse de leur vivant.
Il leva les yeux vers la charpente, en forme de coque de bateau inversée, vieille de plus de cinq cents ans. Il adorait l'idée que le bois dont elle était faite provienne justement des forêts de ces « terreux », que les Mélilois se plaisaient à mépriser. À part quelques bosquets de pins sylvestres, Mélile était en effet chauve comme un caillou.
L'église était pleine de tous ces marins et leur famille, qui avaient troqué pour la circonstance le ciré contre leur costume de mariage, étroit aux manches, et dont ils ne pouvaient fermer le bouton, pour avoir pris quelques kilos depuis lors. C'était celui qu'ils portaient pour les baptêmes, les communions, les enterrements, invariablement. Abigaël, qui avait toujours été coquet, se trouvait bien plus élégant dans son imperméable, comme il s'en fit la réflexion. Il se flattait aussi de n'avoir pas à s'asperger d'eau de toilette bon marché pour dissiper la tenace odeur du poisson ; bref, il se sentait autre et d'une autre classe que tous ces villageois lourdingues…
Il alla prendre son tour dans la queue, pour aller placer sur sa langue ce petit bout de carton blanc et fondant, cette pâtisserie un peu gluante qui fait le privilège de tous les chrétiens du monde. Il se demanda si le meurtrier dont il venait d'apprendre l'existence était là, lui aussi, et osait réclamer l'hostie, tout comme les autres ; certainement oui, et après tout, ceux-là étaient-ils par ailleurs blancs comme neige ?! Pessimiste au sujet de la nature humaine, on l'a dit, il en doutait fort. À la fin de la cérémonie, il attendit que le prêtre soit libre, pour l'entraîner un moment à l'écart :
– Bonjour mon père. Mon nom est Abigaël Kronz, et je suis Mélilois de souche, même si vous ne me voyez qu'une fois par an, pour la Toussaint. – Kronz, le nom me dit quelque chose, en effet. – Oui, le caveau familial, au cimetière, certainement. – Oui, ça doit être ça ; que me voulez-vous ?
Abigaël se gratta la tête, et se lança :
– J'ai tout lieu de penser qu'un événement dramatique s'est déroulé dans les années 19.., un meurtre, pour être précis, qui a été dissimulé, grâce à des complicités. Est-ce que ça vous dit quelque chose ? – Un meurtre, ici, à Mélile ?! Quelle horreur ! C'est la première fois que j'entends une chose pareille, et puis, de toute façon, même si c'était le cas, je ne vous en toucherais pourtant pas un mot. Le secret de la confession est pour nous autres prêtres une chose sacrée, vous le savez bien.
Le rouge était monté aux joues du père Picard, quand il lui avait répondu, en agitant ses grandes mains osseuses et blanches d'improductif notoire, à hauteur de son visage, visiblement outré, scandalisé. Mais qu'est-ce qui l'avait le plus choqué, dans le fond ? Le fait qu'un meurtrier impuni vive à Mélile, le fait qu'il lui en parle, ou simplement qu'il ait osé lui demander quelques « renseignements », au mépris des usages ecclésiastiques ? Il tâcha de sonder le bonhomme de son regard, afin de se faire son idée ; quelque chose lui disait que ce Picard, prêtre ou pas prêtre, en faisait un peu trop pour être honnête.
– D'accord, je m'en doutais un peu. Puis-je alors vous demander à mon tour de ne pas ébruiter ce que je viens de vous dire, pour lequel je n'ai finalement aucune certitude ? – Je n'y manquerai pas.
Il tendit la main au curé, pour prendre congé et sceller cet accord, que celui-ci serra de mauvaise grâce. Sa main molle et moite allait très bien avec son air un peu maniéré, un peu faux-cul, qui n'inspirait guère Abigaël. Il en avait croisé plus d'un de sa sorte au cours de sa longue carrière, et même un ou deux qu'il avait fait boucler, qui tous l'avaient pris de haut, avec leur « secret de la confession ». Il se doutait bien de sa réponse, mais il avait trouvé sa réaction instructive.
Il retourna à la maison pour y chercher le chrysanthème orangé qu'il avait acheté à Fleury avant de partir, et se rendit au cimetière, qui jouxtait l'église. Il y croisa beaucoup de monde, et peu de regards, les bigorneaux préférant pour la plupart feindre d'ignorer sa présence. Il se recueillit quelques minutes sur la tombe familiale, et rentra se préparer à manger. Il réchauffa une choucroute sous cellophane dans le four à micro-ondes, qu'il fit glisser avec un bon riesling, qu'il avait placé la veille au réfrigérateur. Après quoi, il but son café devant la fenêtre de la salle à manger, par laquelle on pouvait voir la mer, couleur d'Iroise, agitée de quelques creux. Au loin, un voilier filait ses vingt nœuds, pour une course en mer complètement gratuite, le temps de faire un peu d'écume. Il le regarda disparaître à l'horizon.
Il repensa à son père, qui n'avait jamais été pêcheur mais avait tenté sans succès de gagner sa vie quelque temps comme mécano à Mélile, et avait dû se résigner à reprendre son travail de machiniste sur les paquebots, le laissant seul de longs mois en compagnie de sa mère. Il repensa à celle-là, qui mettait du beurre dans les épinards, en repassant du linge et en faisant quelques ménages dans le village. Il se revit encore partir en mer avec son père, dans sa barque à moteur, et ses après-midi passées à guetter les frémissements des lignes. Qu'est-ce qu'il avait pu manger comme poisson, jusqu'à finir par le prendre plus ou moins en horreur, et en limiter sa consommation au minimum, dès son adolescence ! À sa mère, qui s'en désolait, il disait :
– Je préfère manger des légumes. Je n'ai pas la moindre envie de me transformer en bigorneau !
Sa mère, qui connaissait trop bien les soucis que lui faisaient les autres gamins du village, ne répondait rien. Mais, s'il s'était dégoûté du poisson, il n'avait jamais pu en faire autant des coquillages et autres fruits de mer, telles ces moules, qu'il allait décrocher des rochers coupants, du côté du phare de Pentecôte, au bout de la presqu'île. Encore aujourd'hui, il se serait damné pour un plateau d'huîtres ou une casserole de moules.
Mais l'heure tournait, et il était temps de rendre visite à Natacha, installée depuis bientôt dix ans dans le vieux phare, qu'elle avait racheté au domaine de l'État, pour y installer son logement, mais aussi une bibliothèque, ouverte à tous, où venaient principalement les enfants de l'île. Ils adoraient cette ancienne institutrice du village, aujourd'hui à la retraite, à cinquante-cinq ans passés. Elle avait voulu rebaptiser la bâtisse « le phare d'Alexandrie », mais ça n'avait pas pris, et tout le monde au village continuait à l'appeler comme avant.
Il se prépara à sortir, enfilant son pardessus, et posant sur sa tête l'une des casquettes de son père, qui était assortie à celui-là, pour se protéger de la pluie. Mais, pris par une subite inspiration, il alla chercher la lettre de C. dans le tiroir du buffet, et la glissa dans sa poche. Oui, plus ça allait, et plus il avait envie de mener son enquête dans le village sur ce crime mystérieux, qui avait été caché et passé sous silence durant tant d'années. Est-ce que ça ne constituerait pas une belle revanche, de démasquer un salopard, parmi tous ces Mélilois, si fiers de l'être et qui se voulaient si propres sur eux ?!
Il emprunta donc de nouveau la rue du Bout du monde, pour rejoindre la lande et ses ajoncs, ses genêts, ses épines noires recroquevillées par le vent et le sel. Derrière le rideau de sa fenêtre, le vieux Longrain le regarda passer d'un air mauvais. Il ne se rappelait même plus pourquoi il semblait le haïr, celui-là ! Peut-être même d'ailleurs ne l'avait-il jamais su…
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