La tempête dura trois jours, pendant lesquels il resta calfeutré chez lui, à broyer du noir, repensant à ce qu'il avait appris à la lecture des rapports de police que lui avait communiqués son ami Zoulesky. Compte tenu de ça et des déductions qui s'imposaient, il ne restait que Pitru et le gars Mauvet, comme assassinés possibles, et les meurtriers probables ne pouvaient être que l'un des frères Quignard, pour le premier, ou Yvan Caillot, le demi-frère, pour le second, comme l'affirmait Véronique Trinquet, sa maîtresse. Rien ne semblait en effet permettre de penser que le vieux Blaise ait pu être poussé de son bateau par son associé, Fernand Jacquin, avec qui il s'entendait à merveille.
Évidemment, il avait bien conscience de tenir compte des rumeurs, mais dans quatre-vingts pour cent des cas, comme il l'avait appris durant sa longue carrière, celles-ci ne trompaient pas. Les mobiles d'un éventuel meurtre étaient de plus clairement établis par les rapports de police ; rivalité amoureuse et question d'héritage, pour le fils Mauvet, et désaccord en affaire pour Christian Pitru. Il n'en fallait pas plus, et parfois même moins, pour faire d'un citoyen au-dessus de tout soupçon un meurtrier.
Une tasse de café à la main, appuyé contre la fenêtre de son séjour, il contemplait le spectacle de la rue, où le vent semblait s'amuser à faire voler tout ce qui pouvait voler ; feuilles, branches, cartons, sacs plastiques, et même poubelles… Rares étaient les piétons qui s'aventuraient dehors. Dès le lendemain après-midi, il se l'était promis, lorsque le temps s'améliorerait, comme le prévoyait la météo, il retournerait à Mélile, pour y poursuivre son enquête.
Le vent finit effectivement par tomber, et les intempéries cesser, et il reprit donc sa voiture le jeudi, après manger, pour retourner chez les bigorneaux. En arrivant devant la maison familiale, il eut alors la désagréable surprise de constater que le portail avait été forcé et tagué à la bombe de peinture rouge : « Dégage, fouille-merde ». Sous la porte de l'entrée, il trouva une lettre anonyme, à l'écriture contrefaite, qui disait encore :
« Tu ferais bien de foutre le camp de chez nous, et de retourner chez les terreux, avant qu'il ne t'arrive malheur, fouille-merde !!! Arrête avec tes questions et laisse les gens de Mélile en paix… »
Le curé n'avait pas su tenir sa langue, à n'en pas douter, car il avait confiance en la Glaude. Ça avait beau être une belle commère, il ne pensait pas qu'elle ait pu se permettre de le placer en porte-à-faux vis-à-vis des Mélilois, compte tenu de son passé, qu'elle connaissait bien. À part ça, il en serait quitte pour repeindre son portail, qui le méritait bien, au demeurant.
Sous un ciel de traîne, après avoir rangé ses affaires, il dirigea ses pas vers le phare d'Alexandrie, bien décidé à tendre un piège à la belle Natacha, décidément trop belle et trop polie pour être honnête. Il avait en effet une surprise en préparation pour elle. Elle n'était pas dans son logement, mais avait laissé une ardoise accrochée à la poignée de sa porte, qui disait : « Je suis dans le phare, à la bibliothèque ». Il approcha donc de la tour, et sonna à l'interphone qu'elle avait fait installer :
– Holà, Natacha, c'est moi, Abigaël. – Bonjour Abi. Monte, je suis au troisième, en train de faire la lecture aux gamins.
Il ne compta pas moins de cent cinquante-sept marches, avant de déboucher au sommet du phare, où il n'était encore jamais monté. Natacha était là, dans cet espace d'une dizaine de mètres carrés, en compagnie de trois marmots, dont les deux enfants de chœur du père Picard, sagement installés sur leur pouf en cuir, en train d'écouter son histoire. La vue sur la mer, qui avait quelque peu retrouvé son calme, était magnifique. Ça donnait l'impression d'être sur les nuages, dans l'avion de Saint-Exupéry, par exemple…
« … Dans ce village vivaient deux frères qui ne s'entendaient guère, puisqu'ils étaient tous deux amoureux de la fille du roi, et comptaient bien l'épouser un jour ou l'autre. L'un, qui se prénommait Jacques, était grand et fort, en bras comme en gueule, quand l'autre était petit, malingre et discret, qui s'appelait Yann.
Or, il arriva justement un jour où le roi, se désespérant de ce que sa fille rejette tous les prétendants qui venaient demander sa main, organisa un concours, afin de lui trouver un mari. Celle-ci le voulait à la fois rusé, brave et généreux, mais aussi honnête, comme elle l'avait dit à son père, qui demanda à son conseiller de choisir les épreuves du concours en conséquence.
Le jour dit, il se présenta plusieurs dizaines de jeunes gens, qui, tous, voulaient épouser la jolie princesse. Le conseiller du roi, un vieux magicien barbu, annonça la première épreuve. Un à un, ils défilèrent devant lui et le roi, et durent répondre à cette simple question : "Que seriez-vous prêt à donner pour pouvoir épouser la princesse ?"
Et chacun d'y aller d'un sac ou d'un tas d'or, de dix beaux chevaux, ou même d'un château, et même plus. Quand le tour des deux frères vint, le plus jeune passa le premier, et réfléchit un moment. Il n'avait ni or, ni chevaux, ni château à offrir, aussi répondit-il tout simplement : "Pour la main de la princesse, j'offrirais bien une plume, douce et légère." Cela plut beaucoup au roi et à son conseiller, qui reconnurent que le jeune homme était rusé.
Entendant cela, quand ce fut son tour, le grand Jacques répondit à la question un peu de la même manière : "Pour la main de la princesse, je donnerais bien une fleur des champs, parfumée et délicate." Et le roi et son conseiller constatèrent que celui-ci aussi était rusé, qui n'était pas tombé dans leur piège, lui non plus. La princesse n'avait en effet rien à faire de toutes ces richesses réelles ou imaginaires qu'on pouvait lui proposer, son père étant si riche.
La deuxième épreuve avait été conçue pour voir à quel point les candidats étaient généreux, et tous, ils se faisaient fort de rattraper l'avantage qu'avaient pris les deux frères. Les prétendants passèrent donc un à un devant le roi et son conseiller, qui leur posa cette question : "À un homme qui a faim, que lui donnerais-tu ?" Et tous de répondre un bon repas, deux bons repas, une année de régal, un sac de grains, deux sacs de grains, ou un grenier complet. Quand vint le tour des deux frères, le grand Jacques, avisé, laissa son frère Yann passer le premier. Et celui-ci répondit à la question en disant : "À un homme qui meurt de faim, je donnerais certes un bon repas, mais aussi un coin de ma terre, qu'il puisse cultiver, pour avoir de beaux légumes, et ne plus jamais connaître la faim." Le roi et son conseiller applaudirent, qui trouvèrent la réponse du jeune homme effectivement généreuse, bien au-delà de celle des autres candidats. Quand vint le tour du grand Jacques, celui-ci se lança : "À un malheureux qui meurt de faim, j'offrirais bien sûr un bon repas et une terre à cultiver, comme le ferait mon frère, mais qui plus est, je l'aiderais à cultiver cette terre." Décidément, celui-ci était fort généreux aussi, pensèrent le roi et son conseiller.
La troisième épreuve arriva, qui était l'épreuve de courage, cette fois-ci. Il était demandé aux jeunes gens d'aller à la rencontre de l'Ankou et de sa charrette, et de parvenir à voler l'un des os de son squelette. Mis à part les deux frères, tous les autres candidats refusèrent de passer cette épreuve, tant ils redoutaient la Mort. Mais Jacques et Yann partirent à sa rencontre, bien décidés l'un comme l'autre à venir à bout de l'affaire et à épouser la princesse. Rusé, comme à l'accoutumée, le grand Jacques proposa à son frère Yann de tenter l'affaire le premier. Celui-ci s'approcha donc de l'Ankou, qui lui demanda :
– Qui es-tu pour oser ainsi approcher la Mort ? – Je m'appelle Yann, et j'aurais besoin de l'un de vos osselets, pour obtenir la main de la fille du roi. – Et pourquoi te le donnerais-je, plutôt que de m'emparer de toi, et de te coucher sous ma faux, et de t'emporter dans ma charrette ? – Tout simplement parce que je viens te prévenir que mon frère Jacques s'apprête à venir te voler l'un de tes os, sans te demander ta permission, quant à lui. – Ah bon ?! Et cela vaudrait ainsi une telle récompense ? – C'est à toi de décider. – Tu as raison, les gens me trouvent sans cœur, mais j'ai parfois le sens de la justice, moi aussi, et j'apprécie ton courage et ta volonté.
Et elle détacha l'une de ses côtes, qu'elle tendit au jeune homme. De retour auprès de son frère, celui-ci lui demanda comment il avait fait pour obtenir cet os, et l'autre lui répondit qu'il s'était approché de l'Ankou par-derrière, sans faire de bruit, pour s'en emparer, et se sauver bien vite. Le grand Jacques, confiant, s'apprêta donc à imiter son frère.
Mais quand il fut à deux pas de la Mort, celle-ci se retourna, et lui demanda :
– Que viens-tu faire ainsi, dans mon dos, à pas de souris ?
Le gars fut bien tenté de répondre qu'il n'avait nulle intention malhonnête, mais à l'Ankou, nul ne saurait mentir, et il fut bien obligé d'avouer malgré lui qu'il voulait le voler. Il le coucha à terre d'un coup de faux, le plaça dans sa charrette, et s'en fut.
Yann s'en alla lui aussi et se présenta au roi et à son conseiller, pour leur montrer l'os qu'il avait récupéré. Quand ils lui demandèrent des nouvelles de son frère, qui n'était pas rentré, il leur expliqua ce qui lui était arrivé, et ils en conclurent qu'il était à la fois généreux, courageux, rusé, mais aussi honnête, et le roi lui accorda la main de la princesse. »
Les gamins applaudirent Natacha, tant ils avaient apprécié le conte. Abigaël se rappela sa propre mère, qui lui racontait le même genre d'histoires édifiantes, quand il était mouflet. Il en avait la larme à l’œil, et plus que jamais, il ressentait cet amour qu'il avait pour la belle brune, qu'il n'avait jamais osé lui avouer. Il espérait secrètement qu'elle ne soit pas finalement mêlée à cette histoire de meurtre, comme il le craignait. Mais ça, il se promettait bien d'en avoir le cœur net, dès le lendemain. Natacha congédia les gamins, qui s'enfuirent dans les escaliers en criant, et lui demanda :
– Alors Abi, quel bon vent t'amène ?! – Je suis venu t'inviter à dîner chez moi, demain soir. Ça te dirait ? – Ça sera avec plaisir, Abi. – Bon, eh bien je te laisse, j'ai des choses à faire, ce soir. À vendredi, alors. – À vendredi, Abi.
Avant de repartir, il lui emprunta ce livre de contes dont était tirée l'histoire qu'elle venait de lire aux enfants. Et il redescendit à son tour l'escalier, en prenant tout son temps, profitant de ce que la gravité lui soit maintenant favorable. Il passa de nouveau par la rue du Bout du monde, devant les fenêtres du vieux Longrain, qui n'y était pas cette fois-ci. Il ne perdait rien pour attendre, celui-ci, pensa-t-il en souriant. Arrivé chez lui, il se servit de nouveau un café, et s'installa dans un fauteuil, pour se plonger dans la lecture du livre de contes qu'il avait emprunté à la bibliothèque d'Alexandrie et à sa charmante bibliothécaire.
Il repensa encore aux deux fils du vieux Caillot, et à ce soupçon qui courait sur l'un, d'avoir assassiné l'autre. Décidément, la Mort n'était pas forcément aussi juste que dans ce conte qu’avait récité Natacha tout à l'heure aux enfants.
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