Il se releva de son fauteuil avec une bonne gueule de bois, et dut prendre une aspirine, pour dissiper son mal de tête. Il repensa à sa conduite de la veille, et trouva le moyen de se justifier à ses propres yeux. Il avait fait des choix, voilà bien longtemps, et il avait agi en conformité avec ceux-ci, sans états d'âme, et rien de plus. S'il y avait un salopard dans ce village, il devrait répondre de ses méfaits devant la justice, ça n'était pas plus compliqué que cela. Et pourtant si, quelque chose lui murmurait secrètement que ça n'était pas aussi limpide qu'il l'aurait voulu…
Il repensa soudain au paquet de cartes postales que lui avait remis la vieille, et jeta un coup d'œil à sa montre. Non, il n'était pas trop tard pour les poster à ce bon vieux Jeannot Valvin, ce graphologue à qui il s'était plus d'une fois adressé, pour procéder à des identifications d'écriture, dans le cadre de ses enquêtes, au point d'avoir sympathisé avec le bonhomme. C'était un grand et gros barbu, l'air affable, qui cachait bien une finesse insoupçonnée, et surtout, qui maîtrisait parfaitement son art, comme Abigaël l'avait constaté plus d'une fois. Il rédigea donc un mot à son attention, lui expliquant ce qu'il attendait de lui, se munit de la lettre anonyme qu'il avait reçue, et de la lettre de C., et prit sa voiture, pour se rendre à la poste de Blainville. Là, il photocopia les deux mots, et les glissa avec les cartes postales, dans l'enveloppe qu'il adressait à Jeannot. Il espérait une réponse sous trois jours, promettant au bonhomme de le régaler d'un excellent repas, quand il lui ferait l'honneur d'une visite, à Fleury, voire même à Mélile. Il cacheta l'enveloppe, et, après avoir fait la queue un bon moment dans ce bureau de poste qui sentait le pied mal lavé, la remit à son tour à la guichetière, une petite boulotte à l’œil affûté, et le cheveu court. Elle ne fit aucun commentaire, et frappa l'enveloppe à grands coups de tampon. A voté !
Après quoi, sortant de cet endroit malodorant, il décida de se payer un plateau de fruits de mer, dans l'un des quelques restaurants de la petit ville. Pour lui, il n'y avait rien de mieux pour remettre le bonhomme en selle, et il en avait bien besoin. Il flâna un moment, jetant un œil à la carte des établissements, et finit par jeter son dévolu sur « l'Astragale », situé face au port, qu'il connaissait de réputation. Le garçon, en livrée blanche et noire, l'installa derrière la vitrine, au soleil, et il commanda un blanc cassis en apéritif, faisant sien cet adage qu'il faut soigner le feu par le feu. Il porta le verre à ses lèvres, comme le prêtre son calice, savourant l'instant. Il avait pourtant hâte de revenir à sa paisible vie de retraité, à Fleury, et de reprendre ses parties d'échecs et ses balades à vélo. Ça avait été comme ça durant toute sa vie de flic ; au plus fort de ses enquêtes, il avait tendance à abuser de la bouteille. Mais, bizarrement, c'était aussi le signe que celles-ci touchaient à leur fin, qu'il était sur le point d'aboutir, et de confondre le ou les coupables. Il ne se faisait donc pas tant de mauvais sang que ça. Les pièces du puzzle commençaient à s'agencer, révélant peu à peu la solution de l'énigme.
De ce point de vue, le résultat des analyses de Valvin s'avérerait déterminant, il le savait, comme il savait qu'il lui faudrait prendre son mal en patience pendant ce temps. Il avait par exemple tout lieu de penser que l'auteur de la lettre anonyme qu'il avait reçue n'était pas n'importe qui, mais peut-être bien le meurtrier lui-même. Il se régala d'huîtres, de moules, de coques, de bulots, tout ce que comptait son plateau, et jusqu'à ces petits bigorneaux qu'il prenait tant de plaisir à piquer et à sortir de leur coquille. L'assassin de Mélile n'était-il pas lui-même semblable à l'un de ces bigorneaux, qu'il se faisait fort de mettre à nu lui aussi, quoi qu'il arrive ?!
Il reprit sa voiture, et rentra au village, après avoir pris tout son temps pour déguster son café, profitant des rayons du soleil, derrière la vitrine de l'Astragale. C'était vraiment un endroit très recommandable ! Il saurait s'en souvenir, et se dit même que ce serait là qu'il inviterait son pote le graphologue, le Jeannot, amateur de bonne chère, tout comme lui.
Dans le village, il erra, désœuvré pendant tout l'après-midi, traînant du côté du port, où les pêcheurs s'affairaient après leurs chaluts, leurs casiers, leurs lignes de fond, tout cet attirail un peu mystérieux pour lui, fils d'un mécano et d'une lingère. Oui, quelquefois, il aurait bien aimé être des leurs, et partager leurs secrets, leur folklore, leurs coutumes désuètes, et il prit un plaisir évident à les regarder vaquer à leurs occupations. Mais sa vie n'était plus à refaire, et il assumait son passé de flic mal noté. Ça veut dire quoi, réussir sa vie, pensa-t-il ?! Évidemment, le visage de Natacha lui apparut, et son sourire, quand elle était heureuse de le revoir, après une année d'absence, ce fameux dimanche de Toussaint. Alors, sa vie était-elle oui ou non une réussite, au bout du compte ?! Hum…
Il prit la décision d'aller lui présenter ses excuses, car il ne se voyait pas la perdre comme ça, sur un malentendu. Le soir tombait déjà. Il s'en fut donc, comme il l'avait fait tant de fois par le passé, par la rue du Bout du monde, cheminant entre le terrain du vieux Longrain, et de son ancien voisin, Pitru, dont le jardin était à l'abandon, envahi d'herbes folles et de ronces. Arrivé au phare, la pancarte habituelle était accrochée à la porte de son logement, signalant qu'elle était montée là-haut, tout en haut de la tour.
Il dédaigna la prévenir par l'interphone, et s'engagea dans l'escalier, en faisant le moins de bruit possible, pour qu'elle ne se doute pas de son arrivée. Arrivé à quelques marches du sommet, il s'arrêta pour souffler, et l'écouter raconter l'une de ces histoires qu'elle aimait tant.
« … Le gars Pierre s'approcha de la sirène, un bandeau sur les yeux, pour ne pas la voir, et des boules de coton dans les oreilles, pour ne pas entendre son chant. Ne lui avait-on pas dit d'éviter à tout prix de succomber à la beauté de son corps, et à celle de son chant, s'il voulait s'emparer du trésor qu'elle gardait ?!
C'est ce qu'il fit, et il chargea dans son havresac autant d'or qu'il pouvait en contenir. Et comme on le lui avait encore conseillé, il prit son couteau et lui coupa la queue à tâtons, pour qu'elle ne puisse pas nager à sa poursuite, et récupérer son or.
Mais alors qu'il s'enfuyait, pour revenir riche au village, et épouser ainsi la fille du châtelain, il fut saisi d'un remords, et voulut entendre le chant de la sirène, qu'on disait si joli, avant de la quitter pour toujours. Il enleva donc les boules de coton de ses oreilles, et se mit à écouter le vent. Au début, il n'entendit que sa plainte lugubre, puis, il finit par distinguer celle de la sirène, qui lui faisait écho. Et il ne put faire autrement que de tomber désespérément amoureux d'elle, tant ce chant était beau.
Il comprit alors que tout l'or qu'il lui avait volé ne le rendrait jamais heureux, même s'il lui permettait d'épouser la fille du châtelain. N'écoutant que son cœur, il abandonna alors son sac, et courut rejoindre la belle. Quelle ne fut pas alors sa surprise de constater qu'en lui coupant la queue, il l'avait délivrée d'un sort tragique, que lui avait jeté jadis un mauvais magicien, et qu'ainsi, elle s'était transformée en une superbe jeune femme. Le gars Pierre ne devint donc jamais riche, ni n'épousa la fille du châtelain, comme il en avait rêvé, mais il connut une longue histoire d'amour avec cette femme qu'il aima et qui l'aima toute sa vie durant. »
La conclusion de l'histoire retentit comme un glas dans sa tête, et il vacilla sur ses jambes. N'avait-il pas coupé la queue de sa belle sirène, la veille au soir, chez lui, alors qu'il s'était efforcé de rester fidèle à ses principes et sourd à son amour pour elle ?! Et que venait-il faire là, sinon lui déclarer enfin sa flamme, lui qui avait depuis longtemps succombé à son chant ?! Il toussa. Natacha, un peu plus haut, demanda :
– Il y a quelqu'un ? – Oui, c'est moi, Abi. – Allez, les enfants, vous pouvez rentrer chez vous.
Et il vit passer devant lui les trois gamins de l'autre jour, quand il s'était rendu tout en haut de ce mât de cocagne, pour la première fois. Natacha, cette sacrée sirène, si chère à son cœur, il fallait la mériter ! Il vit sa silhouette s'encadrer dans la lumière du jour, en haut des escaliers :
– Tu peux monter, maintenant, Abi.
Il s'exécuta, tâchant de respirer le plus calmement possible, pour calmer les battements de son palpitant, qui ne demandait qu'à s'emballer, et grimpa les marches une à une. Il avait un peu l'impression d'une marche à l'échafaud, alors que, dans le fond, c’était tout le contraire, puisqu'il se proposait d'avouer enfin le sentiment qu'il nourrissait pour l'ancienne institutrice. Il parvint enfin devant elle, et elle comprit de suite ce qui était en train de se produire. Elle le devança :
– Si tu m'aimes tant que ça, pourquoi m'avoir fait souffrir comme tu l'as fait hier ?! Hein, dis-moi ?! – Je ne sais pas, Natacha, le goût du malheur, peut-être, et une certaine rancœur qui me vient de toutes ces années perdues, passées à t'aimer, sans avoir jamais osé te le dire. – Et moi, qu'as-tu fait de moi ?! Y as-tu simplement songé ?! – C'est peut-être là ma limite, que je connais trop bien, hélas, de ne pas savoir me mettre à la place de l'autre.
Il fit un pas vers elle, et elle fit l'autre. Elle lui tendit la main, qu'il prit dans la sienne. Wouah, c'est Hollywood, ne put-il s'empêcher de penser, alors qu'il n'en menait pas plus large que lorsqu'il avait embrassé la première fille de sa vie. D'ailleurs, ils ne s'embrassèrent pas ; ils n'en avaient ni l'un ni l'autre envie. C'était déjà tellement fort de se tenir par la main. Par les baies vitrées qui faisaient tout le tour de la tête de ce phare d'Alexandrie, ils pouvaient voir le soleil qui s'apprêtait à se coucher, brillant de ses derniers feux sur l'océan, où il se reflétait.
Ils restèrent ainsi silencieux, main dans la main, jusqu'à ce qu'il finisse par disparaître, et quand ce fut fait, dans la demi-obscurité, enfin, leurs mains se firent moins timides et ils s'enlacèrent et mêlèrent leur haleine et leur bouche avec fougue ; ils avaient tant attendu et espéré ce moment ! Ils firent l'amour tendrement, à même le sol, recouvert d'une épaisse moquette rouge, cette couleur qu'affectionnait tant Natacha.
Plus tard, apaisés et reposés, ils redescendirent les escaliers du grand phare, toujours main dans la main, et regagnèrent le logement de la belle, qui lui offrit un café, et puis cette gnôle qui lui avait tourné la tête, la veille. Il comprenait mieux aujourd'hui pourquoi on l'appelait de l'eau-de-vie, elle qui l'avait poussé dans ses retranchements et à exprimer enfin ses sentiments pour cette femme. Il savait bien qu'elle n'était autre que la femme de sa vie. Bien sûr, ça lui faisait un peu drôle de découvrir cette évidence à soixante-cinq ans passés, mais après tout, il avait peut-être encore de belles années devant lui, à partager avec elle, enfin… Pas un seul instant, il ne songea à lui reparler de son enquête, de la lettre de C., ou de quoi que ce soit d'autre qui s'y rapportait.
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