– Emmène-moi en balade dans ton auto chez les terreux, loin de toute cette flotte qui me donne le cafard ! – Vraiment, c'est ce que tu souhaites ? – Oui, j'ai envie de changer d'air ; marre de la mer et de tous ses poissons ! – Comme tu voudras.
Ils prirent leur douche, s'habillèrent, et revinrent au village. Ils croisèrent une vieille, un fichu sur la tête, qui les regarda d'un air entendu. La nouvelle de leur liaison ne mettrait pas longtemps à faire le tour de Mélile, avec pareille commère. Ils s'installèrent dans sa voiture, et roulèrent en direction des terres. Il faisait frais, mais beau, et ils se plurent à regarder le paysage défiler sous leurs yeux, et les vaches et les bœufs, qui eux-mêmes les regardaient passer placidement. L'homme a tout de même bien de la chance de pouvoir se nourrir de la chair d'animaux si dociles, si pacifiques !
– Où est-ce que tu me conduis, Abi ? – Au haras de Villepinte, à une cinquantaine de kilomètres d'ici. C'est un beau coin, pour une promenade à cheval. – Oh, tu es un ange ! – Mouais, on dira ça comme ça.
Il n'avait pas osé lui dire ce qu'il pensait, pour ne pas gâcher l'instant, qu'il n'était qu'un vieux flic à la retraite, avec des idées un peu trop arrêtées. Et puis, ça n'était pas tout à fait vrai, lui qui s'était senti rajeunir, en lui faisant l'amour, tout en haut du phare. Il gara la voiture à l'entrée du domaine, un ancien château du dix-huitième, à la façade blanche et élégante, et ses écuries, qui formaient un grand U auquel on parvenait en empruntant une grande allée bordée d'énormes châtaigniers centenaires.
Ils s'équipèrent d'une bombe et de bottes qu'on leur prêta. Par chance, une fois n'est pas coutume, Natacha portait un jean. Lui s'était débarrassé de son éternel pardessus, sous lequel il portait un pull-over bien chaud. Ils partirent enfin en balade avec un accompagnateur et quelques autres cavaliers, pendant deux heures, à travers les bois et les champs environnants. Ils passèrent un merveilleux moment, à respirer les odeurs de labour, de feuille morte et de champignon, et à goûter le vent frais sur leur visage, au pas, au trot, et même avec une pointe de galop. À la fin de la promenade, ils soignèrent les chevaux, les étrillant, et nettoyant leurs sabots.
Après cela, il l'invita encore à une table romantique, à quelques kilomètres de là, où ils déjeunèrent sous une véranda, qui donnait l'impression de manger dehors. Se sentant une faim de loup, il commanda une belle pièce de bœuf, avec sa sauce béarnaise et son gratin dauphinois, quand elle opta pour des aiguillettes de canard aux petits légumes. Ils se régalèrent de cette cuisine simple, mais réconfortante. Ils rirent encore de ce que l'un et l'autre avaient gardé sur eux l'odeur de leur cheval.
Bien sûr, il avait le souvenir d'avoir déjà passé la même journée avec d'autres femmes, mais était-ce vraiment la même ?! Cette fois-ci, il se sentait amoureux, comme il ne l'avait jamais été, ou peut-être à vingt ans. Ça lui semblait encore différent, car il se sentait beaucoup plus investi dans la relation, et en même temps plus pudique. Il était attentif à la moindre mimique de sa belle, et ça semblait aussi être le cas pour elle, comme si cet amour débutant était infiniment précieux, fragile, délicat.
Pour finir, il la ramena chez lui, à Fleury, où ils se reposèrent en regardant un bon film. Ils dînèrent d'une salade améliorée de gésiers de canard, et gagnèrent le lit d'Abigaël, où ils s'aimèrent de nouveau. Ils passèrent le lundi de la même manière, se baladant dans les rues commerçantes le matin, où ils firent quelques emplettes, et l'après-midi au muséum d'art moderne. C'est comme s'ils avaient eu toute une vie à deux à rattraper, et cette vie-là semblait leur sourire.
Mais, le mardi matin, un courrier de son ami Valvin, le graphologue, attendait Abigaël, qui le décacheta devant Natacha. Il en prit connaissance tranquillement, pendant qu'elle le regardait d'un air énamouré, sans se douter de ce que l'enveloppe contenait. Sur la trentaine de cartes postales qu’il lui avait fait parvenir, il en avait retenu deux et deux, appartenant selon lui, qui à l'auteur de la lettre de menace qu'il avait reçue, qui au mystérieux C. Les conclusions du graphologue étaient formelles ; la première émanait du fils Caillot, Yvan, alors que l'autre était de la main de son père, Jean Caillot, l'amant de Natacha, en son temps. Il se rappelait cette phrase anglaise qui disait « do not jump to conclusions », mais c'était plus fort que lui, il ne pouvait s'empêcher de conclure. Ainsi, selon toute vraisemblance, c'était Yvan le meurtrier de son demi-frère Jonas Mauvet, le fils de Natacha, que leur père à tous deux avait couvert de son silence.
Il imaginait sans peine le scénario. Le différend qui les opposait au sujet de Véronique Trinquet, la belle blonde à qui il avait rendu visite l'autre jour avant la tempête, à Grilleton, et la décision du vieux de céder son bateau à son fils naturel, après sa retraite, les avait conduits à se battre un soir. Sûrement, à la suite d'un mauvais coup, Jonas était mort, que son demi-frère avait porté sur le bateau de leur père, pour le jeter par la suite à la mer, afin de faire croire à une noyade. Le vieux avait couvert la manœuvre de son fils, ne pouvant se résoudre à le dénoncer à la police. Il comprenait d'ailleurs le bonhomme, qui venait de perdre son autre fils ; ça ne l'aurait pas ramené à la vie d'envoyer son frère en prison. Mais, pris de remords, le vieux avait écrit cette lettre à l'intention de son copain et associé, le Pitru. Il hocha la tête, pensif. Pour lui, l'affaire était réglée. C'est le moment que choisit Natacha pour l'interroger :
– Qu'est-ce que c'est que toutes ces cartes postales, et ce drôle de courrier que tu as reçu ?! – Je crois que je viens de découvrir qui a tué ton fils. – Ah, tu remets ça !
Il entreprit alors de lui résumer toute l'affaire, telle qu'il la voyait, en commençant par cette lettre mystérieuse, découverte dans une bouteille, à demi enfouie dans le sable de la plage de Mélile.
– D'ailleurs, tu la connais, cette lettre, et cette bouteille aussi. – Oui, en effet, tu ne te trompes pas sur ce point. La bouteille, c'était effectivement un cadeau de son copain Pitru à Caillot, le père de mon fils, Jonas. Et oui, tu as encore raison, mon fils Jonas a été jeté à la mer, pour camoufler sa mort en noyade. Mais là où tu te trompes, c'est quand tu penses que c'est Yvan Caillot, son demi-frère, qui l'a assassiné. – Ah bon ! – Oui, à ce que m'a dit Jean Caillot, leur père, c'est au moment d'embarquer pour la pêche, un lundi matin aux aurores, que Jonas est tombé du quai jusque sur le pont de leur bateau, et s'est fendu le crâne. Tout ça parce qu'il avait appris que la belle Véronique couchait aussi bien avec lui qu'avec son demi-frère, depuis plusieurs années déjà. Il avait bu toute la nuit. Lui, Yvan et Pitru, qui étaient dans le coin, ont pris la décision de camoufler l'accident en un autre accident, plus glorieux pour un pêcheur. Tu connais les bigorneaux, toi qui les appelles ainsi ; ils sont fiers de leur réputation.
Bon sang, si la belle disait vrai, ça remettait tout en cause, et il se retrouvait presque au point de départ. Que le fils Caillot, Yvan, lui ait envoyé une lettre de menace ne revêtait plus un intérêt majeur, et pouvait fort bien s'expliquer, en rapport avec ce que venait de lui raconter Natacha ; simple question d'orgueil et de fierté mal placée. Au passage, il constatait que Véronique Trinquet lui avait menti, qui avait caché sa relation avec Yvan. Mais qui ne mentait pas, dans toute cette affaire ?
En revanche, il restait certain que le vieux Caillot avait écrit cette lettre, qui dénonçait un meurtre à Mélile. C'est ce qu'il lui répondit. Et il ajouta :
– Et toi, tu la connaissais cette lettre, et cette bouteille, aussi ! – Qu'est-ce qui te fait dire ça ? se défendit-elle. – Quarante années passées à interroger des suspects, Natacha, quarante années, je ne sais pas si tu t'imagines ce que ça représente ?! – Je veux bien te croire, mais je ne t'en dirai pas d'avantage, au sujet de cette bouteille. Tu peux me passer sur le corps, je resterai muette, je te le dis.
Agacé, dépité, Abigaël n'insista pas. Ça n'en valait pas la peine, il en était convaincu. La belle ne dirait rien de plus. Mais qui cherchait-elle ainsi à protéger de son silence ? Avait-elle elle-même quelque lien secret avec le meurtrier ? En tout cas, il était maintenant certain que l'assassiné était Christian Pitru. La rumeur disait vrai ; on l'avait effectivement aidé à tomber de son échelle. Qui et pourquoi, à part cette querelle au sujet de ses terrains, avec les Quignard ? Mais quel intérêt aurait eu Natacha à couvrir l'un ou l'autre des deux frères, à moins qu'il ne soit justement un ancien amant ?
La chose jeta tout de même un froid entre eux, et Natacha finit par lui demander de la reconduire à son phare et à sa bibliothèque, là-bas, tout au bout de la presqu'île. Il soupira, prit les clés de sa voiture, et l'invita à le suivre. Sur la petite nationale qui les ramenait à Mélile, entre les platanes décoiffés par l'automne, et qui s'apprêtaient à grelotter nus tout l'hiver, ils n'échangèrent pas un mot. Ça faisait marner Abigaël de se retrouver ainsi sans une piste valable, alors qu'il s'était cru si près du but. Ils passèrent Blainville, et continuèrent sur la route qui menait à Mélile, qu'il poursuivit jusqu'au phare, où il déposa Natacha. Ils se quittèrent après un rapide bécot, un peu sec, un peu trop rapide. Ah les femmes ! C'était peut-être bien pour ça qu'il avait retardé si longtemps le moment de déclarer son amour à Natacha ! Elle avait décidé de garder le silence sur ce qu'elle savait, et rien ni personne ne pourrait la faire changer d'avis, et il trouvait ça insupportable.
Il fit demi-tour et regagna la rue du Four à pain, et la maison de ses parents. Il était à peine midi, et il se servit une goutte. La bouteille du père Longrain ne tarderait pas à être vide, constata-t-il, avec un brin de regret. Il dégusta tranquillement son verre d'eau-de-vie, tout en repassant sa compil de Léo Ferré ; ça paraissait tout de même moins triste quand on n'avait pas bu !
Il se prépara des patates à l'eau, qu'il accompagnerait d'un bon morceau de beurre demi-sel, et d'un steak haché, juste retourné dans la poêle. Le temps que tout ça cuise, il s'enfila une seconde goutte, pensant avec amusement à cette autre goutte qui fait déborder le vase. Oui, il en avait un peu marre de cette enquête, mais pour rien au monde, il n'aurait lâché l'affaire. Craquerait-il, ou bien serait-il capable de mener son enquête jusqu'au bout, comme il l'avait fait tant de fois par le passé ?
Il avala ses patates et son steak, but un café, et se remit au pousse-café, qu'il poussa tant et si bien que sa bouteille fut vide. Désœuvré, et pas encore tout à fait saoul, il décida d'aller rendre visite au vieux Longrain, histoire de faire le plein. Il dut sonner plusieurs fois la cloche, avant que le bonhomme ne vienne lui ouvrir, de mauvaise grâce.
– Bonjour, père Longrain, fanfaronna-t-il. – Bonjour, monsieur l'inspecteur. J'espère que vous ne revenez pas pour me tirer de nouveau les vers du nez ! – Pas du tout, l'ancêtre, je viens faire le plein.
Il le suivit jusqu'à sa cuisine, et il posa un billet de vingt euros sur la table. C'est alors que le vieux lui fit cette réponse surprenante :
– Vous ne faites donc jamais le ménage de votre propre cave ?!
Le vieux empocha néanmoins les vingt euros, et alla remplir la bouteille d'Abigaël. Celui-ci s'empressa de partir, que la remarque du bonhomme avait mis mal à l'aise. Il rentra chez lui, et se servit un nouveau godet, pendant que ce vieux fou de Ferré continuait à crier sa plainte. Puis, brusquement, il réalisa ce que le vieux lui avait suggéré de faire à demi-mot ; un petit tour dans sa propre cave !
Il chercha une lampe électrique, et s'en éclaira pour descendre l'escalier, étroit et raide. Arrivé en bas, sur le sol de terre battue, il se mit à faire l'inventaire des casiers. Il y avait là quelques bouteilles de vin rouge et blanc, complètement hors d'âge, qui ne portaient même pas d'étiquette. Ça sentait la terre, l'humidité, la patate pourrie, comme il en traînait dans un coin, que personne n'avait songé à sortir de là. Mais personne, c'était lui seul, et il ne s'en faisait même pas le reproche. Il avait d'autres chats à fouetter, que de nettoyer la cave de ses parents, où croupissait de la vinasse qui n'était peut-être bien même plus consommable.
Et puis, dans un recoin, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir trois bouteilles de la même sorte que celle qu'il avait trouvée sur la plage.
Bon sang, cela voulait donc dire que son propre père connaissait bien le Pitru, qui lui aurait fait cadeau de quelques-unes de ses fameuses bouteilles ! Il en prit une au hasard, et la remonta dans sa cuisine, qu'il entreprit d'ouvrir ; c'était bien la gnôle de Longrain qu'elle contenait, ce mélange inimitable de pomme, mêlé d'un rien de poire, il n'y avait aucun doute à avoir à ce sujet. En désespoir de cause, et ne sachant que penser, il eut l'idée d'appeler Natacha par téléphone, pour lui faire part de sa découverte, au cas où elle ait souhaité lui en dire un peu plus.
– Allô Natacha, c'est Abi. – Qu'est-ce qui t'arrive encore ? – Voilà, je viens de retrouver dans ma cave trois bouteilles semblables à celle qui contenait la lettre de Caillot. – Et alors ?! – Et alors, justement, je te le demande, qu'est-ce que ça veut dire ? – Tu n'as qu'à faire fonctionner ta petite cervelle, voyons. – Mince alors, tu refuses de m'aider ?! – C'est pour ton bien, va. – Comment ça ?!
Mais la belle lui raccrocha au nez, sans lui en dire plus. Il était bien avancé, après ça ! En revanche, il avait l'impression qu'il touchait du doigt quelque chose d'énorme.
Il continua ainsi à s'imbiber toute l'après-midi, tâchant de cogiter, sans y parvenir vraiment.
« Avec le temps, va, tout fout le camp… »
Il ressentait une angoisse sourde lui monter dans les tripes, et il avait effectivement envie de foutre le camp, avant que tout ne foute le camp dans sa vie. Il se réjouissait au demeurant de ne pas être suicidaire. C'est vers neuf heures du soir, alors qu'il faisait vraiment nuit, qu'il se décida à rendre une nouvelle fois visite au vieux Longrain, avec la lettre de C., cette fois-ci, et la bouteille dans laquelle il l'avait trouvée. Il s'engagea dans la rue du Four à pain, en direction de la rue du Bout du monde, et rencontra de nouveau le chat noir de l'autre soir, ça faisait huit jours maintenant. Mais celui-ci, au lieu de s'enfuir en miaulant sa colère, comme l'autre fois, vint se frotter à ses jambes en ronronnant. Il le caressa un moment, puis poursuivit sa route en titubant légèrement.
Il sonna de nouveau la cloche de bronze du vieux bouilleur de cru. Celui-ci vint lui ouvrir naturellement, comme s'il s'attendait à le revoir, se permettant juste d'émettre un léger soupir. Il se faisait un peu l'effet d'être Jacques Brel, dans le rôle de l'emmerdeur, et le film du même nom. Il ne manquait plus qu'un Lino Ventura, pour lui mettre sa claque, même si le vieux Longrain ne semblait pas vraiment avoir la carrure nécessaire…
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