Pendant ce temps, Marguerite Rouxfeu vaque à ses occupations d’étudiante dans la ville opaque. Le brouillard n’a pas bougé d’un pouce depuis le matin. Plus dense qu’au lever du jour, il semble résolu à retenir son souffle à jamais, jusqu’au soir peut-être. En quittant Anne-Claude sous leur porche, Marguerite pensait se rendre en métro sur le campus universitaire situé près des rives du lac, en dehors de la ville, mais bientôt elle a rebroussé chemin comme dans un film projeté à l’envers. Sa silhouette se détache à peine des formes grises de la rue, mais on entend le claquement de ses chaussures sur le trottoir de dalles calcaires menant du château à la cathédrale, rivière de pierre jaunâtre qui se gonfle à chaque carrefour d’affluents colorés et s’étale bientôt en une large esplanade, lac d’or veiné de vert-de-gris.
Marguerite revient sur ses pas, franchit à l’envers le porche de sa maison, descend les quelques marches qui mènent à l’entrée des caves. Elle ne s’est jamais aventurée plus loin. On dit que dans ce quartier, dont l’origine remonte à plusieurs siècles avant l’invasion du pays par les protestants huguenots, toutes les caves communiquent en un réseau occulte : Dieu sait quels Templiers, quels inquisiteurs bannis de la surface ont tenu autrefois, au cœur de ce réseau souterrain, de terribles réunions !
Elle trouve sa bicyclette enchaînée à sa place habituelle. Tout à coup, pédaler à l’aveugle jusqu’à l’université lui paraît une aventure à tenter. Quand une idée la prend, elle la suit toujours sans y réfléchir à deux fois. Entreprendre en solitaire une grande traversée de la ville dans l’air glacé de ce petit matin de pâte grise ne l’effraie pas. Lancée, elle ne distingue rien au-delà des chromes brillants de son guidon anglais, glisse le long des avenues en se fiant à sa seule mémoire des lieux. Les cris des mouettes perdues dans le ciel, qui ne savent plus où chercher le nord et le sud, le haut et le bas, lui confirment qu’elle roule bien dans la bonne direction : le lac à main gauche, des collines douces et invisibles à main droite. Pédaler est à peine nécessaire, il suffit de se laisser aller dans la pente en se tenant bien droite, les doigts prêts à agir sur la manette des freins si jamais surgissait un obstacle.
Quand la jeune femme parvient au campus, la brume froide a orné ses cheveux de gouttelettes qui scintillent comme une auréole autour de son visage rougi. Elle peine à desserrer les doigts. Le campus a l’air désert. Tout y est silence à part les cris de désespoir des oiseaux égarés dans le ciel au-dessus de sa tête. En regardant mieux, elle voit de la lumière aux fenêtres du bâtiment administratif et de la cafétéria et, plus haut, des silhouettes qui s’agitent avec lenteur et tristesse derrière les baies vitrées de la salle de lecture de la bibliothèque. Elle s’offre un café sans croissant à une table solitaire du restaurant universitaire. Il y fait une bonne chaleur, le café sans crème est brûlant sous ses doigts et dans sa gorge, mais une atmosphère de désolation arctique s’insinue entre les tables vides de la salle. Du côté du lac, le brouillard obstrue les fenêtres de ses planches humides qui sentent la mer.
Marguerite ne s’attarde pas. Elle gravit avec un tremblement d’impatience, presque un frisson, l’escalier en colimaçon qui mène aux salles de lecture. Toutes facultés réunies, la crème des étudiants du lieu y grignote, de l’aube à la nuit, des livres épais aux laides couvertures cartonnées de brun sale, chacun assis à sa table encombrée de crayons et de cahiers pleins de pattes de mouche, chacun sur son île perdue au milieu des rayonnages surchargés au parfum de vieux savoir et de poussière des siècles. Face au lac, dans une encoignure protégée du regard de tous, Marguerite possède sa table réservée. D’un lundi à l’autre, sans qu’elle ait à marquer son territoire en y laissant des traces, touffes de cheveux ou rognures d’ongles, elle la retrouve vierge comme au premier jour de ses études. Par un miracle étrange, une sorte de tabou, aucun autre étudiant n’ose jamais s’y installer même quand la salle est bondée.
Les lundis de bibliothèque de Marguerite Rouxfeu lui sont sacrés. De l’ouverture jusqu’à l’heure de son cours en fin d’après-midi, elle ne lève la tête que pour jeter, parfois, un œil vague à l’écoulement du temps sur sa montre-bracelet ; ne quitte sa chaise que pour aller soulager sa vessie à la mi-journée ; quand elle a faim, mange quelques bâtons de céréales enrobés de chocolat au lait sans abandonner sa place forte, en silence et grand secret, car consommer nourriture ou boisson dans la salle de lecture est interdit par un règlement tracassier.
À force d’étude acharnée, les choses de la nature et la nature des choses n’ont plus beaucoup de secrets pour Marguerite : elle connaît sur le bout des doigts la taxinomie des coléoptères européens, par cœur toutes les escales du Beagle dans son périple révolutionnaire autour du monde, de A jusqu’à Z les mécanismes complexes de la photosynthèse mixte des algues bleues du lac de Paladru, les modes de reproduction lucitropes des crevettes grises de la mer du Nord, tous les stades évolutifs, depuis le Crétacé supérieur jusqu’au début du vingtième siècle, des équidés cornus de la région pyrénéenne. Malgré son zèle, elle se désespère souvent, car la galère de la connaissance avance si vite qu’elle se voit distancée chaque fois qu’elle ouvre un nouveau livre ou le dernier numéro d’une revue.
Autour d’elle, invisibles, des bancs d’étudiantes et d’étudiants en scaphandre nagent avec peine et ardeur contre les terribles courants de la pensée. Un tourbillon, parfois, entraîne quelques-uns vers la cafétéria ou les terrains de sport. D’autres aventuriers de l’esprit prennent leur place en silence, disposent autour d’eux leurs affaires, se laissent à leur tour couler jusque dans les plus grandes profondeurs du savoir, loin du soleil, là où l’opacité noire de l’eau sous pression empêche de voir plus loin que le bout de son nez. À cause de cette obscurité qu’aucune lumière ne peut percer, personne ne saura jamais que dans ces abysses, les plus belles baleines du savoir font des cabrioles entre des roches multicolores à l’architecture de palais d’Orient. Vers le soir, tous ces capitaines Nemo font surface, éclatent en grosses bulles, rangent leurs livres avec des soupirs d’aise en les faisant claquer, se rassemblent en essaims bourdonnants dans le hall pour échafauder de mirobolants projets de sortie vespérale.
Marguerite n’est plus là pour observer l’envol nuptial de ces insectes. Elle a quitté la salle de lecture lorsque que le soleil commençait à prendre l’avantage dans sa lutte à mort contre le manteau de brouillard qui s’accroche aux rives du lac avec une sorte d’obstination haineuse. Elle a cours tous les lundis de cinq à sept, quand d’autres profitent de ce temps pour prendre leur plaisir de mille et une vilaines manières. Elle s’y rend par le chemin des écoliers, suit la tortueuse allée bordée de saules qui longe la rivière, passe le pont en dos d’âne près de la vieille ferme que des architectes plus soucieux de culture que d’agriculture ont aménagée en salle de spectacle, pénètre par l’arrière dans le bâtiment acratopège qui abrite provisoirement les salles de cours de la faculté des sciences biologiques, s’assied à sa place près de la fenêtre, place que personne ne lui dispute jamais. Dehors, le soleil joue à qui perd gagne avec le brouillard éclaté.
Mécontente de son travail du jour, elle se révèle incapable de suivre avec son assiduité coutumière les raisonnements complexes et spécieux du jeune professeur de biologie marine expérimentale. La création imminente de parcs ostréicoles à espèces mutantes dans la Cornouailles française la laisse de marbre malgré les gesticulations indignées du magister, qui tend de plus en plus à confondre, au grand dam des autorités académiques, enseignement scientifique et propagande politique malvenue. Toute la journée, pendant que soleil et brume s’affrontaient à portée de regard, Marguerite a glissé, indolente, à la surface de ses souvenirs. Dans la grisaille, un peu plus haut que l’horizon, très loin des concepts tortueux de l’écologie virtuelle dont étaient farcis les ouvrages éparpillés sur sa table, des fantômes et des sorcières de pacotille agitaient leurs chaînes et leurs balais pour disperser son attention.
Petite fille, elle se choisissait toujours une place près de la fenêtre dans la salle d’étude où les bonnes sœurs forçaient les pensionnaires à réviser leurs leçons, de cinq heures à sept heures, avant le repas froid et l’office du soir, dans un silence de basilique interdite au public. Il y faisait trop froid l’hiver à cause des courants qui transperçaient le verre des carreaux, trop chaud l’été à cause du soleil couchant, mais elle entrevoyait de sa place, par-dessus le mur de l’école, un pan du toit de l’église, rouge comme le cœur de Jésus, et plus loin la cime chauve des arbres du square voisin.
Marguerite Rouxfeu, pensionnaire à l’école des Ursulines du chef-lieu, a su se construire en secret, à force de concentration, une machine à s’envoler dans le temps et l’espace à partir de fragments dérisoires du paysage : un pan de toit rouge sang, un bout de ciel, quelques branches nues qui s’agitent dans le vent du soir. Il lui suffisait de fixer la scène en écarquillant les yeux jusqu’à la douleur, de rester immobile telle une statue de sel jusqu’aux larmes et aux crampes de paupières, pour que l’univers basculât. En une seconde, elle était installée comme une reine dans le meilleur fauteuil de la bibliothèque de son père, tout en haut de la maison de Sainte-Apolline. Devant elle, par la grande fenêtre qui ouvrait sur le jardin, son regard glissait sur l’herbe jusqu’à la rivière. Derrière son dos, la voix de son père lui racontait des histoires qui n’en finissaient pas, récits tumultueux pour garçons d’un autre temps que le vieux médecin triste lisait avec son ton de théâtre en regrettant de n’avoir su faire qu’une fille. Les aventures extraordinaires de Michel Strogoff, Rouletabille et Lavarède peuplaient les soirées de Marguerite jusqu’à la chute invincible de ses paupières attaquées par le sommeil. Les plaines de Sibérie se confondaient avec les collines douces de la Chine, les Inuits placides aux harpons d’os avec les cavaliers cruels des plateaux mongols qui, dit-on, faisaient cuire leurs victimes dans des marmites de cuir plus grandes que des sacs à charbon. Les parois de la bibliothèque, capitonnées de vieux livres du sol au plafond, tournoyaient dans la pièce. L’odeur de peau tannée et de papier suri se métamorphosait par magie en senteurs piquantes de marchés afghans, en effluves écœurants de rivages normands à marée basse. La petite fille s’endormait souvent avant la fin du chapitre. Son père, tant qu’il a été assez robuste, la portait à son lit. Elle enfilait toute la nuit des chapelets de rêves héroïques où elle tenait toujours des rôles d’hommes.
Autre étape de ce voyage, il y avait aussi le salon bibliothèque des parents de Pierre, où quelques livres précieux que personne ne lisait jamais étouffaient sous le poids de revues futiles sur papier glacé. Marguerite ne se souvenait plus très bien. Avait-elle visité cette pièce empesée, sa main dans celle de Pierre, pendant une absence bénie des adultes ? Lui en avait-il tant parlé qu’elle s’en était bâti, en collant les morceaux, une image fidèle comme un vitrail de maître verrier ? Pierre aimait le salon bibliothèque de ses parents comme un jeune garçon est fasciné par une malle à double fond ou un passage secret. Une fois débarrassé de sa couche de magazines de mode et de revues de tourisme, chaque rayon recelait quelque trésor caché : dans un livre étrange venu du fond de l’histoire, sèche et aplatie, une fleur bleuâtre sans doute disparue depuis un siècle ou plus de la surface du monde ; entre deux pages d’un atlas géant plein de pays aux formes insolites, un fragment de lettre manuscrite que Pierre mettait des heures à déchiffrer ; sous le cuir fendillé d’une reliure, un vrai billet de banque de l’époque des rois et des reines… Il y avait aussi des livres de piété emplis de termes barbares qui sonnaient à l’oreille comme des formules de magie noire, des hagiographies de saints qui sentaient Rome, des récits de voyageurs emportés par leurs montures ou leurs vaisseaux au-delà des frontières du monde, et qui étaient revenus saufs, sales et misérables ou riches de trésors volés à la force de l’épée, raconter des merveilles et des horreurs à la multitude des lâches et des paresseux qui, de leur vie, n’avaient osé partir en exploration plus loin que le coin de la rue.
Souvent, Pierre dérobait au hasard un volume dont le dos ouvragé plaisait à son œil ou à ses doigts. Il l’emportait caché sous sa chemise vers le fond de son jardin, pour rejoindre Marguerite sur leur île secrète, de l’autre côté du bouquet impénétrable de saules et de noisetiers. Toujours la première au rendez-vous, elle l’attendait en jouant à faire des ronds dans l’eau avec une branche encore chargée de ses feuilles. Elle se blottissait à ses pieds pendant qu’il lui faisait la lecture, fermait les yeux, feignait de n’être qu’une pauvre aveugle dont on doit guider tous les pas.
Dans le salon bibliothèque des parents de Pierre, il y avait aussi une cheminée de vrai marbre toscan, aux veinures de nougat, où l’on n’allumait jamais de feu car elle refoulait la fumée, comme une purée de pois, au moindre coup de brise. Deux gravures rutilantes, identiques jusqu’au moindre détail, en tachaient le manteau à hauteur de regard, entre deux couples de sabres embrassés en croix de Saint-André. Marguerite a trouvé étrange, quand elle les a vues pour la première fois, ou quand Pierre les lui a décrites, qu’on eût suspendu là, bien en vue, deux fois la même face de clown au sourire niais. Ne savait-elle pas que les manteaux de cheminée, dans les bonnes familles, ne sont là que pour accueillir blasons et souvenirs guerriers, s’offrir au regard des visiteurs, susciter questions et remarques curieuses ? N’a-t-elle pas remarqué que la même image armoriale, « d’azur à trois étoiles d’or accompagnées en pointe d’un croissant du même », le blason de la famille Gonzague depuis la nuit des temps, ornait aussi le vitrail de saint Martin dans le chœur de l’église paroissiale ?
Pierre s’échauffait toujours quand le hasard de la conversation lui faisait évoquer sa famille, mais il refusait le plus souvent d’en dire à Marguerite plus que quelques mots aseptisés. L’histoire était trop sinueuse et terrible. Il n’en connaissait pas lui-même toutes les ficelles, manquait de courage, craignait d’effrayer son amie aux nerfs de cristal.
Intriguée de l’obstination de Pierre à garder le silence, excédée bientôt, elle insistait à chacune de leurs rencontres pour en savoir davantage. Les blasons jumeaux la poursuivaient dans ses rêves de la nuit. Des couples de clowns, frère et sœur, siamois aux bouches fendues de sourires édentés en croissant de lune, la retenaient prisonnière dans la plus haute pièce de phares marins qui clignotaient et tournaient sur eux-mêmes tels des derviches danseurs rendus fous par la résine de haschisch et les applaudissements de la foule. Tout s’effaçait au réveil. Ne restait qu’un terrible vertige qui la forçait à marcher en se tenant aux murs de sa chambre pour courir chercher de l’aide. Son père la rassurait par quelques caresses pendant que sa mère faisait la morte dans sa chambre de grande malade. Marguerite se rendormait apaisée. Les rêves de ses fins de nuits ne la tourmentaient plus.
Pour encourager Pierre à se confier, elle lui a raconté cent fois la rencontre miraculeuse de ses propres parents dans un wagon de chemin de fer oublié pour la nuit sur une voie de garage, en rase campagne, dans un pays étranger dont les autochtones portaient moustache, parlaient un dialecte incompréhensible et ne souriaient jamais. Après plusieurs heures de face à face silencieux, de regards suspicieux puis interrogatifs, de gestes évasifs qui s’arrêtaient en chemin, ils ont fini par découvrir qu’ils parlaient la même langue, habitaient la même région, travaillaient dans le même hôpital. Marguerite n’a jamais pu savoir ce que l’un et l’autre faisaient dans ce train perdu, mais entre eux tout s’était noué là pour la vie. Dans les années qui ont suivi, le couple a voyagé à travers l’Europe et les continents à la recherche de cette nuit magique, pour oublier aussi que leur désir furieux de fonder une famille restait inassouvi pour des raisons qu’ils préféraient ignorer.
Il était trop tard quand la petite Marguerite a pointé le bout de son nez. Déjà affaiblie par des années d’espérance déçue, sa mère a contracté en la mettant au monde une terrible maladie du corps et de l’esprit. Les premiers temps, il y a eu quelques rémissions ensoleillées dont l’enfant, trop jeune, ne gardait nul souvenir, mais bientôt le mal l’a rongée de l’intérieur comme une bête. Lors de leur installation à Sainte-Apolline, la mère de Marguerite n’était plus qu’une enveloppe vide, clouée au lit ou dans son fauteuil, au caractère chaque jour plus épouvantable, qu’on ne sortait que pour la messe du dimanche. Dans le regard de la malade, on ne décelait plus rien qui ressemblât à de l’amour.
La mère de Marguerite est morte un soir d’orage. Mauvaise fille, celle-ci n’en a ressenti que du soulagement, comme si le train de sa vie se remettait en marche après une halte infinie au milieu de la campagne, comme la chaleur soudaine du soleil sur la peau quand le brouillard enfin s’effiloche pour se dissoudre dans le ciel sans laisser de traces. Seul dans sa maison trop vaste, son père a été plus facile à convaincre de la laisser bientôt revenir à la maison et suivre l’école avec les autres enfants du village.
Le mystère des blasons jumeaux, telle une lèpre, commençait à empoisonner l’amitié des deux jeunes gens. La curiosité inassouvie de Marguerite, son imagination fiévreuse, son sens du drame sans limites la portaient à échafauder des histoires si incroyables que Pierre s’en irritait chaque fois que, par sottise ou provocation, elle se laissait aller à les partager avec lui. La vérité est beaucoup plus simple, lui répétait-il, plus triste, plus banale. Il hochait la tête et crispait les épaules. Agenouillée derrière lui, elle lui caressait les tempes et la nuque sans parvenir à le détendre.
Il a fallu un après-midi plus doux que les autres, un soleil voilé qui cachait à leurs yeux l’ombre bleue de la rivière. Leur île tenait bon depuis des siècles contre les assauts de l’océan. Quelque part devant eux, très près ou très loin, le chant rauque d’une corne de brume s’élevait en cercles concentriques, effrayait les bandes de mouettes piaillantes qui tournoyaient autour des restes de leur goûter, s’éteignait pour laisser la place à un silence superbe. Pierre a senti qu’il pouvait parler.
Deux gravures identiques, clowns dorés sur fond bleu, souriaient au-dessus de la cheminée parce que les parents de Pierre étaient cousins germains, issus de la même branche de la famille Gonzague, élevés par les mêmes bonnes dans la ferme fortifiée ancestrale qu’on appelait manoir par coquetterie et vanité. Père était sorti blessé jusqu’à l’os d’un premier mariage malheureux avec une évaporée qui descendait en ligne droite des rois de France. Sans rien laisser qu’un mot illisible sur une feuille de papier quadrillé, celle-ci avait abandonné son mari naïf et sa fille au berceau pour partir à l’aventure autour du globe. Son avion s’était écrasé dans l’Atlantique entre Lisbonne et La Havane, tous perdus corps et biens aux alentours de la mer des Sargasses. Resté seul avec la petite Pimbêche, père avait sombré dans la morosité et l’excès de piété. À quarante ans, il ressemblait aux petites vieilles qui s’en vont tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente, échanger quelques potins avec le bon Dieu dans le clair-obscur de la messe matinale. Il prenait soin de sa fille comme un automate, avec des oublis et des négligences qui faisaient jaser le voisinage, mais refusait l’aide de quiconque. Même sa sœur préférée était malvenue dans sa maison, qui, encore fille à cinquante ans, aurait volontiers mis le grappin sur la petite Pimbêche pour l’éduquer à sa manière de bigote au milieu des coussins brodés et des crucifix.
Comment des personnes bien intentionnées ont fait se rejoindre la route de père avec celle de sa cousine Marthe de Gonzague restait un mystère. Une femme si belle, si jeune, qui avait étudié l’archéologie comme un homme avant de devenir infirmière et de courir le monde en célibataire pour y soigner avec rage les plus pauvres des pays les plus pauvres ! Une aventurière en jupons, disait d’elle la grand-mère de Pierre, mais arrivée à point nommé dans la maison de son fils ! Le veuvage ne sied-il pas qu’aux femmes ?
C’est par grand-mère que Pierre a su dans le désordre des bribes de l’histoire. La vieille invitait chaque année, pendant les vacances familiales, le garçon et sa demi-sœur pour un repas dans le meilleur restaurant de l’endroit ; elle buvait un peu de vin, leur rebattait les oreilles de cent histoires de famille, critiquant l’ingratitude de l’un, la paresse ou les intrigues de l’autre. Les deux enfants n’avaient que faire de ces médisances, mais Pierre tendait l’oreille dès qu’il s’agissait de mère, même si le récit de grand-mère changeait d’une année sur l’autre. Il a appris que mère ressemblait furieusement, par les traits de son visage, à la mère de Pimbêche ; que la petite fille, croyant au miracle, avait adopté cette nouvelle maman à la première rencontre, au premier baiser sec sur son front. Les adultes ne pouvaient que se soumettre à son choix. Les choses se sont gâtées très vite après la naissance de Pierre, un garçon braillard qui savait attirer toute l’attention sur lui par ses crises de colère et de désespoir. Pimbêche s’est retrouvée plus délaissée que seule avec père. Toute petite, pour ne plus souffrir, elle a pris le parti raisonnable de se détourner à jamais du monde des sentiments ; jeune fille, elle s’est passionnée pour les mystères de l’Asie, a obtenu tous les diplômes imaginables dans les langues et la culture orientales ; femme, elle est allée finir sa vie comme professeur de sanskrit célibataire en Nouvelle-Zélande.
Pierre est né peu de temps après le mariage de Marthe et Georges de Gonzague dans l’église paroissiale, épousailles avec fleurs et grandes orgues sous le vitrail de saint Martin qui faisait la fierté de la famille. Beaucoup trop tôt pour qu’il n’y eût pas quelque anguille sous roche. Aux dires de grand-mère, entre le carpaccio de langoustines et le filet de sole aux moules confites, sa belle-fille favorite et abhorrée revenait d’un chantier de fouilles archéologiques qui l’avaient retenue deux ans dans l’Atlas ou les Pyrénées à la recherche d’une improbable cité viking égarée dans les contrées méridionales. Dès son retour au pays, elle s’était laissée aller, par désœuvrement ou curiosité, à vivre une aventure coupable avec son cousin sinistre pendant que la petite Pimbêche feignait de dormir dans sa chambre. Ainsi, Pierre devait la vie à une passade incestueuse entre deux cousins qui n’avaient rien pour se plaire.
Sous la pression des familles, on est allé au mariage avec le sourire, une dispense de Rome et un ventre rond caché sous une robe à ceintures et volants de dentelle. On s’est installé, faute de mieux, dans la vaste demeure familiale de Sainte-Apolline, laissée depuis des lustres à l’abandon parce qu’un grand-oncle dont on ne parlait jamais y avait assassiné par jalousie furieuse son compagnon de débauche. Puis est venue l’extinction des feux, l’enfer à quatre dans cette maison maudite que ni les fêtes sur la terrasse ni les soirées de musique dans le salon n’exorciseraient jamais.
L’histoire de grand-mère, enjolivée de nouveaux détails et de nouvelles variantes à chaque villégiature d’été, n’a jamais convaincu le jeune Pierre, qui a traîné un doute derrière lui pendant toute son enfance. Il n’a jamais osé interroger ses parents cloîtrés dans le silence et les bonnes manières. Quant à Pimbêche, elle était trop jeune alors pour avoir compris quelque chose aux manigances des adultes. Elle se rappelait seulement qu’une belle femme aux longs cheveux noirs lui avait volé un jour son père au visage de chien triste, qui lui caressait la joue pour l’éveiller le matin, et que très vite on l’avait envoyée apprendre les choses de la vie dans le pensionnat des bonnes sœurs ursulines. Quand son petit frère est né, elle a refusé de manger pendant une semaine. Il lui en est resté, pour toute la vie, une terrible maigreur.
– Ta sœur n’est pas maigre, mais fine comme un roseau, criait Marguerite à Pierre en s’enfuyant vers sa maison.
Son père avait fait sonner la cloche du dîner. Les yeux mouillés, elle refusait de s’avouer que la confession de son ami l’avait déçue : toute cette histoire de famille ressemblait trop aux récits des romans de kiosque de gare qu’elle volait dans la bibliothèque de sa mère pour les lire le soir dans son lit.
Pendant ce temps, Clarice et Cora Danfer s’affairent à tout mettre en place pour le tournoi de bridge paroissial du lundi soir. Leur masure se fond dans le brouillard dense. Depuis leur porte, les voies du funiculaire s’élèvent dans la pente et disparaissent dans un autre monde. Ce n’est pas encore la tombée du jour, mais il fait à peine clair au fond de la vallée. Chargée chacune d’un sac à dos rebondi, elles s’engagent au pas d’alpiniste dans l’escalier de métal qui longe les rails sur toute la longueur de la ligne. Il y en a bien pour un quart d’heure d’escalade jusqu’au point de croisement où les ingénieurs ont abandonné à leur sort, face à face, les deux cabines du funiculaire quand on l’a jeté aux orties pour des motifs budgétaires que personne n’a jamais compris. Les deux sœurs ont tenté mille démarches auprès des autorités pour qu’on fît au moins descendre les deux cabines jusqu’à la station inférieure, mais il a fallu se résigner : les ingénieurs faisaient le dos rond en évoquant des problèmes techniques insurmontables, les financiers levaient les bras vers le ciel, les politiciens avaient d’autres chats à fouetter.
La pente est rude, les marches glissantes, le garde-fou fragile, comme prêt à rendre l’âme à la première poussée. Il vous vient un vertige si vous regardez vos pieds, car les marches ajourées paraissent dominer un abîme tant la terre du remblai, en dessous, est noire d’un mélange d’huile de machine et de feuilles pourries accumulées par les bourrasques d’hiver dans ce cul-de-sac. Les jours sans vent, une odeur de vieille cave monte du sol. Un voyage suffit pour hisser jusqu’aux cabines le matériel nécessaire : jeux de cartes fraîchement repassées, étuis de plastique rouge, boîtes à enchères avec leurs cartons rangés dans l’ordre, tapis de jeu aux armes de l’évêché, feuilles de route numérotées, deux exemplaires des Règles officielles du bridge-contrat agrémentées de cent conseils éthiques à l’usage de mesdames et messieurs les arbitres et joueurs, quelques litres d’eau minérale, une bouteille Thermos pleine de café jusqu’au col, une autre d’eau chaude pour les amateurs de thé ou de tisane. Les deux sœurs craignent le vandalisme plus que la peste ou la tuberculose ; sûres que les voyous qui rôdent dans le quartier n’en feraient qu’une bouchée, jamais elles ne se risquent à laisser leur matériel sur place d’un lundi à l’autre.
Pendant les premières années, dans les deux cabines du funiculaire désaffecté, on jouait au bridge à la lueur de lampes à pétrole. Il y avait des couvertures à damiers et franges tressées pour protéger les plus frileux à la mauvaise saison. Le hasard d’un faux pas, un soir de gel, a fait découvrir dans une encoignure une prise électrique que les services officiels avaient négligé de débrancher. Depuis, on s’éclaire et se chauffe à l’électricité pendant les tournois hebdomadaires. Beaucoup se réjouissent en secret de ces quelques sous volés à l’administration. Pour Cora et Clarice, c’est aussi retrouver un peu de l’âme de leur père. Elles meurent de bonheur, silencieusement, chaque fois qu’une ampoule en bout de course commence à grésiller en pleine partie et qu’elles se juchent sur une chaise pour la remplacer.
Les deux sœurs Danfer ont à cœur de ne jamais exprimer à quiconque la moindre satisfaction. De mémoire humaine, leur conversation à deux voix n’exprime que plaintes et récriminations, sous-entendus perfides, allusions calomnieuses dont n’importe qui peut se retrouver un jour la victime. Nul ne sait par quel miracle leurs sempiternels tournois de bridge connaissent un tel succès dans la paroisse. Elles les gagnent à chaque coup, se rengorgent de leur victoire, lâchent sarcasmes et moqueries alentour jusqu’au départ du dernier joueur, mais aucun des adeptes ne se sent libre de faire défaut aux soirées du lundi ! Chaque semaine, une poussée venue de tout au fond de l’âme contraint chacun à quitter son logis pour rejoindre l’antre malcommode et haut perché des deux sorcières. On se fera plumer une fois de plus, injurier ou humilier avec le sourire ; on se promettra de ne plus mettre les pieds dans cet endroit de perdition malgré son dévouement aveugle pour les œuvres de la paroisse ; pourtant on y reviendra de semaine en semaine, fidèle comme un vieux chien à son partenaire calamiteux et mauvais joueur !
Cora et Clarice n’avoueraient pas sous la torture que l’arrivée du père Guillaume dans la paroisse a été pour elles un rayon de soleil printanier sur le marécage glacé de leur existence. Le vieux prêtre tonitruant les malmène sans égard à leur pucelage ancestral, refuse d’écouter leurs litanies à deux voix, ne cède jamais à leurs caprices, les charge des corvées de paroisse les plus ennuyeuses. Pourtant elles rêvent de lui, de concert, à en tremper leurs draps : il est un bridgeur si exceptionnel que chacune abandonnerait sa sœur aux marchands d’esclaves ou vendrait son âme pour avoir, un soir seulement, le père Guillaume comme partenaire. Mais, d’autorité magistrale, il se choisit toujours comme vis-à-vis les joueurs les plus maladroits et les plus hésitants de la paroisse.
Chaque cabine est assez vaste pour accueillir quatre tables de quatre joueurs. En les aménageant pour la soirée, les deux sœurs se querellent à se gifler à propos du nombre de paroissiens qu’elles attendent ce lundi-là. Cora s’est chargée des coups de téléphone, Clarice d’établir la liste écrite des participants et de les apparier : selon la tradition, Clarice jouera avec Cora, le comptable archiviste avec la cheftaine scout ; Antoine Doucet et Anne-Claude Blondel, chien et chat, feront pour la soirée une paire explosive ; le père Guillaume initiera le nouveau vicaire, un débutant, aux arcanes de son système de signalisation extravagant. Les autres joueurs, seconds couteaux, se ressemblent trop pour qu’on prenne la peine de leur donner des noms. Ils ne sont là que pour occuper les chaises vides. Ils s’accoupleront à leur guise ! Seul compte leur nombre : la soirée ne sera réussie que si le nombre total de joueurs se divise exactement par quatre.
Surnuméraire, mais indispensable pour séparer les joueurs toujours prêts à en venir aux mains, il y a aussi l’arbitre, Aristide Codoux, un ancien champion que l’âge et les abus de toutes sortes font aujourd’hui trembler si fort qu’il n’est plus capable de tenir un jeu de cartes. Il a un caractère de sauvage, il sent mauvais comme un cochon, mais il connaît comme personne les règles et usages du jeu. Sa seule présence diffuse dans l’atmosphère un baume de paix et de tolérance. Quand le père Guillaume l’a amené au club en le présentant comme un vieil ami et partenaire, les deux sœurs ont d’abord poussé des cris d’indignation qui se sont entendus plus loin que la cathédrale. Cette tête de mécréant, de baroudeur, de proxénète, de fieffé, d’escroc, ne pénétrerait pas de leur vivant dans les cabines irréprochables du funiculaire paternel ! Le prêtre a roulé de gros yeux et les a menacées, sans rire, d’intercession sacerdotale auprès de la Vierge et des Saints : il prierait assez fort pour qu’on efface sans retour les deux chipies des listes d’attente du paradis ! En bonnes catholiques, elles ont cédé sans broncher, mais elles ont doublé la dose du déodorant dont elles inondent les cabines après chaque séance, facturant en secret à la paroisse le surcoût pour leur porte-monnaie grâce à un acoquinement clandestin avec le comptable. Avec le temps, elles se sont résignées à la présence du monstre et ne disent pas plus de mal du vieil Aristide que de leurs autres invités du lundi.
Pendant ce temps, Anne-Claude Blondel supporte avec une bonne humeur chancelante les remarques de ses clientes sur le temps abominable dont le bon Dieu gratifie ses créatures depuis le début de l’année. Elle s’irrite de leurs prévisions apocalyptiques pour l’été, de leurs jérémiades en boucle à propos de la mode nouvelle et de l’incurie des couturiers de Paris et de Berlin, qui songent plus à se remplir les poches qu’à redonner leur beauté aux femmes de cinquante ou soixante ans, encore vaillantes sous les outrages de la vie, prêtes à combattre jusqu’à la mort pour qu’un homme, un mari parfois, leur jette encore un regard distrait par-dessus ses lunettes de lecture. Le métier d’Anne-Claude, supportable par temps sec et ensoleillé, touche au supplice quand le ciel est bouché ou le vent glacial. Alors, toutes les clientes aux cheveux frisottés par l’humidité, aux pieds mouillés dans des chaussures de ville trop légères, aux mains glacées, au nez rougi, se métamorphosent en d’authentiques martyres de la vie bourgeoise quand elles se laissent tomber dans un fauteuil face aux nouvelles collections de printemps pour femmes fortes entre deux âges. Elles se rassemblent par bandes dans la boutique bien chauffée, acceptent une tasse de thé avec des biscuits au chocolat, soupirent, se plaignent, médisent sur tout et chacun. Elles achètent peu : par mauvais temps, Anne-Claude croit tenir une soupe populaire plutôt qu’une boutique de confection.
Le coup de téléphone sucré de la vieille Danfer achève de pourrir son humeur pour la journée. Qu’on lui impose une fois de plus Antoine Doucet comme partenaire dépasse les bornes de la décence ! Rien à faire contre ce diktat, à moins de se brouiller avec la moitié de la paroisse ! Elle doit se soumettre, garder le sourire, faire le gros dos contre mauvaise fortune bon cœur.
Pendant ce temps, le père Guillaume paresse devant son écran de télévision. Il lui faut peu pour agrémenter son jour de congé hebdomadaire. Les feuilletons américains ou français les plus ineptes suffisent à son bonheur ; leur trame est si simple que suivre un épisode par semaine suffit pour garder le fil de l’histoire. Il se passionne pour les émissions de jeu : gagner des millions ou des résidences de rêves en extirpant de sa mémoire le nom d’une capitale africaine ou d’un compositeur argentin, crier banco sous les applaudissements du public, perdre en grand seigneur avec un geste élégant de la main qui fera le tour du pays… Tout est bon pour lui, depuis les interminables spots publicitaires en boucle qui vantent les mérites d’un nouvel appareil à s’épiler les sourcils, jusqu’aux reportages animaliers en version originale anglaise où des cétacés géants, des singes anthropomorphes de l’Himalaya, des oies domestiques, s’accouplent sans gêne devant les caméras.
Quant à répéter son bridge pour le soir, c’est hors de question. Sa connaissance de la Bible et des textes les plus abscons des pères de l’Église ne vaut pas tripette à côté de sa maîtrise des arcanes de ce jeu. Même en marmonnant par cœur son bréviaire tout en lâchant ses enchères ou ses cartes, il survole encore de très haut tous les joueurs de la paroisse. Les sœurs Danfer, ces chipies percluses d’aigreur, surnagent au milieu de la masse sans lui arriver à la cheville. En se choisissant les partenaires les plus indigents, il doit encore faire effort pour les laisser gagner !
Pendant ce temps, Aristide Codoux roule à pleine allure vers l’ouest. Sa 2CV bariolée file à travers la campagne, ballon de plage poussé par le vent, avec des secousses, des rebonds, des hésitations. À côté de lui, la place du mort est encombrée de bagages en pagaille : sacs de sport gonflés comme des outres, paniers emplis à ras bord d’objets hétéroclites, vêtements pliés à la hâte et enfournés sans ménagement dans des sacs-poubelle. Par-dessus cette chienlit, une petite malle d’osier tient en équilibre par un miracle de chaque instant. Cadenassée, brillante, elle sent la cire d’abeille et le cuir.
Sur la banquette arrière, recroquevillée en chien de fusil, Marthe de Gonzague sommeille sous une couverture de laine aux motifs écossais. Elle gémit dans les virages, ronfle à pleine gorge dans les lignes droites, marmonne des paroles indistinctes quand l’allure se ralentit. Aristide lui parle sans reprendre son souffle. Il lui décrit en termes lyriques d’un autre siècle les paysages traversés à toute allure : montagnes du Jura franchies de combe en vallée par des gorges terribles, douce descente vers les étangs dorés de la Bresse, parties de cache-cache entre les collines bourguignonnes piquées de ceps noirs telles les croix de bois d’un cimetière sans limites, puis les ondulations monotones de la prairie en jachère, jusqu’à l’horizon, sans un hameau ni même une ferme isolée pour signaler la présence humaine.
Quand la fatigue le prend, il arrête son véhicule en rase campagne, boit une rasade de café de la bouteille Thermos et verse, en lui caressant la joue, quelques gouttes d’eau citronnée entre les lèvres de sa passagère marmonnante. Si elle ouvre les yeux, il veut croire qu’elle reconnaît encore son vieil ami, comprend au milieu du brouillard dont sa tête est pleine qu’enfin se passe ce que tous deux attendaient depuis des années. Elle tète l’eau avec l’avidité d’un nouveau-né pendant qu’Aristide scrute son visage à la recherche d’un signe de reconnaissance : une ébauche de froncement de sourcils lui semble une interrogation tranquille, le moindre clignement de paupière vaut pour un acquiescement. Depuis leur départ en catastrophe, il répète à Marthe, gramophone entêté, que tout se passera dans la douceur. Le temps est venu pour lui de tenir les promesses faites à son amie il y a bien des années, quand elle avait encore un brin de tête et tenait sur ses jambes sans aide. Le temps est venu de réunir ceux qui doivent l’être, à l’endroit qu’ils ont choisi ensemble, le temps d’en finir, le temps de réparer.
Pour l’instant, il importe de ne pas être découverts avant que tout soit accompli. Le trajet est long jusqu’à la chaîne bleue des Pyrénées. Pour égarer son monde, Aristide a choisi de se dérouter loin vers l’ouest avant de se laisser couler vers le midi. Quand sa 2CV bariolée atteint les faubourgs de Nevers, le brouillard qui les avait lâchés depuis les crêtes du Jura commence à se refermer autour d’eux. À bout de forces, le vieillard prend le risque d’abandonner la voiture et son occupante dans un coin sombre du parking de la cathédrale. Marthe ne gémit ni ne marmonne plus. Il la cache aux regards d’éventuels curieux en l’enveloppant des pieds à la tête dans sa couverture à motifs écossais, se penche vers elle pour lui expliquer qu’elle doit rester immobile comme une statue, attendre son retour dans le calme et la confiance. Il vérifie enfin que de l’extérieur, portes et fenêtres closes, on ne perçoit pas les sifflements de sa respiration.
L’intérieur de la cathédrale ressemble à un centre commercial futuriste, mais on n’y pénètre pas sans payer cher son ticket. Le déambulatoire, la crypte, toutes les chapelles latérales sont aménagées en boutiques tenues par des religieuses à cornette noire. La lumière vive éteint les vitraux du chœur. Une musique soporifique, orgue ou violons, suinte des murs et du sol. Elle se mêle en un brouhaha cacophonique aux conversations des pèlerins et des touristes, au claquement de leurs talons sur la pierre.
Vous devez acheter un second ticket si vous voulez entrer dans le saint des saints. Pour le prix d’un bon repas, après avoir fait longue queue, vous avez droit à dix minutes de méditation et de prière devant la momie de Bernadette Soubirous, parée comme pour un mariage, masque de cire aux reflets d’ivoire, mains jointes sur un chapelet aux grains d’ébène et de buis, avant qu’un sacristain armé d’une baderne ne vous somme de laisser la place aux suivants. Aristide ne résiste pas quand on le pousse dehors sans ménagement. Quoique incroyant jusqu’à la moelle, il aurait aimé confier plus longtemps rêves et soucis à la bienheureuse, mais laisser Marthe attendre seule dans la voiture n’est guère prudent, même si le brouillard et la nuit enveloppent maintenant toute chose d’une chape de silence opaque.
Avant de quitter l’édifice, il fait le tour des boutiques. Contre une somme exorbitante, il reçoit des mains grises de la nonne de service une réplique en pin verni du chapelet de Bernadette, certifiée d’origine et bénie par l’évêque de Lourdes avec l’eau de la vraie source. Il le glisse entre les doigts de Marthe au moment de repartir dans la nuit. Au lever du jour, si tout se passe bien, la ligne bleue de l’océan gonflera à l’horizon comme un pain de boulanger.
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