Encore une fois, Marguerite se retrouve seule. Anne-Claude l’a abandonnée à la porte de la cure, sur le parvis de la basilique du Tourmentin, en lui servant des prétextes indignes d’une amie : avant de partir pour leur hypothétique voyage, l’abbé de Gonzague veut se rendre au château de Rossens à la recherche d’indices. Parce qu’il se sentait trop mal dans sa tête et dans son cœur pour faire seul le trajet, Anne-Claude lui a proposé de l’accompagner ; elle imagine bien que pour Marguerite ce ne serait qu’une épreuve inutile de se joindre à eux, et puis il faut bien que quelqu’un s’affaire aux préparatifs du départ.
Celle-ci les regarde s’éloigner vers la Coccinelle de l’abbé, qu’il gare toujours, au mépris des lois civiles et des regards désapprobateurs de l’horrible Antoine Doucet, nouveau directeur de la Nouvelle École Catholique, dans une encoignure ombrée entre la nef et le chœur de la basilique. À cet instant, elle décide que de toute sa vie elle n’adressera plus la parole à Pierre. Il n’y a pas d’autre solution. Le hasard ou un complot les a fait se retrouver, rien ne les fera se rejoindre. On ne saute pas à gué par-dessus un ruisseau que des années de ravinement ont élargi à la taille d’un fleuve à son delta !
Pour l’heure, Marguerite n’imagine pas faire autre chose qu’obéir sans comprendre. Au soir, tout sera prêt pour leur départ vers Dieu sait où. Depuis qu’il l’a abritée dans sa paroisse, le père Guillaume est devenu pour elle beaucoup plus qu’un protecteur bienveillant : un phare dans sa nuit, une ancre spirituelle chevillée à son corps et à son âme ! Elle ne contesterait jamais sa décision ni ne discuterait son avis, sinon par jeu, sans se sentir atrocement traîtresse à elle-même. Si le vieux prêtre leur a annoncé un mystérieux départ en voyage pour le soir même, elle ne ressent aucun besoin d’en connaître les raisons ni les buts pour se soumettre de bon cœur à son autorité.
Elle doit d’abord passer en ville. Anne-Claude lui a confié le soin d’avertir son adjointe qu’elle serait absente de la boutique pendant quelques jours. Les femmes entre deux âges devront se passer de son enthousiasme à les habiller en poupées à la mode du temps. Si on demande à Marguerite des précisions, elle est autorisée à inventer une maladie ou le décès d’un vieil oncle à l’étranger. Le père Guillaume a l’absolution facile. Sa paroissienne sait que ce mensonge pour la bonne cause lui serait pardonné au prix d’une bien légère pénitence !
Il ne reste ensuite qu’à rejoindre son logis, à rassembler quelques affaires de voyage pour Anne-Claude et elle-même, à se morfondre jusqu’au soir en essayant d’imaginer quelle nouvelle galère la vie lui promet encore, quand elle n’aspire plus qu’au calme après les terribles épreuves déjà traversées. Dans sa morosité, elle se réjouit presque que pour elle-même aucune démarche n’ait été nécessaire : le matin même, le musée l’a mise en congé au mépris de toutes les lois sur la protection des travailleurs. À l’université, personne ne remarquera son absence aux cours. Elle n’a ni amis ni famille dont prendre congé. Hors les quelques liens qu’elle a tissés dans la paroisse du Tourmentin, elle est seule au monde, libre comme l’air qui tourbillonne dans la rue en soulevant des nuages de feuilles mortes.
Quand tout est prêt, les bagages bouclés, l’appartement nettoyé et rangé, le feu près de s’éteindre, Marguerite s’assied sur une chaise devant la table de cuisine. Encore une heure de liberté à épuiser, une heure de vide à combler avant le rendez-vous, une heure pour se préparer à vivre la farce que lui impose le destin : repartir en voyage avec Pierre. Elle ne veut pas se souvenir de leur rencontre de hasard dans le train qui filait vers les Pyrénées. Comme aujourd’hui, elle n’avait pas revu le jeune homme depuis des années, pensait l’avoir rayé sans retour du carnet d’adresses de sa mémoire. Infirmier fidèle, négligeant toutes ses autres tâches, il était resté auprès d’elle tout au long de ce pèlerinage d’enfer. Après la guérison miraculeuse de son amie, il avait disparu comme il était venu, sans même lui laisser un mot.
Elle a dû l’oublier encore une fois, se refaire une vie toute neuve où il n’avait pas de place, et voici que le noyé remontait à la surface grimé en prêtre de l’Église catholique ! La Providence ne se montre pas toujours tendre en remettant cent fois l’ouvrage sur le métier. Marguerite se connaît un caractère têtu, mais elle sait qu’il lui sera difficile de tenir sa promesse de garder à jamais, face à Pierre, un silence de carmélite. Heureusement, Anne-Claude et le père Guillaume seront du voyage ; ces deux-là ont de la conversation pour quatre !
Plus les minutes passent, moins elle désire savoir où ils partent et ce qu’ils vont y faire. Aristide Codoux et Marthe de Gonzague, la licorne des Pyrénées, Pierre, la chevalière armoriée, tout cela est trop embrouillé pour son âme d’oiseau. Il est plus simple, plus apaisant de se laisser porter par le vent, de planer en larges voltes au-dessus des événements, les yeux mi-clos, sans aucune soif de saisir dans quel sens va la vie. La curiosité est-elle autre chose qu’un vilain défaut ? La vraie sagesse ne se cache-t-elle pas dans l’indifférence et le repli sur soi ?
Mais sur la table, devant ses yeux, la lettre du vieil Aristide ne la laisse pas tranquille. Elle aurait préféré la perdre ou l’oublier dans la poche de son manteau. Même s’il est un ami du père Guillaume, le personnage effraie Marguerite plus que le rababou qui enlevait et tuait les enfants désobéissants quand elle était une petite fille. Personne ne l’a jamais vu, mais tout le monde sait qu’il est plus cruel et terrible que toutes les sorcières des contes de fées.
Elle a frissonné, en rangeant son manteau dans son sac de voyage, quand elle a entendu craquer le papier de l’enveloppe à travers le tissu. Feindre de n’avoir pas remarqué ce froissement serait possible, mais cette petite tricherie la poursuivrait jusque dans ses rêves : on l’y forcerait à lire des textes obscènes devant un parterre de mille spectateurs hilares et nus, à tapisser de ses mains le chœur de la basilique du Tourmentin avec des reproductions géantes des quelques billets d’amour qu’elle et Pierre se sont échangés au plus fort de la tempête. S’il fallait lire cette lettre, autant l’ouvrir tout de suite.
Ma chère Marguerite,
Ne vous étonnez pas de recevoir une lettre de moi au moment même où je disparais. Vous et moi avons à peine eu le temps de faire connaissance. Par votre faute ! Je voulais vous apprivoiser sans hâte ; vous êtes innocente, mais les événements se sont précipités à cause de votre curiosité. Vous ne le savez pas, vous ne pouvez pas vous en souvenir : je vous ai connue quand vous étiez une petite fille. Vous habitiez Sainte-Apolline. J’y venais souvent perdre mon temps. Les dimanches, je vous voyais partir en promenade avec votre père pendant que votre pauvre mère s’en allait à la messe. Vous couriez devant lui, vous vous arrêtiez, vous reveniez en arrière comme un petit chien. Moi, j’étais l’homme à la casquette qui faisait semblant de lire, assis sur le banc à côté de la chapelle. Pas très rassuré par mon allure de chemineau, votre père vous prenait par la main et vous faisiez ensemble un grand cercle autour de mon banc pour ne pas m’approcher. Quand vous le pouviez sans être aperçue de votre cerbère, vous répondiez par un sourire à mon signe du bout des doigts. Ce que je faisais là ? L’expliquer serait trop long, les événements ne m’accordent pas beaucoup de temps pour m’épancher. Je vous l’ai dit : ils se précipitent par votre faute. Je pense que je dois vous en être plutôt reconnaissant. Il fallait bien qu’un jour je me décide à agir. Marthe m’attend pour notre dernier voyage ensemble. Comme autrefois, nous partons vers le Sud ! Là-bas, c’est le printemps déjà ; les hirondelles sont de retour et tournoient au-dessus des villes ; presque éveillée, la terre craque de plaisir quand le soleil est au plus haut de sa course… Ce que je faisais là ? Je devrais vous raconter ma vie pour que vous compreniez. Pour être bref, je dirai que je courais après mon passé sans beaucoup d’espoir de le rattraper. Depuis que la seule femme de ma vie, votre voisine Marthe de Gonzague, m’avait abandonné pour épouser sans amour son cousin Arnaud, elle feignait de ne me plus me connaître. Après ce qui s’était passé en Égypte, elle n’avait peut-être pas tort de vouloir m’effacer de sa vie. Moi, je refusais tout simplement d’accepter l’évidence. Je voulais parler à Marthe, lui démontrer son erreur par des raisonnements de fou furieux qui l’auraient encore davantage éloignée de moi si elle avait accepté de m’entendre. Alors je rôdais autour de chez elle, tous les dimanches que le bon Dieu fait, dans l’espoir insensé de la rencontrer seule. Je m’asseyais sur le parapet du pont, sur le banc près de la chapelle, sur une ancienne borne romaine en face de son portail, pour guetter ses fenêtres avec une patience inusable. Plus elle m’ignorait, plus je m’accrochais. Plusieurs fois, alors que je m’approchais trop près de leur porche, son mari m’a fait chasser par la police. Encore heureux qu’il n’ait pas sorti pour moi son fusil de chasse ! Aujourd’hui encore, quand je pense que Marthe a porté en elle un enfant de cet homme abject, il me vient une nausée. La vie n’était pas drôle à cette époque pour le pauvre Aristide Codoux ! Avec le départ de Marthe j’avais perdu tout ce qui compte dans l’existence d’un homme ; le retour au pays, à ma libération des geôles égyptiennes, n’avait rien arrangé. L’aventurier adulé par les grands de ce monde, l’empailleur des rois et des reines, le restaurateur génial des momies d’Égypte était devenu un clochard solitaire et repoussant. Vous pouvez me croire : il a fallu plusieurs années pour que les blessures de mon âme se cicatrisent assez pour que ma vie puisse reprendre cahin-caha son cours. Peu à peu, je suis allé rôder moins souvent sous les fenêtres de Marthe. Je souffrais un peu moins. De nouveau, je jetais parfois un regard sur le monde autour de ma petite personne. Par habitude, j’ai écrit encore quelquefois à mon ancienne compagne d’aventures, mais je me doute bien que son mari devait surveiller son courrier et intercepter mes lettres inutiles. Alors je n’ai pas réfléchi quand la direction du musée de cette ville d’hérétiques, éternellement reconnaissante depuis l’affaire de la licorne des Pyrénées, m’y a offert un jour, par charité, un emploi de gardien bon à tout faire. Sans doute quelque ami anonyme sera intervenu dans l’ombre pour qu’on pense à moi. Je n’ai jamais voulu suspecter personne de ce mouvement de bienveillance secrète. J’ai obéi à la destinée. J’ai quitté ma ville pour venir habiter cette loge sordide. Je travaille chaque semaine du mardi au dimanche. Le lundi soir, j’arbitre avec un certain plaisir les tournois de bridge de la paroisse du Tourmentin. Le jeudi ou le vendredi, je mange entre quatre yeux avec mon ami Guillaume ; nous nous échauffons en parlant du passé autour d’une bouteille tirée au hasard dans la cave de pape dont il a hérité en s’installant ici. Pour mes jours de congé, j’ai ma cabane d’ermite dans la forêt. Mon prédécesseur me l’a léguée en prenant son envol vers un autre monde quelques mois après sa retraite. Là-bas, je peux tisser dans la solitude, sur un métier de fortune que personne ne verra jamais, les nouvelles images que chaque journée, chaque semaine m’apportent. Elles viennent grossir, sans s’y mélanger, la longue chaîne de mes souvenirs. Pour être tout à fait sincère avec vous, je ne suis pas sûr que j’aurais survécu jusqu’à aujourd’hui si le destin ne m’avait pas fait retrouver Guillaume, mon seul ami de toujours, quelques mois à peine après mon installation dans cette ville. L’évêque venait de le nommer curé de la paroisse du Tourmentin, à deux pas du palais de Rumine, pour le remercier d’avoir converti à la force du poignet quelques centaines ou milliers d’Africains à la foi du Christ. Depuis toujours, je fréquente volontiers les églises pour me réchauffer le corps ou me rafraîchir la tête au terme de mes promenades citadines. Guillaume et moi n’avons pas tardé à nous croiser dans sa basilique et à nous tomber dans les bras ! Il n’a pas pu m’empêcher de sombrer dans l’alcool, comme on dit, ni de boire jusqu’à la lie l’amertume de ma vie gâchée par amour et bêtise, mais grâce à lui je n’ai pas coulé tout à fait jusqu’à fond de cale. Les choses changent. Plusieurs années après la mort de son mari, Marthe a accepté de me revoir quelquefois. Elle commençait déjà de perdre la tête, mais nous pouvions encore parler. Je l’ai encouragée à quitter sa maison lugubre pour aller s’installer au château de Rossens, dont je connaissais le médecin-chef pour avoir fait les cent coups avec lui dans je ne sais plus quel pays d’Asie ou d’Amérique. Elle jouirait là-bas d’un régime de faveur, et le trajet serait moins long pour aller lui rendre visite. Je crois que Marthe m’a pardonné aujourd’hui mes fautes d’autrefois, mais on ne recreuse pas le lit d’une rivière près de son embouchure pour la dérouter vers des pays nouveaux. Je vous en prie, mon amie, pardonnez mes tournures alambiquées et mes images approximatives : un peu de grandiloquence est tout ce qui me reste de ma gloire d’antan ! Marguerite, je vous ai reconnue tout de suite quand vous avez commencé à travailler au musée. Une fille au nom de fleur ne s’oublie pas. Vous êtes passée devant ma loge comme autrefois devant mon banc de pierre, mais personne ne vous tenait plus la main. Vous aviez gardé la même démarche sautillante et un peu raide, le même front plissé au-dessus de vos lunettes de touriste américaine. J’ai voulu que nous devenions amis sans que j’eusse à évoquer le passé qui nous liait. Y serais-je parvenu si les événements ne s’étaient emballés par votre faute ? Le hasard, parfois, fait trop bien les choses. Si cette vieille couture au ventre de la licorne n’avait pas cédé, si vous n’aviez pas découvert la bague et n’aviez pas eu l’inconscience de la porter au doigt comme une alliance offerte par quelque amoureux, je n’aurais peut-être pas trouvé le courage d’enlever Marthe de Gonzague et de l’emmener au loin pour notre dernier voyage. Depuis quelques mois, je la voyais décliner à chacune de mes visites. Sans vous, je crois que son âme aurait basculé derrière l’horizon avant que je me décide à accomplir ce qui devait être accompli. Vous vous doutez bien, maintenant, que l’arrivée dans la paroisse de notre ami l’abbé Pierre de Gonzague ne pouvait que précipiter les choses ! Sans doute il a été votre camarade de jeux quand vous étiez une petite fille, même si je n’ai aucun souvenir de vous avoir vus batifoler ensemble autour du pont romain de Sainte-Apolline pendant que j’y montais la garde avec le désespoir au cœur. Quels que soient les liens que vous avez gardés avec lui au cours des ans, vous avez dû être surprise de le voir réapparaître dans votre vie comme un diable surgi de sa boîte… Pierre de Gonzague, nouveau vicaire de la paroisse de Notre-Dame du Tourmentin ! Voilà bien un coup fourré dans le style de mon vieil ami Guillaume ! Et l’innocente Marguerite porte au doigt la chevalière aux armes de la famille Gonzague ! Elle l’a trouvée, en toute ingénuité, sous le ventre ouvert de la licorne des Pyrénées ! Que l’abbé baisse seulement les yeux sur votre main baguée, qu’il vous interroge sur l’origine du bijou, et le pot aux roses est découvert ! Imaginez-vous le scandale ? Les murs du palais de Rumine en trembleraient d’indignation… Je n’aurais pas pu partir en me taisant, et vous êtes la seule personne à qui je puisse confier un peu de ce qui me pèse sur le cœur. Bien sûr, je ne vous ai pas tout dit. Certaines choses doivent rester secrètes le plus longtemps possible. À Guillaume je n’aurais pas osé parler de mon projet : le bougre aurait été capable de me convaincre d’y renoncer au nom de Dieu sait quel principe ! Quant à Pierre de Gonzague, il ignore jusqu’à mon existence. Apprendre brutalement que sa vieille mère a été enlevée pour son dernier voyage par un ancien amant surgi de nulle part lui aurait causé une douleur trop insupportable. Je compte sur vous pour lui apprendre la chose avec le tact et le ménagement que je vous suppose. Aujourd’hui, je pars accomplir les promesses folles que j’ai faites à Marthe, ma vieille amante du temps jadis, quand princesses et aventuriers couraient encore le monde. Sentez-vous libre de montrer cette lettre à mon ami Guillaume. Il s’étouffera d’indignation et s’élancera à notre poursuite comme un chien de chasse trace son gibier, mais Marthe et moi aurons pris assez d’avance pour ne rien risquer. Voilà. Portez-vous le mieux que vous pourrez sur cette Terre au sol glissant où tant d’entre nous ont trébuché sans retour. Vous avez la bénédiction d’un vieil ivrogne.
Votre Aristide Codoux.
Soufflée par ce qu’elle vient de lire, Marguerite glisse machinalement la lettre du vieux gardien dans son enveloppe, manque jeter celle-ci, par distraction, dans le feu qui meurt, puis la range dans une poche intérieure de son manteau. À son doigt, la chevalière aux armes de la famille Gonzague lui paraît plus lourde et la démange. Elle se prend à chantonner en fermant les volets, en rassemblant ses bagages, en éteignant les lampes. La mélodie qu’elle fredonne rappelle une vieille berceuse ou comptine venue de loin, mais elle y plaque en boucle, sans réfléchir ni s’écouter, d’autres paroles : « D’azur à trois étoiles d’or accompagnées en pointe d’un croissant du même, d’azur à trois étoiles d’or… »
Sur la route du retour, Pierre et Anne-Claude restent en silence. Il conduit avec le soleil dans les yeux, très vite, sans jeter un regard vers les vignes noires plantées en terrasses sur le coteau qui les domine. En contrebas, la surface lumineuse du Léman se ride d’ondes mouvantes sous les risées de fœhn. En face, la rive française plonge déjà dans l’ombre. Au-dessus des pics de la Savoie, quelques nuages dorés s’effilochent.
La jeune femme voudrait parler. Que dire après avoir entendu ce que l’abbé, en veine de confidences, vient de lui raconter ? Trop d’images terribles dansent en elle. Malgré l’éblouissement, elle se force à garder les yeux ouverts pour les tenir à distance. Chaque fois que la voiture s’engouffre dans un tunnel, elle sursaute et réprime un frisson. En toute amitié et compassion, elle pose sa grande main sur le genou de Pierre de Gonzague ; elle sent le prêtre se contracter comme une huître, tressaillir si vivement que sa Coccinelle paraît se cabrer ; il faut du temps pour qu’il se détende sous ses doigts.
En quittant le château de Rossens, l’abbé a arrêté sa voiture sur le parking de dalles moussues qui jouxte le barrage. De là, mille sentiers écologiques aux senteurs d’herbes aromatiques se dispersent dans toutes les directions pour le plaisir des promeneurs en quête d’un retour sans risque à la nature : en une matinée, vous pouvez laisser glisser vos pas jusqu’au pied du barrage et explorer les gorges de la Saane ; un jour vous suffit pour atteindre les falaises de Jogne et y récolter votre moisson de fossiles ; en deux belles journées de marche, au prix d’un bivouac dans une cabane de forestiers, vous pouvez vous offrir le tour complet du plus beau lac artificiel d’Europe sans traverser d’autres agglomérations que quelques hameaux déshabités.
Penchés sur le parapet du barrage, Anne-Claude et Pierre ont contemplé le bouillonnement de l’eau qui s’échappait en grondant du conduit de sécurité percé à mi-hauteur de la muraille. Après un hiver chaud et pluvieux, un hiver de tropiques, les ingénieurs électriciens avaient ouvert grand les vannes pour protéger les nids bâtis sur les rives du lac par mille espèces d’oiseaux en voie d’extinction. Sous la pression, l’eau s’élançait en queue-de-cheval miroitante, se dénouait dans les rafales de vent, se dissolvait en un brouillard qui cachait tout le paysage en aval.
– Dommage que nous n’ayons pas le temps de descendre au pied du barrage, a dit Anne-Claude en forçant sa voix pour se faire entendre dans le vacarme. En bas, le spectacle doit être incroyable de sauvagerie ! – Vous ne parleriez pas de descendre au pied du barrage si vous saviez quel drame Marguerite et moi y avons vécu, a répondu Pierre. Venez, escaladons plutôt cette colline jusqu’à l’observatoire. La société ornithologique locale l’a aménagé pour surveiller le passage des quelques oiseaux migrateurs qui font encore le détour par ici sur la route du sud. Même si Marguerite vous a déjà raconté notre horrible histoire, je tiens à ce que vous l’entendiez de ma bouche. Venez, suivez-moi. Ici, le vent est si fort qu’une bourrasque finirait par nous emporter par-dessus le garde-fou ! – Si nous musardons encore, nous serons en retard au rendez-vous avec les autres. N’oubliez pas, Pierre, que vous devez boucler tous vos bagages avant le grand départ pour Dieu sait où ! – Merci de m’appeler par mon prénom, Anne-Claude, mais imaginez-vous vraiment qu’un vicaire de troisième catégorie possède beaucoup d’affaires à empaqueter pour partir en voyage ?
En quelques minutes, un sentier pavé qui serpentait entre les sapins et les hêtres les a menés à une clairière près du sommet de la colline. Une tour de bois se dressait en son milieu, d’apparence frêle. Elle sentait l’humus et la vieille résine. Pierre a précédé la jeune femme dans l’escalier en hélice qui conduisait, tout en haut, à une pièce circulaire percée de meurtrières étroites sur tout son pourtour. Il y avait aussi, dirigées vers les quatre points cardinaux, de grandes fenêtres sans vitrage, mais des vantaux cadenassés les obstruaient. La lumière était tamisée, presque une pénombre ; du côté de l’ouest, des rais de soleil chargés de poussière s’infiltraient par les fentes du bois et s’entrecroisaient comme des fils d’or. Toute la pièce tanguait en silence dans les coups de vent. Quelques craquements et sifflements ne suffisaient pas à rompre la quiétude du lieu.
– Asseyez-vous là, a dit Pierre en indiquant à sa compagne un banc de bois dans la partie la plus éclairée de la pièce.
Elle s’est surprise à obéir sans discuter : pourtant, se soumettre à d’autres ordres qu’à ceux qu’elle se donnait elle-même n’était pas dans ses mœurs de vierge farouche, et l’abbé de Gonzague n’avait rien d’un homme de commandement ni d’un maître spirituel à qui confier à l’aveugle son corps et son âme !
Il ne lui a pas laissé le temps de méditer sur la question. Arpentant avec grande colère et agitation l’espace exigu qui les abritait du monde, il s’est lancé dans un récit aussi invraisemblable qu’incohérent, s’exprimant d’une voix monocorde, sans pauses, sans ponctuation, ne reprenant jamais son souffle, pendant un temps interminable. Anne-Claude se revoyait à Cuba, agrippée à son espagnol lacunaire pour tenter de saisir quelques bribes du discours fleuve que le leader Maximo assenait à son auditoire innombrable et somnolent sous un soleil vertical ; à Rome pendant une des homélies tortueuses que le Saint-Père infligeait mollement à la masse des pèlerins rassemblés sous ses fenêtres pour les festivités de Pâques ou celles de l’Année Sainte ; à la table familiale quand son père, qui abusait volontiers des apéritifs alcoolisés, pérorait du potage au dessert sans laisser personne placer un mot.
– … je ne sais pas ce que Marguerite vous a dit de son passé, a conclu Pierre en se tournant vers elle comme s’il venait à l’instant de réaliser qu’il n’était pas seul. Avec le choc, elle a peut-être oublié tout ce que je viens de vous raconter… Vous devez me prendre pour un fou tant il y a de désordre dans ma mémoire, ou pour un menteur qui tenterait de froisser en torchon la vérité pour mieux se disculper. Vous pouvez me croire : après le drame, je n’ai plus revu Marguerite jusqu’à notre rencontre fatale dans le train de Lourdes. Pendant tout ce temps, plongé dans mes livres, j’ai oublié jusqu’à son existence. La mémoire m’est revenue en coup de fouet quand je l’ai aperçue dans son fauteuil roulant. Elle m’a souri, m’a adressé la parole comme si des années ne s’étaient pas écoulées depuis notre dernière rencontre. Pourtant, beaucoup des pièces du puzzle restent floues dans mon esprit. Je me suis enfui trop tard, le mal était déjà fait : tout le monde se pressait autour de Marguerite miraculée mais, dans la foule, elle ne cherchait que mon regard. Je me suis enfui sans lui faire mes adieux, sans une explication. La roue avait tourné. Celui que tout portait à devenir un praticien célèbre, un professeur estimé, une étoile de la science médicale, en est réduit aujourd’hui à jouer un rôle de vicaire déprimé dans une paroisse de province ? Savez-vous, Anne-Claude, que je n’ai même pas la foi ?
Ils ont descendu sans hâte la colline pour rejoindre leur voiture. Le regard fixé sur la nuque de Pierre, Anne-Claude tentait de faire tenir le récit extravagant qu’elle venait d’entendre avec la version de la même histoire racontée par Marguerite. Rien ne collait. Bien sûr, elle connaissait l’idylle clandestine des deux adolescents par-dessus la haie infranchissable qui séparait leurs jardins de Sainte-Apolline, mais elle ignorait tout de leurs escapades d’amoureux dans la nature hostile. Bien sûr Marguerite lui avait parlé de sa maladie, mais elle en avait dissimulé les origines dans une brume peuplée de silhouettes trompeuses. Du drame, de l’accident, elle n’avait jamais soufflé mot. Anne-Claude a senti un vent de colère souffler en elle à l’idée que son amie lui avait peut-être caché tout un pan de la vérité. Il s’est éteint en quelques pas sitôt qu’elle a tenté de se glisser en esprit à la place de l’adolescente brisée par sa propre témérité.
Depuis ses premières années, Anne-Claude avait appris à laisser filer son imagination vers les contrées les plus invraisemblables. Par instinct plus que par volonté, elle aimait prêter, dès la première rencontre, une double vie à tous ceux qui croisaient son chemin : à partir d’un sourire ou d’une inflexion de voix, elle enrichissait leur histoire d’épisodes fabuleux, inventait des dénouements sublimes à leurs petits tracas du jour. Cette fois pourtant, le conte éclaté que lui avait servi l’abbé mettait en défaut le don de la jeune femme à mettre en scène la vie de son prochain sur son théâtre intime ! Même remis dans un semblant d’ordre et débarrassé de ses scories, le récit de Pierre touchait au délire !
Passait de se représenter le grand jeune homme et la petite jeune fille se poursuivant à vélo sur les routes de campagne, ou bien s’accoudant, épaule contre épaule, au parapet du barrage de Rossens pour se faire peur en regardant le gouffre ; passait encore de les imaginer dévalant le sentier sans garde-fou qui menait au pied de l’ouvrage, passait de les voir plonger d’un seul élan dans l’eau du bassin spiralé que des millénaires d’érosion patiente avaient creusé dans le roc à l’entrée des gorges, puis s’étendre au soleil sur une pierre plate, les bras en croix, jusqu’à presque s’endormir…
Non, la confession fantastique de Pierre ne passait pas ! Anne-Claude pouvait-elle croire un instant que les deux tourtereaux, dans un coup de folie, avaient décidé de se laisser glisser au fil de la Saane sur des radeaux gonflables, par un bel après-midi d’arrière-automne, depuis les gorges qui s’ouvraient au pied du barrage jusqu’à l’îlot d’alluvions dont ils avaient fait leur refuge secret plusieurs kilomètres en aval ? Pouvait-elle croire que ces deux adolescents sages cachaient sous l’écorce des âmes d’aventuriers prêts à risquer leur vie pour quelques heures de plaisir ?
Ils trouveront bien un moyen de revenir plus tard chercher leurs vélos, affirme Marguerite pour convaincre son ami. À cette saison, après la sécheresse de l’été, ils ne courent aucun risque de se voir submergés par une ouverture inopinée des vannes. Plus qu’à une aventure, leur équipée ressemblera à une partie de canotage romantique. Ils fileront comme des flèches entre les falaises de molasse creusées de nids de choucas, entre les rives plantées de saules et d’épicéas. Ils pourront rire tout leur saoul en s’aspergeant d’eau fraîche comme des enfants sur la plage. À mi-parcours, sur la hauteur, ils trouveront un pré fleuri pour y déballer leur goûter et s’embrasser au milieu des fourmis et des sauterelles…
Pierre se laisse convaincre. Sous peu, il doit repartir en pension et ne reverra plus Marguerite que lors des rares visites à sa famille qu’autorise le règlement antédiluvien du collège jésuite que son père lui a choisi, par cruauté, à l’autre extrémité du monde civilisé. Marguerite n’a pas dû insister beaucoup. Au fond, au fond, tous deux savent qu’ils n’ont pas grand-chose à perdre dans l’aventure : au pire, ils mourront noyés ou la tête fracassée contre un rocher. À leur âge, on ne peut rêver mieux pour se sortir d’une histoire d’amour impossible.
Malgré les turbulences et les tourbillons, la descente se passe bien jusqu’au sortir des gorges. L’embarcation de Marguerite chavire presque au sortir d’un chapelet de marmites plus profondes que des gouffres, mais Pierre sait la maintenir à flot à la force du poignet. Ils rient de leur essoufflement quand le courant tout à coup se calme.
Les falaises se dissolvent pour laisser la place à une grève en pente douce. En même temps, la Saane s’élargit en un lac circulaire planté de rochers aux formes d’animaux mythologiques. Les deux enfants jouent à cache-cache entre les chimères et les gorgones, les licornes tristes, les sphinx au regard gris. Quand ils sont fatigués de pagayer en rond, ils prennent pied sur une plage de galets pour se lancer dans un concours de ricochets où Marguerite se montre la plus habile. Ils ont dû renoncer au goûter, passé par-dessus bord, sombré corps et biens dans les remous. Seule la bouteille de limonade a survécu, qu’ils se partagent le plus cérémonieusement possible.
Les gorges franchies, le reste ne doit être qu’un jeu d’enfant. Aucun risque de se perdre, aucun risque de manquer leur île au confluent de la Saane et de la Glêne ! C’est compter sans la canalisation souterraine qui ramène à la rivière toute l’eau volée en amont du barrage : dans une courbe, la Saane enfle d’un coup, son courant s’accélère, se ramifie en bras désordonnés. Les deux navigateurs se trouvent séparés avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui se passe. Pris dans un rapide, Pierre continue tout droit dans le lit principal de la rivière ; impuissant, il voit Marguerite se faire entraîner, le long d’un canal creusé de main d’homme, vers une mare aux rives de sable gris, surmontée d’escarpements rocheux qui paraissent avoir été taillés en mille plis et facettes par une hache de géant. Une ancienne carrière désaffectée, sans doute. Sur le bord de la mare, Pierre croit distinguer une cabane de planches déglinguée et plusieurs machines de chantiers rongées par la rouille.
Dès qu’il a pu arrêter son radeau en s’accrochant aux branches d’un saule, il attend que Marguerite le rejoigne. Se remettre dans le courant principal de la rivière ne prendra guère de temps à son amie si elle ne s’attarde pas à visiter la place. La curiosité est son vilain défaut, mais elle ne voudra pas inquiéter Pierre en se faisant attendre.
Maintenir son radeau immobile devient de plus en plus difficile. Pierre doit lâcher prise, espérer qu’une crique en aval lui permettra d’aborder pour attendre plus aisément. Mais, passée la forêt, la rivière coule maintenant dans un lit de molasse aux berges lisses et pentues. Impossible de s’y accrocher plus de quelques secondes, inimaginable d’abandonner le radeau au courant pour escalader le mur de roche friable.
Leur île, le but de leur expédition, est sa première escale possible. Il y attend Marguerite jusqu’à la chute du jour avant de se résigner à avertir les adultes. Les explications qu’il donne à la police sont si confuses qu’on ne découvre la jeune fille que le lendemain matin, inanimée, plongée jusqu’à la taille dans l’eau noire de l’étang de décantation de l’ancienne carrière en bord de Saane. À l’état de ses vêtements, aux traces de lutte autour d’elle, il ne fait aucun doute qu’elle a été violentée. Bien sûr, avec le récit invraisemblable qu’il a servi aux enquêteurs, Pierre est le premier soupçonné. Son père doit intervenir – Dieu sait comment – pour qu’on boucle l’enquête au plus vite et qu’on attribue le crime à un rôdeur resté introuvable ou à un terroriste évadé du pénitencier proche. Monsieur de Gonzague a des relations. Il a de la fortune.
Marguerite s’éveille à l’hôpital au sortir de quelques jours d’un coma agité. On ne permet pas à Pierre de la voir. Elle a tout oublié de leur équipée. Ses jambes ne la portent plus. Les médecins lui parlent d’une mauvaise chute dans l’escalier, mais elle ne les croira jamais tout à fait.
Anne-Claude et Pierre se taisent pendant tout le trajet de retour. Quand ils quittent l’autoroute, à la nuit tombante, pour entrer dans les faubourgs de la ville et en dévaler les rues en pente jusqu’à la basilique du Tourmentin, elle retire sa main du genou du prêtre. Il ne dit mot, mais elle croit voir un sourire passer sur ses lèvres.
– Allez préparer vos affaires, Pierre, dit-elle quand il a rangé en trombe sa Coccinelle dans l’ombre du chœur. Les autres nous attendent. Je saurai les faire patienter en leur racontant des histoires. – Je ne serai pas long. Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout, Anne-Claude. Je suis sans doute tombé bien bas dans votre estime, mais je devais me confier à quelqu’un. Je ne sais plus qui je suis depuis que le destin m’a encore fait croiser Marguerite. À l’idée de partir en voyage avec elle, je ne ressens que l’envie de fuir droit devant moi sans me retourner. Par bonheur, vous serez de la partie. – Cessez de vous prendre pour un nouveau Job, mon ami. Tout se passera bien. Nous pouvons faire confiance au père Guillaume. Aujourd’hui, partir à la recherche de votre mère me semble mille fois plus important que ressasser vos souvenirs de jeunesse !
Elle le regarde s’éloigner vers le pavillon où il partage un appartement avec le sacristain et la vieille paroissienne engagée depuis Mathusalem, par charité chrétienne, pour entretenir l’église et fleurir ses autels. Il se fond très vite dans la pénombre.
Le père Guillaume attend son monde sur le porche de la cure. La nuit est tombée. L’air tiédi par le fœhn donne au parvis de la basilique un air de place toscane, les soirs d’été, quand on commence à ranger les terrasses où vous buvez un dernier verre avant de rentrer à l’hôtel. Il faut toucher du doigt le métal glacé de la balustrade pour se rappeler que l’hiver, ici, est encore loin du terme.
En quelques heures, le vieux prêtre a tout arrangé : on leur a trouvé un compartiment dans le convoi affrété par la Société Épiscopale des Miracles de Lourdes pour le pèlerinage bisannuel des malades et invalides physiques et mentaux. Sur place, ils logeront dans les dortoirs aménagés pour les bénévoles dans un ancien couvent désaffecté par le manque de vocations au célibat. La nature fait bien les choses : d’année en année, les transhumances rituelles du printemps et de l’automne charrient vers Lourdes un nombre croissant d’âmes pèlerines en quête de grâce ou de guérison ; d’année en année, les monastères se dépeuplent plus vite que les fleuves de Chine et de Sibérie frappés par la pollution industrielle.
Quant aux paroissiens du Tourmentin, ils se débrouilleront bien quelques jours sans leur vicaire et leur curé. S’il naît quelques enfants, on les baptisera plus tard ; les fiancés sauront bien attendre avant de consommer leur union, les mourants s’accrocher à la vie jusqu’au retour des officiants ! Quant aux bigotes aficionadas de la messe matinale, le père Guillaume ne se fait aucun souci pour elles : le temps de son absence, elles se dérouilleront les jambes en poussant jusqu’à l’église la plus proche, serait-elle réformée, heureuses de se trouver un nouveau motif de plainte ! Il ne s’en fait pas davantage pour le perfide Antoine Doucet, le nouveau directeur de la Nouvelle École Catholique, qu’il imagine frétillant de joie à l’idée de mener à la baguette son petit monde, enfin libéré du regard persécuteur d’un vieux curé à cheval sur la morale et ignorant jusqu’à la moelle des nouvelles méthodes de l’enseignement moderne.
Marguerite arrive la première au rendez-vous, chargée comme une mule de son bagage et de celui d’Anne-Claude. Le père Guillaume lui fait une accolade vigoureuse qui la fait vaciller. Ils n’ont pas le temps de dire un mot. Déjà Anne-Claude les rejoint, excuse en deux phrases le retard de Pierre, se lance dans un rapport précipité de leur excursion au château de Rossens. À peine a-t-elle prononcé quelques phrases que Marguerite veut s’échapper pour aller se recueillir quelques instants devant l’autel de sa Vierge favorite. Le curé la retient d’autorité : ce que son amie va leur apprendre concerne Marguerite au premier chef, puisque sa découverte fortuite de la bague a déclenché toute l’histoire ; d’ailleurs, si le sacristain a bien fait son travail, la porte de l’église doit être close à cette heure presque nocturne. Marguerite se fige. Anne-Claude reprend son souffle et poursuit son récit.
Elle saute le trajet en voiture, de tunnel en corniche au-dessus du Léman ridé par la brise. À quelques minutes d’un départ en voyage vers Dieu sait où, Dieu sait comment, à la poursuite d’une vieillarde enlevée par un chevalier servant plus chenu qu’elle, l’atmosphère n’est pas aux descriptions lyriques !
Au château, l’accueil de la mère supérieure et du médecin-chef a été de glace. Avec une mauvaise grâce qui frisait la goujaterie, on a guidé le couple de visiteurs vers la chambre de Marthe de Gonzague. Les enquêteurs de la police étaient passés déjà, distraitement, et n’avaient pas cru bon de mettre les scellés. On a donc laissé Pierre et Anne-Claude visiter seuls la pièce, mais on ne les a pas autorisés à emporter quoi que ce fût. Pour un peu, on les eût fouillés à la sortie !
La chambre était vaste, boisée de chêne, parquetée à l’ancienne, meublée d’une armoire pré révolutionnaire rongée par les cirons, d’un fauteuil d’après-guerre recouvert de skaï craquelé, d’un lit de fer dont le matelas à nu gondolait ; à l’ouest, une vaste porte-fenêtre ouvrait sans doute sur le parc du château et la surface scintillante du lac de la Gruyère, mais des rideaux brodés de géantes fleurs pourpres occultaient hermétiquement la vue, retenus clos par des laçages serrés qui semblaient n’avoir pas été défaits depuis des années. Anne-Claude s’est cassé un ongle à vouloir les dénouer.
Quelqu’un avait ôté les ampoules du plafonnier et de la lampe de chevet. Fouiller dans la pénombre la chambre à coucher d’une vieille femme disparue, enlevée ou assassinée par un empailleur alcoolique, était pour Anne-Claude une expérience inédite. Pierre paraissait si emprunté qu’elle a dû prendre d’emblée la direction des opérations : qu’il retourne le matelas et soulève les tapis pendant qu’elle inspecterait le reste de la pièce !
La porte à deux battants de l’armoire s’est ouverte par magie, sans le moindre grincement, quand elle l’a effleurée du bout des doigts. À l’intérieur, il n’y avait qu’un manteau de fourrure esseulé dans sa penderie, cerné de cintres métalliques qui tintaient à la moindre approche, et une collection de chaussures obsolètes, hors d’usage pour la plupart, qu’on avait entassées sans ménagement, au fil des ans, sur le rayonnage inférieur. Les autres tablettes avaient été vidées récemment : dans la poussière qui les recouvrait, l’empreinte plus sombre des piles de linge emporté luisait doucement.
Malgré son dégoût, Anne-Claude a entrepris d’examiner une à une les chaussures au cuir rongé par l’âge et la négligence. Certaines n’avaient même pas été brossées avant qu’on les remisât là : taches de boue et déchirures les rendaient méconnaissables. D’autres paraissaient n’avoir jamais été portées : débarrassées de leur poussière, cirées, ripolinées, elles auraient encore fait belle figure dans un bal de carnaval ou de fête nationale. Le pire était l’odeur, le mélange immonde des relents de terre décomposée et de cuir moisi qui s’échappaient par vagues à chaque paire de souliers déplacée. Anne-Claude a persévéré dans l’épreuve. S’obstiner était le seul choix s’ils ne voulaient pas revenir bredouille de leur chasse aux indices.
Enfin, un gonflement suspect sous le cuir d’une bottine, une protubérance anguleuse et dure au toucher lui a fait plonger la main jusqu’à atteindre et saisir, tout au bout, une enveloppe rebondie aux bords repliés comme une crêpe. Sans montrer sa découverte à Pierre, elle l’a glissée dans la poche intérieure de son manteau. Elle le craignait capable, enfermé comme il l’était dans sa moralité étriquée d’ecclésiastique, de se montrer réticent à subtiliser l’enveloppe à la barbe de la mère supérieure et du médecin-chef qu’elle entendait faire les cent pas de l’autre côté de la porte.
Ils ont quitté le château de Rossens comme des voleurs. Derrière eux, le soleil couchant faisait à la bâtisse, avec ses tourelles et son chemin de ronde, une ombre en forme de main griffue qui striait de noir les champs et les bois environnants. Le médecin-chef et la mère supérieure n’avaient pas pris la peine de les raccompagner. Chacun avait regagné son bureau au sommet d’une des tours jumelles du château et épiait le départ des visiteurs indésirables en se dissimulant en biais derrière ses fenêtres aux carreaux teintés.
Pierre n’a fait aucun commentaire pendant qu’ils rebroussaient chemin vers le barrage. D’un geste du bras accompagné d’une exclamation brusque, Anne-Claude lui a ordonné de s’arrêter sur le parking de dalles moussues à l’extrémité de la couronne de l’ouvrage.
– Je voulais m’arrêter là de toutes façons, a dit Pierre en rangeant son véhicule dans une case peinte. Inutile de m’en donner l’ordre avec tant de véhémence ! Il nous reste un peu de temps. Je dois vous raconter des choses terribles avant que nous partions en voyage vers Dieu sait où en compagnie de votre amie Marguerite Rouxfeu. Si elle vous a confié ne fût-ce que quelques bribes de notre passé commun, vous devez imaginer sans peine quelle épreuve cruelle le père Guillaume nous impose là ! Quand vous saurez le reste, vous me plaindrez de tout votre cœur si vous n’êtes pas faite de métal ou de granit. Venez, je vous emmène dans un endroit tranquille où nous pourrons parler sans risque de nous voir dérangés par des intrus. – Je suis prête à vous entendre, Pierre, mais il faut que je vous montre ce que j’ai trouvé au fond d’une bottine dans la chambre de votre mère. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais nous ne risquons rien si nous jetons un coup d’œil à ma découverte avant de nous livrer à vos épanchements romantiques. N’oubliez pas que c’est la trace de votre mère que nous recherchons ici, pas les vestiges de votre passé de jeune homme amoureux de sa petite voisine !
L’enveloppe de kraft s’est laissé ouvrir d’un coup d’ongle. À l’intérieur, ils ont trouvé un paquet de photographies d’un autre âge, certaines à peine jaunies, d’autres presque effacées, d’autres encore craquelées comme la terre de Gobi. Les mains de Pierre ont tremblé quand il a reconnu sur les images la silhouette et le visage de sa mère, jeune, resplendissante, qui prenait des poses de mannequin devant des paysages exotiques. L’extravagance et l’incongruité de ses accoutrements donnaient à toutes les compositions une allure étrange : Marthe de Gonzague portait une robe indienne devant les pyramides du Caire, un boubou à Copacabana, une veste inuit à capuche de fourrure sur les rochers inondés de soleil de Good Hope Cape. Au sommet d’une dune de sable qui surplombait la mer, elle ne portait rien. Sur plusieurs clichés, un jeune homme à moustache et casque colonial lui tenait compagnie en la serrant de près. Aristide Codoux ? Toute une série d’images avaient été prises dans une région de montagne, Alpes ou Pyrénées. La jeune femme y avait un air plus languide, presque triste, et son compagnon paraissait plus proche d’elle, presque empressé, avec des regards qui en disaient long sur ses sentiments. Sur le dernier cliché de la série, elle portait dans ses bras un nouveau-né emmailloté à l’ancienne qui fixait l’objectif avec un regard hésitant.
Même s’il soupçonnait le pire, Pierre aimait imaginer que sa mère n’avait jamais quitté la région et le pays de son enfance que pour de très sages voyages en famille : séjours balnéaires sur la côte atlantique de la France, visite au pas de charge des grandes capitales européennes, fragments de pèlerinage vers Saint-Jacques ou Notre-Dame de Messine… Il savait qu’elle s’était mariée tard avec un cousin bienveillant qui avait accepté en échange d’une belle dot de ne jamais regarder en arrière, mais il n’avait pas pu en apprendre plus tout au long de son enfance et de sa jeunesse. Quant aux éclats d’histoires folles que racontait en désordre la vieille dame lors des visites de son fils au château de Rossens, il les avait toujours pris pour des radotages de démente. Découvrir soudain, au détour de quelques photographies, sa mère en aventurière de carnaval, en Mata Hari dénudée, en courtisane des dunes, en madone à l’enfant, a rendu l’abbé Pierre de Gonzague raide et muet comme un poteau. Anne-Claude a dû l’extirper de force de la voiture. Ne sachant dans quel endroit tranquille il voulait l’emmener, elle l’a poussé le long du seul sentier asphalté qui quittait le parking.
En quelques minutes, une voie pavée qui serpentait entre les arbres les a menés à une clairière près du sommet de la colline. Une tour de bois se dressait en son milieu, d’apparence frêle, qui sentait l’humus et la vieille résine. Pierre avait repris ses esprits. Il a précédé la jeune femme dans l’escalier en hélice qui conduisait, tout en haut, à une pièce circulaire percée de meurtrières étroites sur tout son pourtour. Il y avait aussi, dirigées vers les quatre points cardinaux, de grandes fenêtres sans vitrage, mais des vantaux cadenassés les obstruaient. La lumière était tamisée, presque une pénombre ; du côté de l’ouest, des rais de soleil chargés de poussière s’infiltraient par les fentes du bois et s’entrecroisaient comme des fils d’or. Toute la pièce tanguait en silence dans les coups de vent. Quelques craquement et sifflements ne suffisaient pas à rompre la quiétude du lieu.
– Asseyez-vous là, a dit Pierre en indiquant à sa compagne un banc de bois dans la partie la plus éclairée de la pièce.
Quand Pierre de Gonzague rejoint les autres sur le parvis de la basilique, la nuit est tombée tout à fait. Un béret sur la tête, l’épaule chargée d’un sac militaire empli à la hâte dont le poids mal réparti le fait tituber, il a l’air d’un marin ivre en quête d’embarquement vers le bout du monde. Le moteur du taxi qui attend pour les mener à la gare ronronne au bas de l’escalier monumental.
Avant le grand départ, le père Guillaume exige de voir les photographies trouvées dans la chambre de la vieille femme. Pierre les lui tend. Sans mot dire, le curé les examine longuement à la lumière d’un lampadaire qui oscille comme un mât dans les coups de foehn. Chacun attend ses commentaires, mais il se contente d’un grommellement. Il fait signe à chacun de descendre les marches. On s’installe comme on peut dans la voiture, le père Guillaume à l’avant, Pierre serré à l’arrière entre les deux jeunes femmes.
– À la gare ferroviaire par la voie la plus directe, mon brave, s’exclame le curé en prenant ses aises à côté du chauffeur. À la gare comme à la gare !
Dans son dos, personne ne rit de sa boutade.
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