19
Abby trouvait la situation curieuse. Dimitri était vautré dans son vieux canapé, à côté d’un homme qu’il venait de lui présenter. Un petit vieux croulant, mal habillé, presque puant et aux cheveux gras et frisottants.
Un certain Ivan.
Abby, assise en face des deux hommes, était en train de siroter une vodka qu’elle n’aimait décidément vraiment pas, et ne put s’empêcher de sourire à l’idée que tous les Russes portaient le même nom.
— Alors, Abby ? Tu es allée chez les Sini Bojé ? demanda Dimitri. — Ce matin même, fit-elle. — Eh bien ? — J'ai pu assister à une espèce de conférence, un truc du genre. Il y avait un type qui racontait n’importe quoi. Ça m’a profondément gonflée.
Ivan sortit de son marasme pour se joindre à la discussion. Il parlait américain, mais avec un horrible accent russe, probablement pire que dans les plus mauvais films de James Bond.
— Un type qui disait n'importe quoi ? À quel sujet, ma chère ? demanda-t-il. — Il parlait de la théorie de l’Évolution, arguant qu’elle n’était qu’un ramassis de conneries. J’aurais plutôt dit l’inverse, mais ce n’est pas vraiment mon domaine. — Et vous auriez eu raison. — Pardon ? Je suis désolée, mais… qui êtes-vous, déjà ? Je n’ai pas bien saisi lorsque Dimitri nous a présentés… — Je suis consultant scientifique pour un petit journal concurrent de celui de Dimitri… Nous sommes donc concurrents. Ce qui ne nous empêche pas d’être de bons amis ! glissa-t-il en se resservant une vodka. — Je vois. Et donc… Vous disiez que j’aurais eu raison de… quoi ? reprit-elle.
Il y eut un silence. Le visage d’Ivan se rembrunit.
— Les Sini Bojé sont des créationnistes. — Des… « créationnistes » ? Ce qui veut dire ? demanda Abby, intriguée. — Le créationnisme est un mouvement de pensée visant à affirmer que la création de la Terre, de la Vie et de l’Univers est d’ordre divin. — C’est effectivement ce que j’avais cru comprendre de la conférence… En tant que scientifique, quel est votre point de vue ? Parce que je dois bien vous avouer qu'ils ont des arguments assez puissants. — C’est pour cela que ce très cher Dimitri m’a invité à boire de la vodka, fit-il. Il s'est dit que vous pourriez être intéressée par mon point de vue. — Merci, fit-elle. Ça peut toujours aider. — Je vais démonter ce ramassis de conneries, asséna Ivan avec un regard de tueur.
Abby eut un sourire pour Dimitri, priant très fort pour qu’il ne lui ait pas encore trouvé un spécialiste miteux. Elle se souvint en particulier d’un épisode proprement cauchemardesque sur la culture de la patate mauve et la distillation artisanale de la vodka dans la toundra...
— À charge de revanche ! lança Dimitri. Quand est-ce qu’on couche ensemble ?
Abby sourit en silence, mais ne répondit pas. Ivan décida de se lancer.
— Je vous préviens, je suis un passionné, fit-il. Cette histoire peut durer. Et la vodka aidant… — Allez-y, je vous en prie, fit Abby. — Je vous demanderai aussi de bien vouloir pardonner mon anglais. Je n'ai jamais été très bon avec votre langue. — Vous êtes parfait, Ivan, dit Abby en le pensant réellement malgré son fort accent. Vous parlez bien mieux américain que je ne parle russe. Alors, je ne saurais vous en vouloir.
Ivan prit une longue inspiration, finit son verre et entreprit de s’en servir un autre. La soirée promettait d'être copieusement arrosée, pensa-t-elle.
— Pour bien comprendre les idées créationnistes, commença Ivan, il faut se mettre à la place d'un chrétien convaincu de la véracité intégrale des textes bibliques. Pour lui, ces textes ont été directement inspirés par Dieu aux auteurs. Dans cette approche, aucun verset de la Bible ne peut être mis en doute de quelque façon que ce soit. — Vue comme ça, la Bible devient le seul ouvrage digne de foi capable d'expliquer le monde qui nous entoure ? — C'est exactement ça. Pour un créationniste, les événements du passé n'ont donc pu se dérouler que selon la chronologie biblique, qui est donc considérée comme une chronologie absolue. — Mais ce n'est pas possible, enfin ! Cette position n'est pas tenable : les créationnistes vont forcément se heurter aux réalités scientifiques. La Bible ne doit pas être lue à la lettre, ce n'est qu'une métaphore, un énoncé de principes de vie ! Ce n'est pas un ouvrage scientifique !
Il y eut un silence.
— Si seulement tout le monde pouvait penser comme vous, soupira Ivan. Votre approche de la Bible est on ne peut plus saine. Sans la lire à la lettre, vous lui reconnaissez des qualités d'enseignement. — Mais c'est une évidence, non ? fit-elle avec un regard interrogateur envers Dimitri.
Celui-ci approuva d'un hochement de la tête.
— C'est une évidence pour vous, oui. Mais pas pour les créationnistes.
Abby était agréablement surprise de l’apparent sérieux des propos de l’expert que lui avait levé Dimitri. Elle pouvait enfin espérer ne pas revivre l'épisode de la patate mauve.
— Continuez, fit-elle. Comment les créationnistes se représentent-ils le monde ? — À partir de la Genèse, le Créationnisme essaie de décrire de manière rigoureuse comment les choses se sont déroulées depuis la Création du Monde. Certains théologiens et quelques scientifiques – d'assez bas niveaux cela va sans dire – se sont érigés en chercheurs créationnistes pour défendre scientifiquement leur point de vue. — Ils mélangent Science et Religion ? Voilà qui est un non-sens ! — Oui, le Créationnisme est un mouvement de pensée parfaitement insensé. Ses représentants affirment que, lors de la Création, Dieu aurait créé le Ciel et la Terre en seulement six jours, aboutissant à la création de l'Homme. — Et de la Femme, précisa Abby avec un sourire. — Évidemment, répondit Ivan en lui rendant son sourire. — Dans cette optique, tous les humains descendent donc d'un couple unique : Adam et Ève ? — Tout à fait. Il en est de même pour toutes les espèces animales, censées descendre d'un couple unique par espèce. — Sans la moindre évolution, je suppose ? — Évidemment que non ! L'idée d'évolution trans-espèce est impitoyablement écartée, car simplement anti biblique. Cette théorie s'appelle en Biologie le fixisme. Utilisant la chronologie biblique, les chercheurs créationnistes effectuent un décompte temporel tout à fait démentiel et arrivent à un âge de la Terre compris entre quatre mille et douze mille ans selon les auteurs. De même, pour eux, au moins trois mille ans avant notre ère, un cataclysme à l'échelle planétaire, le fameux Déluge évidemment, aurait, par la volonté divine, recouvert la Terre entièrement d'eau et seul un petit groupe d'humains et un couple de chaque espèce animale auraient survécu. — Et les créatures disparues ? — Les créationnistes admettent difficilement qu'une espèce puisse disparaître, mais ils font quelques exceptions. — Par exemple ? — Les dinosaures. Ils auraient disparu durant le Déluge, car non sauvés par Dieu, et auraient donc été contemporains des premiers hommes. En fait, les créationnistes s’appuient généralement sur une analyse très précise qui date du Moyen-Âge, analyse que l’on doit à l’Archevêque anglican James Usshler, primat d’Irlande et confident du roi Charles Ier. À la demande de son souverain, Usshler établit l’histoire de la planète en s’appuyant sur la Bible et, bien évidemment, en ignorant soigneusement tous les récits grecs antiques. Le Ciel et la Terre auraient ainsi été créés au début de la nuit précédant le dimanche 23 octobre de l’an 4004 avant J.-C. — C'est étonnant de précision, fit Abby. — Tellement précis que cela en devient stupide, oui ! Toujours d’après cette chronologie, le mardi suivant, les eaux avaient été rassemblées et les terres avaient émergé. L’Homme, quant à lui, apparut le jeudi, ainsi que toutes les autres formes de vie. Mille six cent soixante-cinq années plus tard, la colère de Dieu, le terrible Déluge divin, s’abattit sur la Terre. Noé monta dans son Arche le dimanche 7 décembre 2349 avant J.-C., et en redescendit le 6 mai de l’année suivante. Notez encore la folle précision de ces dates. — C'est délirant ! lâcha Abby.
Dimitri n'en revenait pas non plus. Il resservit une vodka à Ivan, puis tendit à Abby une tasse de café. Il savait qu'elle n'aimait pas trop la vodka. Elle le remercia avec un petit clin d'œil. Dimitri en fut ravi.
— La Terre n’aurait donc pas évolué depuis ces événements ? Curieuse vision du monde, fit-elle. — En effet, fit Ivan avec un regard en coin pour la bouteille de vodka déjà bien entamée. Et, reprit-il, c'est évidemment là que les gros problèmes vont se poser pour les créationnistes, les théories scientifiques n'étant absolument pas en accord avec un âge peu élevé de l'Univers et de la Terre ni avec un quelconque fixisme biologique. — Et encore moins avec un hypothétique Déluge universel, remarqua Abby. — Tout à fait. — Mais comment peuvent-ils avancer leurs idées dans ces conditions ? — C'est très simple. Comme ils ne peuvent accepter les théories scientifiques en contradiction avec les textes bibliques, les « chercheurs » créationnistes vont devoir combattre les sciences afin de prouver leur fausseté. — Et tenter d'affirmer la véracité des textes bibliques, je saisis. — Certaines théories scientifiques sont ainsi attaquées avec violence. Les expériences et les mesures physiques n'ont de valeur pour ces gens-là que lorsqu'elles semblent confirmer les dires bibliques. — Mais quel genre d'homme de Foi pourrait se prêter à ça ? fit Abby, incrédule. — Les créationnistes sont des hommes de Foi déviants, tout simplement. Sous couvert de morale chrétienne, ils vont jusqu'à intenter des procès aux états américains qui permettent l'enseignement de la théorie de l'Évolution, forçant les enseignants à professer, au moins à parts égales, les thèses créationnistes. — Des procès ? Mais c'est dingue ! s'exclama Abby qui avait un vague souvenir de ce genre d'affaire. — J'y reviendrai plus tard. — Bien. Vous parliez de failles dans les théories scientifiques sérieuses ? — Oui, les principaux arguments créationnistes sont constitués de ces failles, doublées de remarques parfois très judicieuses il faut bien l’avouer. — La conférence semblait crédible, en effet. On y croyait presque ! — Jusqu'à ce que ça dérape et que cela devienne totalement invraisemblable, non ? coupa Ivan. Cela arrive généralement lorsque les arguments basés sur les failles des théories scientifiques viennent à manquer. Les créationnistes embrayent alors sur la teneur de certains versets bibliques ou partent dans un discours aussi moralisateur que pompeux. — C’est exactement ça : moralisateur et pompeux, acquiesça Abby en se souvenant du petit délire final du conférencier. — Les créationnistes aiment notamment beaucoup s'attaquer à l’astrophysique. — Je me souviens en effet d'une histoire de face cachée de la Lune et d'éclipse totale, mais... je ne suis arrivée qu'en plein milieu de la conférence. — Oui, la Lune leur plaît beaucoup. Mais il n'y a pas que ça. Vous avez en effet dû manquer la première partie de la conférence. Autrement vous auriez sûrement eu droit à la physique du système Terre-Lune, lâcha Ivan en riant. — La face cachée ne leur suffit pas ? — Oh que non, loin de là ! D'après les chercheurs créationnistes, le système Terre-Lune est unique, la Lune étant le plus gros satellite naturel par rapport à sa planète mère, ainsi que le plus pourvu en moment cinétique. — Eh bien ? Qu’y a-t-il de faux là-dedans ? — C'est très simple : ce sont des mensonges ! Le système Terre-Lune n'a rien de particulier. La Lune n'est pas le plus gros satellite naturel par rapport à sa planète mère, ni le plus pourvu en moment cinétique des couples planète-satellite. C'est actuellement Charon, satellite de Pluton, qui détient la palme en la matière. Et de très loin ! De même, la coïncidence des diamètres apparents de la Lune et du Soleil vus de la surface terrestre n'est pas unique. C'est aussi le cas des lunes de Jupiter. — Tout ça n'est donc qu'un ramassis d'inepties, fit Abby qui commençait à trouver le petit vieux tremblant de plus en plus sympathique.
Dimitri sirotait sa énième vodka dans un silence presque religieux.
— Et l'âge de l'Univers ? demanda-t-elle. Là encore, il doit être facile de les démystifier, non ? — Les créationnistes prétendent en effet que l'Univers n'a pas plus de quelques milliers d'années. Nous ne devrions donc pas pouvoir observer d'objets plus éloignés qu'environ dix mille années-lumière. Et pourtant, les astronomes observent des objets jusqu'à douze milliards d'années-lumière. L'Univers a donc au moins douze milliards d'années et certainement pas dix mille ans, un objet ne pouvant émettre de la lumière avant d'exister ! — C'est implacable, en effet. — Non, non ! Le plus beau n’est pas encore dit ! J’y étais presque, trépigna Ivan en se resservant une vodka, en appui instable sur sa vieille canne de bois.
Mais combien avait-il bien pu en boire ? se demanda Abby.
— C’est en tentant de résoudre ce paradoxe, reprit Ivan, que les créationnistes s’empêtrent dans une espèce d’imbroglio magnifiquement invraisemblable. Ils répondent en effet à cet argument scientifique en affirmant que Dieu a dû créer l'Univers avec une apparence de vieillesse qui tromperait les astronomes. — Voilà une bien curieuse idée de la morale divine, remarqua Abby. — Et comment ! Dieu chercherait l'embrouille en allant jusqu'à créer des rayonnements lumineux qui ne correspondraient à aucun objet émetteur ? Il aurait créé un film qui nous montrerait des objets inexistants uniquement pour induire en doute les croyants ? — C'est difficile à imaginer, admit Abby. — Et dans cette hypothèse délicieusement loufoque, les objets situés sur une sphère de rayon égal au nombre d'années-lumière qu'il s'est écoulé depuis l'instant de la Création passeraient de l'état d'image du mystificateur film divin à l'état de réalité physique à chaque instant ! Avec de telles considérations, l'état des connaissances régresserait de plus de mille huit cents ans en arrière, conduisant à un géocentrisme tout à fait abracadabrant que ni Ptolémée ni même Aristote n'auraient osé imaginer ! — On nage en plein délire, lâcha Dimitri, complètement estomaqué. — Personnellement, je trouve ça fabuleusement drôle, confia Ivan dans un vieux rire gras et étouffé, mais terriblement communicatif. — Mais au fait, Ivan, comment les scientifiques font-ils ces datations ? demanda Dimitri. — Principalement par dosage des éléments radioactifs. Et ça pose des problèmes insurmontables aux créationnistes. — Mais ils s'y attaquent quand même ? — Bien sûr, rien ne les arrête ! Ils cherchent à prouver l'âge peu élevé de la Terre. Pour ça, ils essaient de trouver des failles dans les mesures. Avec une bonne dose de mauvaise foi et en ne retenant que les résultats les plus contestables, ils sont d'une certaine efficacité. Par exemple, un granit pourra donner des âges différents pour chacun de ses composants – du simple au double parfois ! – ce qui est parfaitement naturel et explicable par le mode de formation de cette roche, mais les chercheurs créationnistes interpréteront ce résultat comme étant une erreur due à la méthode de datation. La datation au carbone 14 est un de leurs chevaux de bataille préférés, celle-ci étant effectivement peu précise bien que, lorsque cette même méthode confirme un âge biblique, elle soit portée aux nues ! — Je vois. Mais il y a autre chose que je voudrais vous demander. — Oui ? — Il y a une question que je me suis toujours posée : la Bible ne parle que de l'Homme, mais... quid des extra-terrestres ? Si jamais ils existaient, qu'est-ce que la Religion pourrait en dire ? Et les créationnistes en particulier ? — C'est une très bonne question. Les créationnistes ne peuvent accepter l'idée d'une vie extra-terrestre, intelligente ou non, du fait de l'anthropomorphisme inhérent à leur idéologie. Car pour eux, la Terre est le centre spirituel unique de l'Univers. Une mise en évidence de vie extra-terrestre serait bien évidemment un triomphe de l'idée scientifique et un échec cuisant pour les thèses créationnistes. Ils ont donc très peur des statistiques récemment calculées à ce sujet : environ une étoile sur cent mille pourrait posséder une planète abritant la Vie. — Et sachant qu'il y a des milliards de milliards de milliards d'étoiles... souffla Abby. — La vie extra-terrestre devient effectivement un impératif mathématique. Tous les scientifiques s'accordent pour dire qu'il est plus que probable que nous ne soyons absolument pas seuls dans l'Univers.
Ivan marqua une pause pour se ménager un peu. Il était tout tremblant et dégoulinait de sueur.
— Vous n’êtes pas obligé de continuer, Ivan. Vous devriez vous reposer, dit gentiment Abby. — Ah non ! Pas alors que je pouvais enfin me livrer à mon petit jeu préféré !
Abby et Dimitri se regardèrent en silence.
— Oui ! reprit Ivan. Les créationnistes n’arrêtent pas d’attaquer les évolutionnistes pour leur mettre des bâtons dans les roues. À mon tour maintenant ! Il n’y a pas de raisons ! — Vas-y, fit Dimitri, circonspect. — Eh bien, dans une hypothèse créationniste, on peut raisonnablement se demander comment certaines espèces animales ont trouvé le moyen physique de rejoindre leurs sites actuels après le Déluge biblique. En effet, selon le texte sacré, l'Arche de Noé se serait posée sur le sommet du mont Ararat, en Turquie actuelle. Or, certaines espèces animales n'existent absolument pas dans cette région du globe. — Par exemple ? — Les marsupiaux ! Comment ont-ils fait ce trajet et comment se fait-il qu'on ne les trouve qu'en Australie ? Comment certains escargots ont-ils rejoint les îles du pacifique sud ? Comment le paresseux, cet animal éminemment sympathique, mais aussi profondément lent que stupide, a-t-il bien pu se rendre en Amérique du Sud ? Même s'il a existé un pont de matière terrestre entre les continents, il aurait fallu au moins vingt mille ans à ce dernier pour atteindre son lieu de vie actuelle ! Excusez-moi, mais on atteint ici le summum du délire ! — Tu veux dire, coupa Dimitri, que si tous les animaux s'étaient réellement « diffusés » depuis le mont Ararat, leur répartition devrait le montrer beaucoup plus clairement ? — Évidemment ! asséna Ivan.
Abby acquiesça en silence, en pensant au paresseux. Elle sourit bêtement à cette idée. Elle sortit de sa rêverie :
— Le conférencier a également avancé que la Vie n'aurait jamais pu apparaître sur Terre. Que c'était un événement beaucoup trop improbable ! — La probabilité s’est réalisée, c’est tout, fit Ivan d'un geste dédaigneux de la main.
Abby trouva cela un peu facile. Voyant cela, Ivan reprit :
— Si la probabilité ne s’était pas réalisée, nous ne serions tout simplement pas là pour en parler ! C'est la seule chose à comprendre : nous sommes là. Point. C’est aussi simple que cela et il n’y a rien de mystique à y voir. Les petits calculs probabilistes des créationnistes ne trompent personne : ils biaisent les données et rajoutent des coefficients arbitraires pour obtenir les résultats qui les arrangent. C'est tout.
Abby fit la moue. Elle jeta un œil à ses notes.
— Le conférencier a également parlé d'un certain Stanley Miller, reprit-elle. Une histoire d’acides aminés. — Miller avait tenté de recréer la Vie dans les années 1950. — Sans succès, il me semble ? — Certes. On sait maintenant que son atmosphère primitive n’était pas la bonne. Mais il est vrai que nous n’avons pas grand-chose d’autre à proposer. — Vraiment rien ? insista Abby. — Il y a plusieurs théories, dont le « scénario des poussières ». Il y a trois milliards huit cents millions d’années, la Terre était poussiéreuse, humide et surchauffée, permettant une chimie du carbone qui n'est plus possible aujourd'hui. — Et cette chimie aboutit à la Vie ? — Pas vraiment. Elle conduit aux premiers morceaux d’ARN. On s’en approche en laboratoire, mais nous rencontrons encore de grandes difficultés. Le problème de l’apparition de la Vie reste un vrai problème. Mais ce n’est pas parce que la Science ne l’a pas encore résolu qu’il faut absolument y voir l’œuvre du divin… je me trompe ? — Certes, concéda Abby. — En fait, même si on ne sait pas encore très bien comment tout cela a commencé, il ne fait aucun doute qu'il n'y a rien de divin là-dedans. On a trouvé des formes de vie fossile dans les toutes premières roches solides de la Terre, au tout début de sa solidification. En d'autres termes : on a trouvé la Vie dans les roches les plus vieilles du monde. Aussi loin qu'il nous est possible de remonter, nous trouvons des traces d'organismes vivants. La Vie n'est donc pas un accident hautement improbable. Malgré sa complexité, la Vie est apparue aussi rapidement que cela lui était possible. Elle était probablement aussi inévitable que le quartz ou n'importe quel autre minéral. La Vie est apparue aussitôt que le refroidissement de la Terre le lui a permis. Personnellement, ce n'est pas ce que j'appelle un événement miraculeux. — Vu comme ça... — Maintenant, je veux bien croire que l'on trouve cela étonnant, coupa Ivan. La Vie semble en effet être d'une étonnante complexité. Dès lors, son apparition à partir d'éléments simples pourrait effectivement nous conduire à croire qu'il s'agit d'un processus qui aurait dû prendre un temps immensément long. De ce point de vue, l'apparition de la Vie, ce sont des milliers d'étapes, l'une nécessitant la présence de la précédente, chacune improbable en elle-même. — C'est aussi l'impression que j'en ai. — Les impressions sont souvent trompeuses. De toute façon, même si vous êtes sceptique, rendez-vous bien compte que l'on parle de durées qui s'étalent sur plusieurs milliards d'années. C'est proprement inconcevable pour votre esprit. Dites-vous simplement que l'immensité du temps garantit le résultat, car le temps convertit l'improbable en inévitable. — Je veux bien croire que le temps peut aider à... — Des milliards d'années, répéta Ivan. Dans une telle durée, l'impossible devient possible, le possible devient probable et le probable devient quant à lui pratiquement certain. L'immensité du temps pulvérise tous les pronostics. Il n'y a qu'à attendre : le temps lui-même accomplit les miracles.
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