Pendant ce temps, Aristide Codoux et Marthe de Gonzague poursuivent leur équipée vers le Sud. Le plus pénible n’est pas de changer la vieille femme quand elle s’est souillée – un empailleur en a vu d’autres ! – mais de la nourrir sans qu’elle s’étouffe ou se blesse les gencives en mordant à la tordre la cuillère de bouillie qu’il tente de lui glisser entre les lèvres. Dès que les magasins auront ouvert, il lui achètera du lait, du sucre, un biberon, un petit réchaud à brancher sur l’allume-cigare. Tout sera plus simple. Marthe saura se rappeler les gestes du nourrisson qui s’agrippe à sa bouteille. Elle pourra boire sans aide et cessera de geindre.
Avec un peu de chance, peut-être, une embellie se fera dans sa conscience quand son corps aura repris quelques forces, une déchirure dans la brume, quelques minutes d’éveil au monde qui l’entoure. Alors Aristide, patient comme un pape malgré sa fatigue, expliquera encore une fois à sa vieille amie que leur grand voyage a commencé, que déjà, moteur éteint, on entend la mer quand une rafale égarée venue du large secoue leur voiture et s’engouffre par ses vitres baissées. En regardant Marthe dans les yeux, il imaginera qu’elle entend sa voix, approuve son plan pour la journée : un programme à petits pas, avec des haltes au bord de l’eau pour chasser l’épuisement, une vraie sieste, peut-être, quand le soleil sera au sommet de sa course ; mais avant le soir, promis, ils auront embarqué sur le ferry à fond plat qui traverse la baie d’Arcachon en slalomant entre bacs à huîtres et bancs de sable.
Elle ne s’éveille pas quand elle a bu tout son saoul, mais ses geignements s’adoucissent, se raréfient. Ne plus l’entendre s’agiter sur la banquette arrière ne rassure pas Aristide. Sans cesse, au risque de manquer un virage, il se retourne pour vérifier que Marthe respire encore. Rien ne rime à rien si elle ne résiste pas jusqu’au bout du voyage.
Le couple atteint la côte atlantique au petit jour. Sur les plages que longe la route, des promeneurs solitaires sortent leur chien fou de joie entre les bunkers de guingois qui parsèment le sable. La mer a couleur de paille. Par accès, le vent de terre soulève une brume de poussière jaune entre les pieds des marcheurs et les pattes des bêtes. Au premier coup d’œil, on croirait qu’ils marchent sur l’eau. Quelques fous, aussi, plongent nus dans les vagues glacées pour un bain de mer matinal alors que leurs mères et leurs épouses s’angoissent sur le rivage, les bras chargés de couvertures de laine à gros carreaux.
Plus loin vers le sud, des dunes plantées d’oyat coupant cachent la mer au regard. Des cavaliers y galopent à cru au mépris de tous les règlements. Il y a aussi des villages de pêcheurs comme dans les calendriers, de petites villes industrielles qui sentent le soufre et le pétrole, des campagnes grises et vertes. Puis le paysage s’aplatit graduellement ; les dunes cèdent la place, en bord de mer, à des champs de roseaux quadrillés de chenaux presque à sec, aux berges encroûtées de sel. Çà et là, des bosquets de pins des Landes ou de peupliers, oasis de terrain sec au milieu du marécage, lancent vers le ciel leur futaie oblique, dénudée jusqu’au faîte par les bourrasques.
Le soleil est encore haut quand la 2CV multicolore atteint la rive septentrionale du bassin d’Arcachon. En vingt ans et plus de tribulations autour de la planète, Aristide Codoux n’a jamais posé les yeux sur plus sinistre bourgade que Huîtreville, capitale de la fausse belon et digne dépositaire de la plus grande centrale d’incinération des ordures ménagères du monde occidental. Malgré sa fatigue et son goût pour la contemplation des laideurs citadines, il fait franchir d’un bond à sa monture les rues grises, les places ornées de kiosques à musique déglingués et de monuments aux morts mités, sans un regard à droite ni à gauche, jusqu’au port d’embarquement des ferries. Contre une somme exorbitante, on les fait monter sur le pont d’une barge antédiluvienne. Coincés entre deux camionnettes chargées à ras bord de coquilles noires comme le goudron, fendillées comme de la lave, ils traversent la plus belle baie de la côte atlantique sans que le pauvre Aristide puisse même ouvrir les fenêtres de son véhicule : le remugle de la muraille de mollusques qui les enserre le ferait bientôt chavirer sous son volant et rejoindre son amie Marthe de Gonzague au pays des rêves qui ne finissent jamais.
De l’autre côté de la baie, sitôt débarqué, on pénètre dans un monde de lumière et de douceur. La petite cité d’Arcachon, village de poupées dans le soleil déclinant, semble si harmonieuse qu’on l’imagine bâtie par un seul homme, prince du bon goût au temps des chapeaux tubes et des charrettes à chevaux pomponnés, pour le seul loisir des voyageurs, des touristes en villégiature et des curistes au teint de pissenlit. Sur la jetée, les boutiques à huîtres fleurent la mer et le cidre. Les passants, couples ou familles, glissent de l’une à l’autre en comparant les saveurs et les prix avec force rires et quelques éclats de voix. Quelques enfants font la grimace. Sous le kiosque à musique de la grand-place, repeint chaque printemps, des fanfarons jouent de la musique avec le soleil dans les yeux. Des bouffées de cornemuse et de cornet à pistons rebondissent de façade en ruelle jusque dans les derniers recoins de la ville.
Aristide peine à se rappeler les détails de leur villégiature dans ces lieux enchanteurs, quarante ans plus tôt ou davantage. Lassés de courir le monde, excédés de sauter toujours d’un train bruyant dans un paquebot huileux, de séjourner sans fin, lamentablement, dans des camps de fortune plantés au milieu des pires déserts et des forêts équatoriales les plus hostiles, Marthe et lui s’étaient offert une semaine de sédentarité paisible entre deux voyages ethnographiques ou archéologiques au bout du monde. Dès lors, jusqu’à la crise terrible qui par surprise a fait exploser leur couple, l’évocation de ce séjour de noces à Arcachon leur a servi de talisman pour raccommoder les disputes, dissiper les malentendus et les accès d’humeur sombre, gommer magiquement les rancœurs, adoucir les aspérités sur lesquelles on s’achoppe du petit jour à la nuit profonde quand on s’essaie à vivre les yeux dans les yeux avec l’être aimé.
Tranquille, Marthe râle sur le siège arrière. Un ruisseau de lait figé, né à la commissure de ses lèvres, s’étend en collier de perles blanches autour de son cou et se perd dans les plis de son chemisier froissé. Parfois, elle ouvre les yeux, paraît presque consciente. Aristide lui parle d’une voix paisible qu’il ne se connaît pas. Tout en roulant au pas, de ruelle en placette, à la recherche de l’auberge où ils ont autrefois mangé et dormi comme des coqs en pâte, il décrit en termes exaltés tous les détails des scènes de rue qui défilent devant ses yeux : rencontres d’amoureux sur les marches d’une fontaine, familles agitées à la recherche du petit dernier qui s’est égaré dans la foule, cyclistes virevoltants entre les passants sur les allées piétonnes, terrasses bourdonnantes de conversations sans queue ni tête.
Leur pèlerinage reste inabouti : il ne retrouve pas l’auberge qui a abrité leur semaine de paradis du temps qu’ils étaient jeunes et beaux. La mémoire vous joue ainsi des tours pour les choses les plus importantes, ou bien faut-il croire que ce sont les villes et les paysages qui se déforment avec les saisons et les années, se griment, se rient de vous, vous éblouissent avec leurs numéros de passe-passe pour vous égarer et vous empêcher de renouer les fils ?
Cependant, d’une minute à l’autre, le soleil se cache derrière une barre de nuages noirs surgie de l’océan. Les ombres grotesques des passants et des automobiles s’éteignent toutes ensemble, soufflées par la première bourrasque. Les musiciens du kiosque à musique insistent, mais personne ne les écoute plus. En passant une dernière fois sur la place, Aristide les voit ranger leurs instruments de bois et de métal dans des cercueils de carton bouilli aux formes extravagantes. Maintenant, la ville n’est plus que rues vides, terrasses abandonnées, grisaille. D’un coup, il fait presque nuit.
Il file vers le Sud à travers des faubourgs huppés semés de gazons millimétrés, de massifs floraux carnavalesques, de bassins de faux marbre, avec en bordure de route de hautes haies de bambou pour dissimuler aux regards du vulgaire les habitations incroyables des nantis du lieu. Fuir l’intempérie sans jeter un regard en arrière donne des ailes à Aristide. À peine sortie de la ville, sa 2CV multicolore se glisse comme un bolide entre les pins géants qui bordent la route, si vite, si aveuglément que le vieillard manque presque le panneau qui indique sur la droite leur destination du jour.
Une aire de parking bétonnée marque la fin de la chaussée, avec beaucoup de cases blanches payantes pour le tout-venant, quelques cases jaunes à demi prix pour les handicapés et les anciens prisonniers de guerre, toute une rangée de cases moquettées de rouge, gratuites, pour les notables du coin et leurs invités. Aristide choisit de se garer le plus près possible de l’escalier de bois qui file à contre-jour vers le couchant. On devine que derrière la dune immense qui barre la vue sur la mer, le soleil lutte à mort contre son ensevelissement en lançant des éclairs de lumière pour déchirer le nuage de suie qui barre l’horizon. Le jour en palpite d’effroi. Une couronne de pins à moitié ensevelis dans le sable, penchés à se briser, cerne la base de la dune ; les ombres des arbres clignotent au rythme du combat entre soleil et nuages : enseignes lumineuses vierges de tout message, futiles sémaphores qui ne s’adressent à personne.
L’endroit est presque désert. La menace de grain a fait fuir en troupeau les voyeurs de crépuscule vers les crêperies bretonnes et les pubs irlandais de la ville. Seuls véhicules sur la place, quelques motocyclettes dans le style road-movie sont disposées en trèfle à quatre feuilles sur les cases réservées aux handicapés. De leurs cavaliers harnachés de cuir noir, aucune trace alentour.
Pour Aristide Codoux, empailleur émérite, aventurier international à la retraite, gardien de musée alcoolique, kidnappeur de vieillarde sénile, fuyard zélé poursuivi par toutes les polices, le plus dur reste à accomplir pour tenir la première promesse faite à l’aimée en d’autres temps. Pendant tout le trajet, il a espéré que sa compagne émergerait de son coma, qu’elle recouvrerait, le temps d’une escalade de dune, l’usage de ses jambes. Croyant, le vieil homme aurait volontiers marmonné des prières à sainte Bernadette pour que la nonne momifiée se fendît d’un petit miracle, avec une salve d’Ave Maria à chaque changement de vitesse, un Pater Noster à chaque coup de frein, mais il se sait un mécréant de la pire espèce et espère bien le rester jusqu’au bout de la vie, quitte à en traverser toutes les épreuves sans faire appel aux puissances célestes. Au pied de la dune, faute de miracle, il n’a d’autre issue que de faire jouer ses vieux muscles !
Marthe de Gonzague ne gémit pas quand son compagnon l’extirpe de la voiture en ahanant, en gesticulant, en grommelant dans toutes les langues de l’orient et de l’occident d'invraisemblables jurons. Enfin assise dans la poussière, tête ballante, dos calé contre la première marche de l’escalier qui grimpe droit comme un fût de peuplier jusqu’au sommet de la dune, elle ouvre fugitivement les yeux, paraît vouloir dire quelque chose. Aristide se penche vers elle : même en laissant naviguer librement son imagination, il est incapable de distinguer la moindre parole intelligible dans le fouillis de chuintements et clapotis qui sourd entre les lèvres blanchies de lait caillé de sa vieille amante.
Il se redresse, reste quelques instants en silence à regarder se perdre vers les hauteurs l’enfilade interminable des marches de bois. Il n’y avait pas d’escalier naguère, quand tous deux ont fait la course dans le sable jusqu’au faîte de la dune. À leur habitude, ils se sont lancé un défi : le premier arrivé au sommet aurait le droit de faire à l’autre une demande solennelle à l’instant précis où le soleil couchant basculerait dans le vide derrière l’horizon cambré. À quelques mètres du but, Aristide a trébuché dans un terrier de lièvre des sables, perdu l’équilibre, dévalé cul par dessus tête la moitié de la pente qu’il venait de gravir à grand-peine. Vainqueur indiscutable de l’épreuve, Marthe a pris la pose face à la mer, bras en croix, yeux mi-clos ; quand la ligne d’horizon a commencé de rogner le disque solaire, elle a proclamé avec une voix de tragédienne d’opérette qu’elle n’exigeait de son amant qu’une promesse : avant de mourir, que ce fût dans six mois ou dans vingt ans, elle voulait admirer d’ici son dernier coucher de soleil sur l’océan.
– Tu auras besoin de tout ton courage, ma mie, et moi de toute ma force ! Avec le grain qui s’approche, la chaleur a baissé d’un cran, mais la dune est si haute que je n’en distingue pas le sommet. Je vais essayer de ne pas te faire mal en te hissant de marche en marche. Tu me connais, tu connais ma douceur, tu sais que si j’en avais la force je te porterais sur mes épaules comme une enfant. Tu ne fais guère que le poids d’une petite fille aujourd’hui, tant les formes de ton corps se sont effacées à force de mauvais traitements et de négligence, mais c’est encore trop pour moi. Ces sœurs de la charité sont terribles derrière leur sourire niais ! Tu ne disais rien, tu te laissais maltraiter par ces pies comme une image sainte est froissée par distraction, pendant l’office, entre les doigts d’une adolescente qui rêve à d’autres choses ! Laisse-toi faire, ma mie, laisse-moi faire et tout ira bien. Tu le contempleras, ton dernier coucher de soleil sur l’océan, il sera plus beau que tous ceux que tu as imaginés dans la solitude de ta cellule !
Aristide s’assied au-dessus de Marthe, dos à la dune. Il passe ses bras sous les siens, les joint fermement autour de sa poitrine, hisse la vieillarde, d’une secousse, sur la marche suivante. Répéter l’opération de degré en degré jusqu’à la dernière marche serait un jeu d’enfant pour n’importe quel adulte en pleine possession de ses moyens, comme on lit dans les journaux du dimanche, mais le vieil empailleur est épuisé avant d’avoir atteint la moitié de la pente. La tête lui tourne, ses poumons brûlants demandent grâce, il ne sent plus ses bras ni ses épaules engourdis par l’effort, sa vue brouillée ne distingue plus rien au-delà de la chevelure ébouriffée de sa compagne d’ascension. Pendant qu’il tente de reprendre haleine, il entend au-dessus de lui comme des voix railleuses, des salves d’applaudissements moqueurs, des cris d’encouragement cyniques sur un fond de musique qui bat l’air comme un cœur de géant. Il croit que son corps le lâche pour de bon, ou qu’une crise de folie le prend.
Quand une main se pose sur son épaule, il sursaute malgré son hébétude et ses muscles tétanisés par l’effort. Il se sent pris à bras-le-corps. On l’allonge sur le sable, on lui asperge du liquide tiède sur le visage, on le fait boire en écartant de force ses lèvres. Le brouhaha ne cesse pas, mais la musique joue maintenant en sourdine. Il peut bientôt distinguer un entremêlement de voix féminines et masculines qui s’entrechoquent autour de lui dans une langue aux résonances nordiques. Islandais, finnois, lapon de Norvège ? Une main ferme, douce de peau, force ses paupières pour lui ouvrir les yeux. Il ne résiste pas, heureux de se laisser toucher par des doigts étrangers. Pendant une seconde, il se croit revenu dans son lit d’enfant au moment où quelqu’un venait l’éveiller de sa sieste pour lui donner à goûter : c’était un jeu dans sa famille d’envoyer chaque jour un autre membre de la nombreuse maisonnée tirer de son sommeil le petit dernier ; on s’amusait de sa surprise, de ses mines effrayées, de son rire de soulagement quand enfin il reconnaissait un visage dans la pénombre.
On l’aide à s’asseoir, on lui parle dans un français rauque, aux inflexions septentrionales, pour lui demander s’il se sent mieux, quelle mouche l’a piqué, à son âge, de vouloir hisser sur le sommet de la plus haute dune d’Europe une vieille femme presque morte, s’il a encore besoin d’aide, s’il faut appeler la police ou un médecin. Ils sont cinq ou six à l’entourer pendant que deux autres, un peu plus loin, prennent soin de Marthe. Tous grands, bottés, vêtus de cuir noir à clous, un foulard rouge noué autour du cou, sur le nez des lunettes de soleil cerclées de fer qui lui renvoient, multipliée comme dans un œil d’insecte, l’image navrante de son propre visage marbré en gris et bleu. Il y a des hommes et des femmes, mais rien ne les distingue que le timbre de la voix et le grain de la peau.
Sitôt qu’il a repris tout à fait ses esprits, Aristide prend peur : une chaude lumière baigne en contrebas la pinède ensablée, mais il pressent que la grande catastrophe peut survenir d’une minute à l’autre. Au-dessus d’eux, un immense nuage d’encre gonfle ; déjà, quelques gouttes de pluie s’écrasent sur le sable brûlant avant de s’évaporer avec un grésillement.
– Vous pouvez faire pour moi la plus belle chose du monde, mes amis, murmure-t-il en rassemblant ses dernières forces. Empoignez-nous, portez-nous à la vitesse de l’éclair jusqu’au sommet de la dune, installez-nous côte à côte, ma compagne et moi, sur un banc face au couchant, et puis laissez-nous seuls. Nous vous en serons reconnaissants jusqu’au dernier jour.
Il n’a pas achevé sa phrase qu’on les trimbale déjà au pas de course vers le faîte de l’escalier de bois. Aristide désigne du doigt le banc le plus proche. On les y installe avec des ménagements de nurse anglaise ; pour qu’ils ne vacillent pas dans les rafales, on les cale de chaque côté avec des monticules de sable bien tassé. Aristide a fermé les yeux. Derrière lui, il entend la bande de motards dévaler la dune avec des cris et des rires. Leurs grosses machines font un bruit de tonnerre en démarrant pendant que des éclairs de chaleur strient le ciel au-dessus d’eux.
Contre l’épaule d’Aristide, Marthe de Gonzague se laisse aller comme une poupée. Il la sent haleter et s’agiter de soubresauts. Il tire de sa poche de quoi lui donner à boire. Elle se calme, semble grandir en se redressant de toute sa taille contre le dossier du banc. Elle ouvre des yeux noirs à la pupille craquelée, grogne quelques paroles indistinctes, montre du doigt l’horizon où le soleil, à peine émergé de la chape de nuages qui couvre presque tout le ciel, commence à s’abîmer dans l’océan. Quand il touche la surface de l’eau, des jets de vapeur dorés lui dessinent une couronne. En quelques secondes il a disparu. Marthe de Gonzague applaudit avant de s’affaisser contre son compagnon. Un rayon de lumière verte surgit encore de derrière l’horizon, si fugitif qu’on le voit à peine, puis le paysage entier vire au noir et blanc.
Le vieil Aristide soupire d’aise. Sans flancher, il a tenu la première des deux promesses faites en d’autres temps à Marthe de Gonzague : la cachectique vieillarde, carcasse humaine vidée depuis des lunes de ses derniers souvenirs et pensées, a ouvert ses yeux à l’instant précis où la boule du soleil commençait de se faire grignoter par l’horizon ; elle a applaudi, elle a poussé un grognement de plaisir quand le rayon vert comme une tige de papyrus a surgi derrière la ligne courbe de l’océan pour s’élancer jusqu’au zénith, s’y dissoudre le temps d’un claquement de doigts, céder enfin sa place à l’ombre. Alors, Marthe de Gonzague a laissé ses paupières retomber. La nuit s’est repliée sur elle. À l’horizon, la dernière lueur rouge a viré au violet, s’est bientôt confondue avec le ciel noir. Entre ciel et mer, il n’y a plus eu de différence.
Puis la pluie s’abat sur la terre et sur l’océan avec un fracas d’enfer. Depuis le sommet de la montagne de sable, des ruisselets tortueux se creusent, formant lacs et cascades, enserrant la dune dans un réseau liquide qui paraît infranchissable. Aristide sait que les motards, ses anges gardiens, ont fui la tourmente pour se mettre à l’abri dans la pénombre du pub le plus proche, mais il lui semble entendre encore vrombir leurs machines au pied de la dune. Il ne leur en veut pas de les avoir abandonnés. Avant de gagner leur abri pour la nuit, il doit encore trouver moyen de redescendre la pente jusqu’à sa 2CV multicolore. À travers les rideaux de pluie, il voit étinceler le véhicule sous l’éclairage oscillant des lampadaires du parking.
Quand il a allumé un feu d’enfer dans la cheminée de pierre du Limbourg, le vieil Aristide ôte ses habits détrempés et les met à sécher sur la corde de chanvre qu’il a tendue, d’une solive à l’autre, à travers la pièce à vivre de la maison des maîtres. Il s’enveloppe d’une couverture de cheval empoussiérée, s’assied sur le banc face au foyer et commence à grignoter les friandises dérobées au distributeur automatique de la gare déserte.
Dix ans plus tôt, Aristide Codoux a été l’une des chevilles ouvrières de la construction du grand Musée Éco-ethnologique des Landes Françaises : on lui doit l’empaillage des cent trente-six colombes du pigeonnier, celui d’un couple de bœufs à la charrue, celui du cheval de selle du maître, jambe levée, regard clair et droit, prêt au galop. Les visiteurs n’accèdent que par train à vapeur à la clairière cerclée de pins qui abrite, reconstituée à l’ancienne jusque dans leurs détails les plus saugrenus, tous les bâtiments de la communauté paysanne qui survivait là autrefois en élevant quelques bêtes et en saignant les arbres pour en soutirer la sève, la transformer dans des chaudrons de cuivre en térébenthine pour les peintres et colophane pour les musiciens d’archet. Le corps d’Aristide s’est souvenu des routes forestières qui mènent au site. Se laisser guider par ses souvenirs occultes a été pour lui un jeu de colin-maillard à bandeau percé : il a débouché dans la clairière à l’instant où la lune se levait derrière la barrière de pins dans un ciel lavé par le vent de terre. Il savait le musée clos au seuil du printemps, espérait que le budget serré des édiles du coin les avait fait renoncer à engager un garde de nuit. Après avoir pillé en toute innocence les distributeurs de la gare, il a forcé la porte de la maison des maîtres, la plus confortable. À l’intérieur, il y avait des lampes à pétrole authentiques, des bouteilles d’eau, du bois pour le feu, des couvertures.
Raidie par l’eau et le froid, Marthe paraît avoir perdu ses dernières chairs. Une fois qu’il l’a déshabillée, séchée, vêtue d’une chemise de fillette toute de lin brodé d’or qu’il a dénichée dans une vitrine d’exposition du premier étage, Aristide installe son amie dans le berceau à bascule qui jouxte le grand lit des maîtres de maison, tout près de la cheminée. Elle y tient sans peine, ratatinée sous les couvertures, s’agrippant au biberon d’eau sucrée qu’il a déposé entre ses mains.
Lui s’assied près du feu pour reprendre ses esprits et réchauffer son corps. Dans la turbulence des flammes, il revoit chaque détail de ce dernier jour, chaque kilomètre de route, l’océan longé pendant des heures, la terrible traversée de la baie, l’escalade de la plus haute dune, les anges gardiens couverts de cuir noir, la chute du soleil derrière l’horizon. Le film de ses souvenirs s’arrête au rayon vert surgi de rien. Comment a-t-il réussi, malgré son épuisement, à transporter sa vieille compagne du haut de la dune jusqu’à sa 2CV multicolore ? L’a-t-il tirée par les bras ou les pieds ? Avait-elle roulé comme un tronc sur la pente de sable détrempé pendant qu’il la poursuivait vainement ? Aucune trace en lui de ces moments, aucune image, mais qu’importe la manière si Marthe n’en a pas été trop meurtrie…
Aristide sourit aux flammes, leur raconte à voix haute son bonheur d’être arrivé au terme du chapitre. Ne reste qu’à apposer un post-scriptum à l’histoire folle et merveilleuse de Marthe de Gonzague et Aristide Codoux. Que le monde bascule d’un côté ou de l’autre, vers le pire ou le meilleur, la suite va se dérouler le plus simplement du monde. La route qui mène au dernier accomplissement est droite comme un pin : quelques heures de route jusqu’à la chaîne bleue des Pyrénées, l’attente de la nuit, une volée de coups de pioche et de pelle qui feront résonner la montagne ; puis s’étendre sur la terre remuée en attendant le jour.
Il dort sans rêves. Très tôt, le froid l’éveille. Le feu presque éteint tressaille devant ses yeux. Marthe de Gonzague ne vit plus quand il s’approche d’elle, mais cela n’a plus d’importance.
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