Le second hiver en compagnie de Raoul de Nérigean commençait pour Pierre, qui avait attendu tout l’été ce moment privilégié. Une fois les maçons partis, tous deux regagnèrent leur cabanon au fond de la cour. Là, le maître d’œuvre offrit à son disciple un stylet et une tablette d’argile, et lui demanda d’y graver une figure. « Il est temps maintenant que tu te familiarises avec la statuaire », ajouta-t-il. Pierre, ému, s’allongea par terre et avec application commença à dessiner un oiseau dans l’argile. Une heure plus tard, Raoul regarda l’ouvrage avec un air approbateur, lui tendit alors d’autres outils, et lui expliqua comment creuser les vides et mettre en relief le motif. L’adolescent s’exécuta, et se mit peu à peu à découper l’oiseau, pour le détacher progressivement de la tablette. Avec l’argile prélevée du support, il modela les flancs arrondis de l’animal et, avec son stylet, façonna chaque plume dans le détail. L’oiseau volait léger dans une forêt de rêve. Mais cela ne satisfaisait pas encore le garçon, et il se mit à creuser de nouveau les branches, offrant ainsi un second plan avec un relief moins marqué, puis creusa un peu plus superficiellement le bosquet, au fond. Derrière la troisième rangée d’arbres, après avoir tant gratté, il fit un trou involontaire dans la tablette, mais, au lieu de le reboucher, il opta pour l’agrandir, afin de simuler une clairière, et d’offrir ainsi une perspective de fuite à l’animal prisonnier du support d’argile. Le trou maintenant passait par-dessous le corps de l’oiseau, ses pattes filiformes flottaient dans l’espace vide. À ce moment-là, Raoul, qui venait de finir une série de calculs, vint voir le travail de son apprenti. Il s’écria :
« Mais qu’est-ce que tu as fait, vingt dieux ! Mais ce n’est plus un bas-relief, c’est une ronde-bosse ! Tu ne peux pas creuser la tablette comme ça, l’ami, ni modeler autant de détails. Ce bas-relief ne va jamais supporter la cuisson dans le four du potier, il est bien trop fragile ! »
Il s’empara de la tablette. Elle était si légère qu’elle se déformait à vue d’œil entre les mains épaisses du maître d’œuvre. L’oiseau paraissait maintenant couler à pic, les ailes recroquevillées, comme fauché en plein envol par une flèche imaginaire, la forêt se distordait comme lorsque les rêves font place aux cauchemars. Un petit fil d’argile tomba par terre, c’était une des pattes de l’oiseau.
« Tu vois ce que je veux dire, petiot ? »
Le garçon, honteux, balbutia une vague excuse.
« Ce n’est rien, dit alors le maître d’œuvre. C’était très beau ce que tu as essayé de faire. Vraiment, en général, les apprentis n’osent pas creuser autant, il faut insister, leur expliquer que ce n’est pas un dessin, que la figure doit prendre vie sur la tablette. Mais toi, mordiou, c’est le contraire : il faut te donner des limites, tu veux ciseler l’impossible. Regarde, on va arranger ça. »
Raoul posa le bas-relief sur son écritoire et se mit au travail, sous les yeux de son apprenti. Il passa un long moment à raccommoder l’œuvre de l’adolescent. Lorsqu’il termina, il se leva et, fier de lui, déclara :
« Voilà le travail. Fin prêt pour le four. »
Pierre regarda le résultat d’un air désolé. L’oiseau avait les ailes collées contre le corps et ne pouvait plus voler. Il traînait ses pattes lourdes et disgracieuses, prisonnier dans une forêt figée. Mais le garçon essaya de ne rien laisser transparaître de sa déception.
Ils s’en furent jusqu’à l’atelier du potier. L’artisan enfourna l’oiseau et quelques minutes plus tard, le dégagea du four.
« Regarde, dit Raoul, manifestement ému, ta première œuvre. Ce n’est pas mal pour un début, non ? »
Pierre esquissa un sourire forcé.
Arrivés à la cabane du maître d’œuvre, ce dernier lui offrit une autre tablette, et lui indiqua :
« Maintenant que tu sais comment procéder, tu peux recommencer, mais cette fois-ci, tout seul. Et rien de trop compliqué, d’accord ? »
Pierre modela de nouveau le même oiseau, et malgré le conseil du maître d’œuvre, il ne renonça pas à un seul détail. Il décida seulement, afin d’éviter les déséquilibres sur la tablette, de distribuer les trouées du paysage différemment, et de changer la posture de l’oiseau. Quand il eut fini, Raoul s’écria :
« Mais tu es une vraie tête de mule, ce n’est pas possible ! Tu n’écoutes rien de ce que je te dis, foutre Dieu ! »
Mais se ravisant, il regarda attentivement le bas-relief, dévisagea longuement le garçon, la mine sévère, et enfin se prit d’un rire énorme, pour finir par s’exclamer :
« Dans mes bras petiot, c’est magnifique ! Et moi qui pensais que j’avais quelque chose à t’apprendre… Désolé, moi je ne suis pas un artiste, comme toi, je suis juste un modeste artisan. Mais j’ai quand même assez de jugeote pour reconnaître ce qui est beau. C’est incroyable ! »
Pierre frémissait de bonheur, c’était le jour le plus heureux de sa vie, sans nul conteste. Cependant, le Gascon reprit tout à coup son air sérieux, et dit :
« Mais tu as encore défié les limites du possible, petiot. Je ne sais pas du tout si cette œuvre va pouvoir passer au four sans se briser. Une chance sur deux, je dirais… Veux-tu modifier ce bas-relief avant de l’apporter chez le potier, petiot ? »
Pierre répondit « non » de la tête, et Raoul haussa les épaules.
« Têtu comme une mule, vraiment… Mais c’est d’accord. De toutes manières, comme je ne peux rien t’enseigner, au moins, si ton œuvre vient à casser, tu apprendras par toi-même ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire. Allons au four maintenant. »
Le potier déposa le bas-relief sur une pelle et enfourna l’œuvre du garçon. Raoul attendait impatient de connaître le résultat. Pierre, à ses côtés, ne bronchait pas. Il fixait, serein, immobile, la bouche rougeoyante du fourneau. Le potier retira enfin la pelle du foyer, mais il n’y avait plus rien sur la palette, juste un petit tas de poussière. Raoul cria à l’artisan d’aller rechercher l’œuvre qui était restée coincée dans le four, mais ce dernier lui expliqua qu’elle s’était pulvérisée. Le maître d’œuvre, attristé, se retourna alors vers son apprenti, s’apprêtant à le consoler. Mais le garçon arborait un sourire angélique. Le visage illuminé de clarté, il répondit :
« Il s’est envolé. C’est normal, c’était un oiseau. »
Pierre se sentait transfiguré, touché par la grâce divine. Car alors que le bas-relief était en train de passer son baptême du feu, qu’il grésillait dans les flammes du fourneau, il s’était mis à prier. Les paroles s’étaient déliées dans son esprit, beaucoup plus agiles que lorsqu’elles raclaient le fond de sa gorge en parlant aux hommes. Il avait imploré le Très-haut pour qu’Il acceptât cette offrande. Et, au plus profond de lui-même, Pierre Toussaint avait entendu la réponse de Dieu, qui lui avait dit qu’Il laissait l’oiseau voler jusqu’à Lui au plus haut des cieux, car cette œuvre était parfaite et qu’elle émanait d’un cœur pur. C’était la voix suave d’un ange, et l’enfant la perçut très distinctement dans son for intérieur, le Seigneur l’investissait d’une mission sacrée, celle de transcender les hommes et de créer des œuvres qui serviraient de trait d’union entre la terre et le Ciel.
Le garçon demeura en état de béatitude pendant tout le reste de la journée, et rêva ce soir-là de séraphins, de chérubins, de vertus et d’une multitude d’êtres doux et éthérés qu’il ciselait dans les nuages.
Le lendemain matin, Raoul lui déclara :
« Écoute-moi bien petiot. Tu sais que nous avons démoli le porche de l’église et que nous avons démonté les chapiteaux du bras droit du transept. Eh bien, maintenant, nous devons élaborer les nouveaux chapiteaux et le porche… Regarde. »
Le maître d’œuvre alla chercher derrière une armoire une longue planche de bois, d’au moins deux fois la taille du garçon. Tout le porche de l’église y était dessiné à l’échelle, dans les moindres détails, à la mine de plomb.
« Tu vois ? Il s’agit d’abord de fabriquer une première maquette du porche. Ici sur le tympan, l’abbé Rambert veut que l’on représente le Jugement dernier et la pesée des âmes. À droite du Christ, le Paradis, à gauche, l’Enfer. Sur les voussures, les douze apôtres et sur la frise, les animaux attributs des quatre évangélistes : un taureau, un aigle, un lion, un ange. Sur les piédroits, il nous faut quelque chose de beaucoup plus symbolique, l’abbé nous laisse plus de liberté : des feuilles de vigne, des formes géométriques, des animaux mythologiques, des monstres. Voilà… Tu sais, petiot, au début je pensais élaborer moi-même tous ces bas-reliefs, mais c’est toi qui va les concevoir, tu as bien plus de talent que moi, mordiou ! Tu vas les fabriquer en terre cuite, puis on présentera le modèle au père supérieur. Qu’est-ce que tu en penses, petiot ? »
Ils échangèrent un regard complice et commencèrent l’ouvrage le jour même. Il s’agissait tout d’abord de modeler en plâtre la forme générale du porche. Ils laissèrent volontairement un grand nombre d’espaces vides, afin d’y installer les différents éléments de sculpture que Pierre allait postérieurement façonner dans l’argile. Une fois ce travail fini, qui prit plusieurs journées, Raoul laissa son apprenti continuer seul l’ouvrage.
Les jours suivants, Pierre se consacra exclusivement à cette tâche. Il en oubliait le boire et le manger, pestait contre le manque de lumière naturelle des jours d’hiver, et refusait que Raoul soufflât les bougies après vêpres. Il fabriqua un à un chaque personnage, en commençant par les douze apôtres, puis les anges et les démons du tympan, et enfin les animaux et les monstres des piédroits. Le maître d’œuvre expliqua à son disciple les différentes techniques à employer : il s’agissait tout d’abord d’utiliser une petite armature métallique, qui était retirée à la fin du modelage pour évider la figurine. Il lui apprit aussi à se servir de différents instruments : mirettes gradinées, spatules, aiguilles et peignes dentelés. Mais Pierre préférait avant tout recourir à ses mains. Les personnages glissaient entre ses doigts, il les pinçait avec ses ongles, les pressait entre ses paumes, tantôt les caressant, tantôt les torturant, jusqu’à obtenir d’eux une réaction. Après avoir modelé une figurine, il retirait l’armature, perforait quelques trous dans le dos du personnage, et l’apportait jusqu’au four du potier. Après, Pierre perçait également le support de bois, passait des petites ficelles à l’arrière de la statuette et la nouait sur la maquette. Il procéda ainsi pour tous les personnages. Il suivit scrupuleusement les dessins de Raoul, mais les personnages n’étaient plus lourds et figés comme sur l’esquisse du maître d’œuvre, ils étaient pleins de vie, happés par le temps, pétrifiés en plein mouvement et ligotés sur la planche de bois. Quand Pierre les contemplait attentivement, il lui semblait que tous ces petits personnages prisonniers se débattaient pour se libérer de leurs liens, ils regardaient leur créateur et lui demandaient grâce, l’implorant de les détacher de leur socle. Mais l’adolescent leur répondait en silence : « Non, vous ne descendrez pas d’ici, vous êtes mes choses, mes objets, je vous ai attrapés, et maintenant vous m’appartenez pour toujours. »
Au bout de trois semaines, Pierre avait fini son œuvre et Raoul, qui pendant tout le processus s’était montré fort discret et n’avait pas prêté la moindre attention au travail de son disciple, à la grande exaspération de ce dernier, accepta enfin de jeter un œil sur le résultat.
« Oui, ça ira, je crois », dit-il succinctement, avant de partir vaquer à d’autres occupations. Pierre était outré. Son œuvre méritait bien mieux que cette appréciation sommaire, elle était tout bonnement sublime. Il saisit son maître par la manche de sa tunique et lui demanda à brûle-pourpoint :
– Quand allons-nous montrer la maquette à l’abbé ? – Eh, petiot ! Ne brûlons pas les étapes ! Tu n’as pas encore fini. Il faut d’abord peindre la maquette.
Pierre se mit alors à peindre chaque figurine, selon les indications de son maître, en respectant la symbolique des couleurs. Il passa sans doute un peu trop vite le pinceau sur son décor, pressé d’en finir et de pouvoir montrer à l’abbé toute l’étendue de son talent, car Raoul, en appréciant le travail, lui fit cette remarque cinglante :
« Ce n’est pas mal, mais tu n’es pas un grand coloriste. »
L’orgueil de Pierre était blessé, mais il essaya de ne rien en laisser transparaître. Après tout, pensait l’adolescent, Raoul n’était qu’un lourdaud, il ne serait jamais touché par la Grâce que le Très-haut lui avait octroyée. Le garçon demanda de nouveau quand l’abbé verrait le résultat.
« En son temps, petiot, en son temps, répondit le maître d’œuvre. Mais quel empressement, sacrebleu ! »
Il déposa la grande planche contre un des murs de son atelier, et ajouta :
« D’abord, nous devons faire tout le travail préparatoire pour les chapiteaux du bras droit du transept. Nous devons tailler des gabarits. Ce sont des modèles en bois, qui serviront pour fabriquer en série les chapiteaux. Après ça, on pourra aller voir l’abbé, si tu veux, pour lui demander les scènes qu’il souhaite voir sur les chapiteaux. Là, nous pourrons aussi lui montrer la maquette avec tes motifs. D’accord ? »
Pierre avait complètement oublié les chapiteaux. Il allait de nouveau modeler de nouvelles scènes, et cette fois-ci, il pourrait concevoir lui-même les dessins, sans avoir à copier des modèles existants. Il était fou de joie.
Avant de fabriquer les gabarits, Raoul passa plusieurs journées à étudier la forme géométrique de chaque chapiteau, calculer la manière dont la pierre allait recevoir le poids du toit. C’était un travail extrêmement savant, et Pierre ne savait pas vraiment comment aider son maître. De temps à autre, il lui tendait une équerre ou un compas, mais le reste du temps il rêvassait, emmitouflé dans une grande couverture près de la cheminée du cabanon. Dehors, il gelait à pierre fendre. Il manquait quelques semaines pour la Noël. Lassé de regarder par la fenêtre, Pierre promenait son regard dans l’atelier et s’attardait sur la planche de bois, posée dans un coin face au mur. D’ici, il ne voyait que les ficelles au dos de la maquette. L’adolescent essayait de deviner l’autre côté, les figurines cachées dans l’ombre. Il les recréait dans son esprit, mais certains détails échappaient déjà à sa mémoire. Il désirait ardemment soulever la planche, pour regarder une dernière fois son œuvre, mais n’osait pas en présence de son maître.
Plusieurs jours plus tard, Raoul déclara à son apprenti :
« Bien, il est temps d’aller chercher des bûches dans la forêt pour nos gabarits, dit-il. Viens-tu avec moi, petiot ? »
L’adolescent fit « non » de la tête et Raoul haussa les épaules, prit son manteau et partit. Pierre, profitant de l’absence de son maître, souleva enfin la planche. Ses figurines étaient toujours là, elles n’avaient pas bougé. En les contemplant, il tenta alors d’imaginer le porche, une fois terminé, en grandeur réelle, sur la façade de la nouvelle église. Il sortit de la cabane et, debout dans le vent, fixa l’église abbatiale. Ce n’était rien d’autre qu’un mur en ruines, et le garçon ne parvenait pas à visualiser son œuvre dans ce décor déprimant. Il eut alors une idée : en plaçant la maquette devant le mur démoli, il pourrait imaginer réellement le porche, dans sa perspective définitive. Il regagna rapidement le cabanon et s’empara de la planche. Elle était lourde, il fallait utiliser les deux bras pour la déplacer jusqu’à l’extérieur, et le petit ne pouvait pas abandonner sa béquille. Alors, il traîna la maquette par terre en se traînant avec elle. Les figurines brinquebalaient dangereusement dans leurs niches de plâtre, mais Pierre n’eut pas à déplorer d’accident. Une fois dehors, il déposa la maquette par terre, puis s’en fut chercher un tréteau dans l’atelier qu’il installa dans la Grand cour face au mur de l’église. Il souleva prudemment la planche et la posa debout contre le tréteau. Enfin, il recula pour admirer le résultat. Soudain, une bourrasque traversa la cour de l’abbaye et frappa de plein fouet la planche. La maquette s’envola, fit plusieurs tours sur elle-même en dansant dans le vent, avant de s’écraser face contre terre. Pierre eut un cri qui s’envola dans le tourbillon. Il accourut vers la planche, et quand il la retourna, il découvrit ses chères créatures qui jonchaient le sol, en mille morceaux. Le Christ s’était volatilisé, réduit en poussière, tout comme les animaux de la frise, pulvérisés par le choc. Les anges gisaient le nez dans la boue, les ailes brisées, aux côtés des apôtres, amputés ou décapités. Seuls les démons du Jugement dernier et les monstres des piédroits étaient restés cloués sur leur socle, intacts, et s’ébaudissaient, hilares, dans l’hécatombe.
Pierre demeura longuement prostré dans la Grand cour, en se laissant flageller par le vent. Il comprit que le Très-haut venait de le châtier de ses péchés, de sa vanité, de sa hâte. Il rangea de nouveau la maquette et le tréteau dans l’atelier, puis s’affala par terre devant la cheminée. Il demeura ainsi allongé de longues heures, sans bouger, faisant table rase de ses pensées, cherchant à retrouver les délices de son petit corps immobile de jadis, lorsqu’il n’était guère qu’une statuette posée devant la cheminée du scriptorium.
Quand Raoul rentra, il comprit tout de suite ce qui était advenu. Il n’essaya même pas de punir son disciple : à quoi bon, puisque le petit s’était lui-même déjà châtié. Il lui dit simplement qu’il fallait tout recommencer. Pierre acquiesça, en esquissant un sourire timide. Puis, sans autre commentaire, ils se mirent à tailler silencieusement les bûches.
Le lendemain matin, l’abbé Rambert frappa à la porte de l’atelier. Raoul le fit entrer. Pierre Toussaint travaillait dans l’arrière-salle. La venue inopinée du père supérieur le surprenait fort, mais il fit mine de ne pas réagir outre mesure. L’abbé ôta son manteau, et s’assit en face de la cheminée sur un siège que lui tendit le maître d’œuvre. Puis, d’une voix lente et posée, il expliqua la raison de sa visite :
– Bien, mon cher Raoul. Où en est-on de ces travaux d’approche pour le décor sculpté de notre chère église ? – Té… Ça avance, ça avance, mon père, tout doucement… Je suis en train de calculer les poids et la forme des chapiteaux, et je crois que je serai bientôt en mesure de vous montrer les premières épreuves pour le porche que vous m’avez commandé. D’ailleurs, si vous aviez la bonté de me faire part du type de motifs que vous désirez pour les chapiteaux du transept… – Justement, je voulais vous consulter à ce sujet. Je crois savoir que vous n’êtes pas sculpteur à proprement parler, n’est-ce pas ? – Oui, il est vrai, mon père… – Eh bien, j’ai entendu dire qu’un certain nombre de sculpteurs de renom, disciples de maître Matthieu, qui vient de réaliser le portique de la Gloire à Saint-Jacques de Compostelle, séjournent actuellement à l’abbaye de Moissac. Il y a là un certain Rigobert de Villelongue, Jean Maturin et deux ou trois de leurs compagnons… Les connaissez-vous ? – J’ai cette chance, répondit Raoul, enjoué. – J’aimerais les faire venir à Tussignac. Qu’en pensez-vous, Raoul ? – Ces hommes dans cette abbaye, ce serait extraordinaire ! Ils sont assurément parmi les plus grands sculpteurs de toute la Chrétienté ! – Oui, effectivement, répliqua l’abbé. Dites-moi, cher Raoul, accepteriez-vous de les rencontrer et de les convaincre pour qu’ils daignent venir à Tussignac ? – Sans aucun doute. Dites-moi vos conditions et je pars sur-le-champ.
L’abbé croisa le regard de Pierre, qui l’observait fixement, et s’en troubla. Il fit un silence, puis poursuivit : « Venez avec moi jusqu’au logis abbatial. Nous y serons mieux pour parler. »
Les deux hommes quittèrent la cabane. Pierre demeura pétrifié jusqu’au soir. Après vêpres, Raoul reparut dans l’atelier. Tandis qu’il s’affairait en préparant son départ, le garçon ne le quittait pas des yeux. Le maître d’œuvre se tourna vers lui et lui dit, la voix chantante :
– Bon sang, mais que fais-tu là immobile, pitchoune ? Prépare donc ton balluchon, nous partons ! Ou tu croyais que j’allais te laisser là dans cette prison ? – Non, je ne partirai pas, répondit Pierre, impassible. – Quèsaco ? Mais je te l’ordonne, fiston ! – Vous m’avez trahi… C’était moi qui devais sculpter le porche de Tussignac… Moi, tout seul. – Holà, un instant jeune homme ! D’abord, ce n’est pas moi qui décide ici, c’est le père abbé. Et puis, morveux, pour qui te prends-tu ? Un peu de modestie, que diable ! Moi, tu sais, je pense d’abord et avant tout au travail. La construction, ça passe avant tout le reste, petiot, avant nos petits orgueils, avant nos vies même, tu sais. Si les sculpteurs de Compostelle interviennent ici, c’est la meilleure nouvelle qui soit, et tant pis pour toi. Crois-moi, ce sera sans commune mesure avec tout ce que nous pourrions faire nous-mêmes. Viens avec moi à Moissac, tu y verras les plus beaux chapitres historiés qui existent, et là, tu comprendras ce que je veux dire, tu sauras enfin ce qu’est la sculpture. Allez, petiot, un effort, sèche tes larmes, tu as beaucoup à gagner dans tout ça. Tu vas pouvoir côtoyer de très grands artistes. Écoute-moi : quel âge as-tu ? Treize, quatorze ans ? Tu auras tout le temps de sculpter plus tard, tu ne sais pas la chance que tu as… Allez, prépare tes affaires, demain nous partons à l’aube. – Non, non et non ! cria l’adolescent et il quitta la cabane.
Il passa la nuit dans un recoin de l’église abbatiale, caché dans les décombres. Il se lova à la manière des nouveau-nés, niché entre quatre blocs qui lui faisaient comme un terrier. Il dormit à la belle étoile, sans se soucier du froid. « Que le vent m’emporte si Dieu le veut ainsi », pensait-il, défiant le Ciel. Mais le lendemain, il se réveilla. Ni Dieu ni le vent n’avaient voulu de lui, ce n’était pas encore le moment. Mais ils avaient tout de même décidé de le châtier, car Pierre demeura fiévreux tout le restant de l’hiver.
Un matin peu après l’épiphanie, Pierre apprit que Raoul de Nérigean était revenu pendant la nuit, avec quelques sculpteurs de Compostelle. Le garçon brûlait d’impatience de connaître l’aspect de ces êtres fabuleux. Il avait entendu dire qu’ils logeaient à l’auberge des pèlerins, aussi, pendant toute la matinée, il se cacha derrière un mur pour épier les allées et venues dans la Grand cour, tout en essayant d’éviter Raoul, pour qui l’adolescent gardait toujours une rancune tenace. Mais Pierre ne parvenait pas à localiser les fameux artistes. Il y avait bien trois nouveaux pèlerins, mais comment ce grand échalas, ce petit rubicond et ce troisième larron au regard mort et aux traits quelconques pouvaient-ils être ces grands maîtres lapicides, vénérés dans toute la Chrétienté ? Et pourtant Pierre se trompait, c’étaient bien eux qui devisaient avec Raoul dans la Grand cour et s’avançaient à présent vers sa cachette. Pierre voulut partir, mais il s’emmêla les jambes et tomba à la renverse. Raoul se prit d’un rire énorme, qui agaça l’adolescent au plus haut point, et présenta son apprenti aux sculpteurs en ces termes :
– Voici Pierre Toussaint. Un petiot sacrément talentueux. Par ailleurs, une vraie tête de mule. – C’est la rançon du talent, dit le petit rubicond en ricanant. Salut mon garçon, moi je suis Jean Maturin, et voici mon compagnon Rigobert de Villelongue. Et ce grand-là, derrière moi, c’est Quentin Rochemort, notre architecte. – Je vous le confie, poursuivit Raoul. Cet enfant est tout à fait capable de vous seconder, et il apprend vite. Mais s’il désobéit, n’hésitez pas à lui donner le fouet. Et toi, petiot, tâche d’être obéissant, tu m’as compris ?
L’enfant lança à son maître un regard comme un affront, et Raoul partit sur-le-champ.
Les jours passèrent. Une rumeur parvint aux oreilles de Pierre : Raoul allait bientôt abandonner le monastère. Aux dires des serviteurs, il avait accepté de partir volontairement pour laisser sa place à une nouvelle équipe de maçons qui viendrait sous peu, de Moissac. L’abbé avait accordé à Quentin Rochemort, l’architecte récemment arrivé, la conduite des travaux : c’était dorénavant lui le nouveau maître d’œuvre. Pierre Toussaint, en entendant la nouvelle, eut un pincement au cœur. Décidément, l’histoire se répétait, c’était la deuxième fois qu’un être cher l’abandonnait de la sorte. Il se précipita chez le Gascon, aussi vite que sa béquille put le porter.
Dans son atelier, Raoul était manifestement ivre, affalé sur un tas de plans. Il dévisagea Pierre d’un œil vide :
« Té, le mouflet ! Une petite rasade, le petiot ? »
Pierre fit non de la tête en fustigeant du regard le pauvre homme.
« Quoi, tu sais que je pars ? Eh oui, c’est comme ça. J’ai laissé ma place à de vrais artistes… De vrais artistes… Sacrebleu ! Et c’est moi-même qui ai signé ma sentence – il se mit à rire nerveusement. Mais t’inquiète pas, je n’irai pas bien loin, tu sais. À quelques lieues d’ici, c’est tout. Je dois renforcer les défenses d’un château-fort… C’est la guerre qui se prépare, tu sais. Mais qu’est-ce que tu en sais toi, tu n’es qu’un morveux pas même capable de regarder ce qui t’entoure. Tu as le regard à l’intérieur, toi… Mais qu’est-ce qu’il y a petiot, pourquoi tu me regardes comme ça, en dedans ? Arrête de me regarder, tu veux, je te l’ordonne… Quoi ? Tu veux savoir ce que tu vas devenir ? Il n’y a guère que ça qui t’intéresse, pas vrai ? Ne t’inquiète pas fiston, tu ne viendras pas avec moi. Toi, tu appartiens à l’abbé, le cher abbé, sacré homme de Dieu, va… Il a toujours des idées excellentes, ce satané saint homme. Je crois qu’il a de grands projets pour toi. Tu seras content. Qu’est-ce que tu as, enfin, petiot… Tu pleures ? Mais ne pleure pas… Ne pleure pas ou je vais pleurer aussi, couillon. Ne pleure pas, foutrebleu, sois un homme… Allez déguerpis, je ne veux plus te voir, fous le camp. Ouste ! »
Pierre s’en fut en larmes, sans demander son reste. Le lendemain matin, Raoul n’était déjà plus là. Un serviteur fit savoir à l’adolescent que l’abbé désirait s’entretenir avec lui. En effet, Raoul avait raison, Rambert avait de grandes idées pour le jeune homme. Le père supérieur demanda à Pierre d’étudier les techniques de taille avec les disciples de maître Matthieu, pour que, le temps venu, le garçon réalisât à son tour un des bas-reliefs de l’église abbatiale. Il s’agissait d’un chapiteau pour une des colonnes du bras droit du transept, à peu près là où se situait autrefois la statue de la Vierge, dont le thème serait la Genèse. En parallèle, l’abbé allait dorénavant s’occuper personnellement de l’éducation chrétienne de Pierre Toussaint, pour qu’il pût devenir novice puis moine le plus tôt possible. L’adolescent était transporté de joie : il deviendrait sculpteur, sans avoir à sortir du monastère. Désormais, pour savourer tout à fait ce bonheur, il ne s’agissait plus pour lui que de chasser de son esprit la peine, et d’oublier au plus vite le vieux maître Raoul, cet homme impie, aviné et maladroit… Rambert deviendrait dès lors son nouveau tuteur : c’était un homme bon, sévère et juste, s’efforçait-il de penser. Pour remercier l’abbé et prendre congé, il s’agenouilla et, ému jusqu’aux larmes, prononça pour la première fois ce mot : « Père ».
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