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L’air était froid. Froid et rude. Sergueï Pavlovitch marchait vite dans le blizzard. La masse d'air glacé venant de Sibérie avait plongé Moscou dans un froid terrible. La température avait plongé sous les moins trente-cinq degrés depuis quelques heures. Une première depuis quarante ans. On avait beau dire que la planète se réchauffait, Moscou, elle, gelait. La ville était littéralement pétrifiée par le froid. Sergueï tenta d’enfouir ses mains gantées plus profondément encore dans les poches de son grand blouson de cuir, sa chapka était bien vissée sur sa tête, les oreilles rabattues, mais rien n’y faisait. Le froid était terrible et le vent cinglant lui labourait le visage, non sans infiltrer des tonnes de neige dans son col. Qu’importe. Sergueï en avait connu d'autres. C'était un dur. Pas un méchant. Non. Il était juste solide. Et, ce soir, il avait quelque chose à faire. On lui avait confié une mission.
L'objectif était assez flou, et Sergueï soupçonnait d'ailleurs ses employeurs de l'entretenir volontairement dans l'ignorance de la réelle portée de sa mission. Dans les grandes lignes, il devait juste « visiter » les locaux de Futura Genetics, grand laboratoire américain de recherche dans le génie génétique, dont les locaux high-tech étaient situés sur les rives de la Moskova. Sergueï travaillait pour une société privée de sécurité. Ce faisant, il n'avait eu de cesse de changer de postes et d'entreprises ces trois dernières années, passant du simple videur au garde du corps politique appelé en renfort pour d'importantes missions diplomatiques. Mais depuis peu, il était parvenu à obtenir de rester assigné à la même société. Il commençait à en avoir marre de faire la navette pour assurer la sécurité d'anonymes qu'il ne reverrait jamais.
C'était ainsi que, depuis quelques temps, et bien que son titre officiel n'ait jamais été clairement défini, il était en quelque sorte devenu le bras droit du chef de la sécurité des Sini Bojé, les Fils de Dieu, une organisation religieuse mal connue de Moscou. Tellement mal connue qu'avant de travailler pour eux, Sergueï n'en avait tout simplement jamais entendu parler. Pourtant, plus il en apprenait à leurs côtés, et plus il se rendait compte que leur discrétion n'avait d'égal que leur influence. Ce mélange nauséabond de pouvoir et de religion, Sergueï ne l'approuvait pas. Non pas qu'il était religieux. Il trouvait simplement tout cela quelque peu déplacé. Mais il n'allait pas faire la fine bouche. Les temps étaient durs. Alors, tout ce qui lui importait, c’était d’être payé. Et il était bien payé. Alors, que ces prétendus hommes de Dieu s'immiscent dans la politique de la Russie et se tapent des putes dans les bania les plus underground de la capitale ne lui faisait ni chaud ni froid. Lui, il montait la garde. Les Fils de Dieu avaient prétendument beaucoup d’ennemis – on n'avait eu de cesse de le lui répéter – mais, à bien y réfléchir, Sergueï n’avait jamais eu de réels problèmes. Un travail simple et bien payé, en somme. Et dans l’actuelle Russie, se disait-il, ça n’était vraiment pas un luxe. Car tout allait mal à Moscou. Ne parlons même pas du reste du pays, engagé dans une étrange phase de capitalisation accélérée, grillant toutes les étapes. Sur la scène internationale, il était de bon ton de commenter la capitalisation accélérée de la Chine libéralo-communiste et ses effets dévastateurs sur la population et l'environnement. Mais c'était encore bien pire en Russie.
En quelques années, depuis cet événement historique majeur que fut l’effondrement de l’URSS un étrange soir d'août 1991, la Russie s’était parée de tout ce dont elle avait secrètement rêvé depuis tant d’années. Après plus d’un demi-siècle de dictatures communistes successives initiées par Lénine, le peuple russe avait cédé aux sirènes du monde occidental. En moins de dix ans, Moscou s’était transformée en une masse informe de néons bariolés et de panneaux publicitaires gigantesques. Mac Donald’s s’était installé à deux cents mètres du mausolée de Lénine. C’était l’anarchie. Sergueï ne regrettait nullement l’ère soviétique, mais il ne pouvait que constater la montée des inégalités, entre les nouveaux riches du gaz et du pétrole, de la mafia, les politiques corrompus et les pauvres Russes qui s’enfonçaient dans la misère. Sergueï lui-même était de ces pauvres Russes, miséreux et oubliés, jusqu’à ce qu’il soit engagé par les Fils de Dieu. Il était conscient qu'il avait eu de la chance. Car il n’était ni un ancien militaire, ni un ancien du KGB. Encore moins un Spetsnaz. Bref, il n’avait pas le profil type des agents de sécurité qui devenaient de plus en plus nombreux dans Moscou, nouveaux riches et mafia obligent. Il avait su faire son trou. Et il gagnait correctement sa vie.
Et pour continuer à la gagner, ce soir, il devait s’infiltrer chez Futura Genetics pour ramener un maximum d’informations à ses employeurs des Fils de Dieu. Il ne comprenait pas bien pourquoi on lui avait demandé de faire cela, puisque les Fils de Dieu et Futura Genetics s’étaient, disons, plus ou moins « associés » il y a quelque temps. Mais, à ce que Sergueï en avait compris, des dissensions étaient apparues, et les Fils de Dieu voulaient s’assurer que Futura Genetics respectait bien ses « engagements ». Il devait donc récolter un maximum d’informations concernant le service CTC de Futura Genetics. Sergueï n’avait pas la moindre idée de ce que CTC pouvait bien signifier, mais peu lui importait : il savait où aller, quels documents rechercher, photographier puis remettre à leur place. Il avait obtenu les codes de sécurité des différentes enceintes du bâtiment en soudoyant un des agents de Futura. Ça n'avait pas été bien difficile. Ces gars-là étaient si mal payés. Et puis, celui qui lui avait fourni les informations ne risquait rien s’il avait pris les précautions nécessaires. Ce dont Sergueï ne doutait pas. Sergueï tourna au coin de la rue puis se mit à longer les gigantesques locaux de Futura Genetics. Un pauvre SDF traînait dans un coin, recroquevillé sous une misérable couverture rapiécée. Il ne bougeait pas et était enseveli sous une importante couche de neige, bien qu'il eût pris soin de tenter de s'abriter. Illusoire, avec un tel blizzard. Difficile de dire si le pauvre bougre était mort. Sergueï se sentit triste, frappé par le sort de cet inconnu. Mais il ne pouvait pas s'apitoyer sur le sort de ce pauvre type. S'il le faisait, il était mort. Moscou regorgeait d'individus du même genre, et les aider signifiait tout abandonner pour devenir comme eux.
Sergueï passa donc son chemin. Il parcourut encore une centaine de mètres pour atteindre la petite porte de service. À part ce fichu blizzard, la nuit était étrangement calme. Il était environ quatre heures du matin. La nuit, portes bloquées, le bâtiment n'était surveillé que par des caméras vidéo. C'était presque trop facile, se dit-il. Enfin, c'était déjà bien assez excitant, et Sergueï n'était pas vraiment du genre à se plaindre d'un travail trop facile. Les portes ne seraient pas un problème : il avait tous les codes. Quant aux caméras, il lui suffirait de dissimuler son identité à l’aide d’une simple cagoule. Les capteurs de mouvement ne déclencheraient pas l’alerte une fois les bons codes entrés. Un vrai parcours de santé. Sergueï enfila sa cagoule, tapa les codes et entra. Il s’avança lentement dans le premier couloir. Les néons s’allumèrent. Sergueï fut ébloui et mit quelques secondes à recouvrer la vue. Il s’engagea rapidement, suivant ses indications. Au fur et à mesure qu’il avançait dans les gigantesques couloirs d’un blanc impeccable, aseptisé, presque médical, les néons s’allumaient devant lui et s’éteignaient juste derrière, comme si la lumière le suivait. Il arriva devant une double porte de verre. Blindée, apparemment. Sur le sol, il lut l’inscription :
CTC AREA
Il y était. Après avoir entré un autre code, la première porte s’ouvrit lourdement. Il pénétra dans le sas. La porte se referma rapidement derrière lui. Il attendit quelques instants, légèrement mal à l’aise d’être ainsi enfermé dans ce sas illuminé alors que tout l’extérieur était plongé dans l'obscurité. Il ne voyait que son reflet sur la vitre noire. Il se sentait ailleurs. Puis l’autre porte s’ouvrit. Soulagé, il sortit rapidement.
Sergueï avait fini. Une petite heure lui avait suffi. Tout s’était bien passé. Il se rendit alors compte que ses recherches lui avaient fait visiter tous les labos de la zone CTC. Tous, sauf un. Sergueï était passé devant il y a quelques minutes sans y prêter vraiment attention, sauf à voir qu’il n’avait pas besoin d’y entrer. Intrigué, il revint sur ses pas jusqu’à la fameuse porte. Il relut lentement l’inscription :
CTC SPECIAL SPECIES
Il ne comprenait pas bien l’anglais, mais il crut lire « Spécimens spéciaux ». Il resta ainsi un long moment à réfléchir, puis se décida à entrer.
Sergueï courait à en perdre haleine dans le dédale de couloirs blancs. Son crâne lui faisait horriblement mal, du sang coulait le long de ses tempes et sur son front, dégoulinant dans ses yeux. Il avait la vue trouble. Et l’autre malade continuait de le courser, à moins d’un mètre derrière.
Il avait « trouvé » ce type dans une petite salle attenante au dernier labo, simplement assis sur un lit, habillé d’une tenue verte en papier médicalisé. L’homme au crâne rasé lui avait sauté dessus et l’avait tabassé avec une violence surhumaine. Sergueï n’était pourtant pas du genre gringalet, mais il avait terriblement lutté pour le repousser. Jugeant très vite qu’il ne pouvait que fuir, Sergueï avait couru dans les couloirs, tentant de semer son poursuivant qu’il n’avait pas réussi à coincer derrière les multiples portes. Il ne s’en souvenait pas bien, mais l’homme avait réussi à le frapper très violemment au visage. Il avait mal. Très mal. Il devait fuir. Et semer ce taré. Sergueï atteignit enfin la sortie du bâtiment, toujours poursuivi à quelques mètres par l’homme en tenue verte déchirée maculée de sang. Sergueï courut, traversa la rue, longea quelques immeubles résidentiels à toute allure, traversa une grande route, atteignant les rives de la Moskova. Le blizzard était toujours aussi fort. Il se retournait sans cesse, ne pouvait voir à plus de quelques mètres derrière lui, se demandant où était son poursuivant. Son allure faiblissait. Ses poumons le brûlaient. Il décida de s’arrêter, persuadé d’avoir semé ce taré.
Le sang battait à tout rompre dans ses tempes. De la neige fondue se mélangeant au sang coulait sur son front. Sergueï entendit soudain un hurlement de dément, eut à peine le temps de se retourner avant d’être percuté à toute vitesse par son poursuivant. Ce dernier ne savait pas vraiment se battre, ce que Sergueï trouva curieux, mais il était terriblement fort et il semblait lui en vouloir réellement. Sergueï reçut un coup terrible à la gorge, suffoqua, puis il se jeta sur son agresseur, tentant de le maîtriser. L’homme devint fou furieux et, essayant de se débarrasser de Sergueï, il percuta la rambarde, les précipitant tous deux dans la Moskova. Sergueï n’en revenait pas. Ils allaient se rompre le cou huit mètres plus bas sur la glace. Le choc fut rude, mais pas autant que Sergueï le pensait. Les deux hommes furent instantanément plongés dans les eaux noires de la Moskova. N’en revenant toujours pas, Sergueï, saisi par le froid intense, réussit à atteindre la surface.
Un tuyau d’évacuation, se dit-il. C’est pour ça que la glace était aussi mince. Moscou étant peu portée sur les économies d’énergie, il arrivait que des tuyaux convoient des eaux usées étonnamment chaudes vers la Moskova. Pas suffisamment chaudes pour le réchauffer, mais encore assez tièdes pour amincir la glace. Sergueï vit son poursuivant percer à son tour la surface. Il était désormais terrorisé. Et il nageait apparemment aussi mal qu’il se battait. Mais tout ça avait finalement bien peu d’importance. Ils allaient mourir. Pas moyen d’escalader l’à-pic, et impossible de remonter sur la glace. Sergueï sentit ses doigts s’engourdir. Il n’arrivait plus à rien. Il n’entendait plus l’autre fou. Il s’était certainement déjà noyé. Sergueï eut une dernière pensée. Mais il ne savait même plus à qui l’adresser. Il sentit l'eau le submerger totalement, mais il n'y pouvait plus rien. De toute façon, il n'en avait même plus envie. Il sombra dans une profonde léthargie dont il ne se réveillerait jamais.
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