L’année qui suivit fut heureuse pour Pierre Toussaint. Le matin, il apprenait le métier de sculpteur, l’après-midi il recevait l’enseignement des moines, et la nuit, il rêvait. Il vivait à présent en compagnie des autres oblats, assistait à l’office, dormait avec le reste des religieux dans les dortoirs collectifs des bâtiments conventuels. Il avait du mal à reconnaître maintenant les autres adolescents, ces petits monstres qui avaient autrefois précipité la déchéance de Bernardin. Sous la houlette de frère Théobald qui avait réussi à les domestiquer, ces enfants terribles étaient tous devenus de bons moinillons dociles. Les oblats non plus ne reconnaissaient pas Pierre, ce dernier n’avait d’ailleurs jamais été pour eux qu’une ombre qui se faufilait dans les rangs pour ranger leurs parchemins, tailler leurs plumes, servir de l’encre. D’ailleurs, ils avaient tous faits table rase du passé et ne semblaient pas même se connaître entre eux. Mais Pierre Toussaint ne passait finalement que peu de temps avec eux, car outre les cours de l’après-midi au scriptorium, il recevait des classes particulières de la part du père abbé, qui lui apprenait les grands préceptes de la vie monastique et le préparait au noviciat, la dernière étape avant les vœux définitifs, que le jeune homme prononcerait trois ans plus tard, vers les dix-huit ans. Rambert n’était certes pas un grand théologien, mais c’était un bon orateur, aux exemples éloquents, et de surcroît un fin connaisseur de l’âme humaine. Il utilisa habilement les confessions du petit pour le manipuler à sa guise, et sut parfaitement le mener sur la voie de la rédemption, le convaincre et le faire mûrir dans sa vocation. L’abbé était très satisfait du garçon : Pierre deviendrait, sans aucun doute, un bon moine, cette vie contemplative et silencieuse lui convenait parfaitement.
Pierre Toussaint passait ses matinées au chantier, en compagnie des deux sculpteurs et du nouveau maître d’œuvre. La nouvelle équipe de maçons venue de Moissac travaillait de façon beaucoup plus ordonnée et efficace, à la grande joie de l’abbé. La construction avançait bon train. Les ouvriers superposaient un à un chaque nouveau bloc, dans le silence et la discipline, d’une manière machinale. Il semblait cependant à l’adolescent que ces nouveaux maçons ne mettaient que peu de cœur à l’ouvrage, que la nouvelle bâtisse qui se dressait peu à peu se profilait austère, sans personnalité. Peut-être n’était-ce là que le fait de la nostalgie en songeant à Raoul et à sa joyeuse bande de mercenaires, mais il éprouvait la même sensation en compagnie des deux sculpteurs, Jean et Rigobert. Certes, il apprit d’eux toutes les techniques et les savoir-faire que doit posséder un sculpteur, et il s’agissait là d’un enseignement d’une valeur incalculable, cependant il était déçu. Les deux hommes s’exprimaient toujours avec une terminologie savante qui le déroutait et Pierre avait souvent du mal à comprendre leurs ordres. Son rôle était de dégrossir les blocs selon leurs indications, et il leur passait les chapiteaux à moitié sculptés. Les deux artistes mettaient alors moins d’une semaine sur chaque bas-relief. Tout en taillant la pierre, ils devisaient entre eux de choses et d’autres, évoquaient leurs anciens chantiers, leurs petites anecdotes, sans jamais, semblait-il, prendre en considération les créatures de pierre qui naissaient sous leurs burins. Et pourtant, c’étaient des virtuoses, ils créaient des œuvres parfaites, aux motifs d’une grande netteté, aux détails parfaitement maîtrisés, aux structures irréprochables. Mais Pierre ne ressentait aucune émotion en contemplant ces œuvres, la pierre lui semblait morte, sans expression. Des sentiments contradictoires traversaient alors son esprit : d’un côté, il bouillait d’impatience de montrer ce dont il était capable lorsque viendrait son tour de sculpter ; mais d’un autre, toute cette perfection l’angoissait, car il se sentait parfaitement incapable de réaliser quelque chose d’aussi abouti, d’aussi régulier. Il commença alors à douter : jusqu’à lors, il avait toujours eu sa propre idée sur la sculpture. Pour lui, il s’agissait de comprendre le langage de la pierre, de la traiter d’égal à égal, et de la laisser s’exprimer librement, mais voilà que ces deux hommes remettaient en cause son émotion profonde. Après tout, ils avaient forcément raison, ces grands artistes, peut-être que la pierre sauvage n’avait rien à dire de bon, qu’il s’agissait juste de la dominer et de l’apprivoiser, de la casser avant de la polir.
Le moment tant attendu arriva enfin, à la fin de l’été. On laissa à Pierre un bloc d’argile, pour modeler sa première idée pour le chapiteau qu’on lui avait confié, le paradis perdu, et le garçon s’installa dans un recoin isolé pour façonner son œuvre. Il commença par creuser le pommier, puis le serpent, odieux à souhait. L’adolescent était très fier du résultat, mais lorsqu’il commença à ouvrager les deux personnages, Adam et Ève, le petit se sentit comme paralysé. Adam se tenait droit comme un piquet, sans aucune expression vraisemblable, quant à Ève, il avait beau essayer d’imaginer ses formes, son visage, son sourire, il ne parvenait absolument pas à la représenter.
« Vé, mais c’est une femme, ça, pitchoune ? »
Le garçon sursauta et se retourna. L’escogriffe qui venait de parler, c’était Fifrelin. Pierre le connaissait bien, puisqu’il était le second de maître Raoul.
– Fifrelin, quel bon vent ! Mais que fais-tu là ? – Té, je viens chercher du matériel qu’on avait laissé au monastère, pour notre nouveau chantier. Je vais rester une petite semaine, et puis je retourne là-bas. Ce n’est pas très loin, tu sais. – Et comment va Raoul ? – Il parle souvent de toi, pour sûr. Je le trouve un peu taciturne, mais bon, tu le connais. Il a pris très à cœur sa nouvelle construction, ça, peut-être trop je dirais. Il travaille d’arrache-pied... Oh, excuse-moi, je voulais dire...
Fifrelin s’arrêta net en regardant la jambe arrachée de l’adolescent. Un ange passa. Mais Pierre se mit à rire et le maçon soupira de soulagement. Il désigna le bloc d’argile du bout du nez, et ajouta :
– Eh petiot, tu vois, moi je sais pourquoi tu n’arrives pas à sculpter cette scène... – Ah oui ? demanda le garçon, intrigué. – Eh bien oui. C’est pourtant simple... Pardi, tu n’as jamais vu de femelle !
Et il se mit à rire à gorge déployée. Pierre demeura perplexe. Mais bien sûr, l’ouvrier avait raison !
– Et toi, répondit-il d’une petite voix timide... Tu en connais, des femelles ? – Si je connais des femelles, et tu me demandes ça, à moi ! Tudieu, pourquoi crois-tu qu’on m’appelle Fifrelin ? Eh, parce que je sais jouer du fifre, té ! – le maçon le toisa d’un regard espiègle, avant de poursuivre – Ventre dieu ! Mais c’est vrai que tu as déjà du poil au menton ! Tu dois bien avoir quinze ou seize ans, un homme quoi ! Dis-moi, petit, tu veux voir une femme, une vraie ?
Pierre acquiesça de la tête. Fifrelin jeta un œil à droite puis à gauche et lui glissa à l’oreille :
– Alors écoute-moi bien. Va jusqu’à l’écurie et monte dans ma charrette, puis cache-toi sous une couverture. Fais attention à ce que personne ne te voie. On va sortir de cette prison. Ne t’inquiète pas, tu seras là à la fin de la matinée, je te le promets. C’est compris ?
Pierre fit exactement ce que lui dit l’ouvrier. Quand il osa enfin sortir de sa cachette, la charrette longeait la Garonne. Les deux compères s’arrêtèrent au beau milieu d’un pré jaunâtre inondé de soleil. Au fond de la vallée, il y avait une tache verte et lumineuse. C’était un petit bosquet qui bordait un ruisseau.
« C’est là, dit Fifrelin avec un sourire entendu. La fille prend toujours son bain à cette heure-ci. Je t’attends ici. Bon spectacle. »
Pierre s’engagea dans la vallée et parvint jusqu’à la touffe de buissons. Il avança entre les arbustes en se frayant un passage avec sa béquille parmi les ronciers, s’écorcha quelque peu puis, comme il devina l’ombre d’une silhouette toute proche, il s’aplatit derrière des branches de houx qui ployaient sous le poids de leurs petites boules rouge vives et vénéneuses. Devant ses yeux exorbités, lui apparut alors la femme.
Elle nageait dans le ruisseau. Son corps nu déformé par l’onde transparente frétillait avec grâce, fragmenté par mille reflets et vaguelettes. Elle sortit lentement de l’eau, dévoilant à l’adolescent un à un chacun de ses attributs : ses épaules, sa poitrine, son ventre, son pubis, ses hanches et ses cuisses, ses jambes, ses pieds légers qui foulaient l’herbe douce. Puis elle s’en fut, aussi fraîche que l’eau, ondulante parmi les roseaux, jusqu’au pied d’un saule pleureur, s’allongea sur une couverture écarlate, et alanguie, se mit à peigner son abondante chevelure qu’elle fit choir sur ses seins, en sifflant un air lancinant. Les branches du saule tombaient sur elle, protégeant la créature, et l’ombre de chaque feuille mouchetait son corps rayonnant de soleil.
Pierre contemplait la scène, immobile. Des gouttes de sueur glaciales coulaient à son front, son cœur palpitait avec force, engoncé dans sa poitrine. Il sentit alors l’inspiration monter dans son entrejambe. Son membre viril devenait dur comme du marbre. L’adolescent connaissait bien cette sensation, qu’il éprouvait chaque matin au sortir de ses rêves : c’était l’appel de la pierre, son sexe se pétrifiait au gré de sa fantaisie créatrice.
À présent, la donzelle lui tournait le dos, et il opta pour changer de point de vue. Il avisa un autre buisson plus proche d’elle, à quelques pas, où il pourrait admirer la femme de face sans être vu. Il rampa, tel le serpent sur le sol moussu, en se tortillant, et parvint sans bruit jusqu’au nouvel arbuste. Là, il s’allongea et observa de nouveau la créature. Mais il s’était installé dans un lit d’orties, et les feuilles de la plante vinrent se poser sur son visage, sur ses pieds, jusque dans les manches de son habit. Il tenta de résister à ces caresses sanglantes, mais la douleur fut plus forte que sa volonté et d’un bond il sortit de sa cachette.
« Qui va là ? s’écria la douce, en faisant mine de recouvrir sa nudité avec sa couverture. Qui que vous soyez, sortez de ce buisson ! »
Pierre avança, tout penaud. Il chercha à s’excuser, mais sa gorge se serra.
– Oh, un petit moinillon ! dit la fille dans un éclat de rire. Mais qu’il est mignon ! Dis-moi, petit estropié, tu m’as apporté quelque chose ? – Comment ? demanda Pierre entre ses dents. – Quelque chose... Une pièce, par exemple. Non ? Ou à manger. J’ai grand faim, tu sais. Voyons, qu’est-ce qu’il y a dans ta besace ?
Pierre fouilla nerveusement son sac et en sortit une pomme. La jeune femme croqua dans le fruit à pleines dents, puis le rendit à l’adolescent, qui mordit à son tour dans la pomme. La fille se mit à rire, tourna le dos au garçon, regagna le pied du saule et, en s’enroulant dans sa couverture, déclara :
« Joli moinillon, reviens demain si tu veux. Mais amène-moi quelque chose digne d’une vraie princesse. »
Pierre repartit, tête basse. À voir sa mine déconfite, Fifrelin dit d’un ton moqueur :
« Eh petit, tu as joui du spectacle ? Elle t’a fait faux bond, la donzelle... Ah ! L’amour, rien n’est plus cher que l’amour ! Et je sais de quoi je parle. Tu veux revenir demain ? »
Le garçon ne répondit pas. Fifrelin en déduisit que oui. Sur le chemin du retour, Pierre demeura silencieux. Ses bras et ses pieds le démangeaient, et il se grattait jusqu’au sang. La fille dansait dans sa tête et se moquait de lui. Son rire obsédant résonnait entre ses tempes et chassait tout le reste.
Ils regagnèrent l’abbaye vers midi. Personne n’avait remarqué l’absence de l’adolescent. Le soir, Pierre vola dans les cuisines une magnifique lamproie, qu’il cacha dans son habit. Puis il la déposa dans la carriole de Fifrelin, la couvrit avec une toile, et gagna au plus vite l’office du soir. Le lendemain, son comparse l’appela pour une nouvelle sortie. Pierre accourut.
Une fois arrivé, il sauta léger sur sa béquille en dévalant la prairie, pénétra à travers les buissons et avança sans hésiter vers la jeune fille. Là, d’un geste triomphal, il déposa aux pieds de la belle la lamproie rutilante.
« Merci, beau prince, dit-elle d’une voix douceâtre. Viens là, petit moinillon. Tu vas connaître le paradis. »
La fille le déshabilla, puis l’entraîna sur la couverture. Pierre sentit le corps de la femme onduler contre le sien, ses bras souples et sinueux lui parcourir l’échine, l’étreindre de plus en plus fort, ses cuisses se presser contre ses hanches en le retenant prisonnier. Elle susurra quelques mots doux, plongea sa langue pointue dans le creux de son oreille, et lui mordit le cou. Pierre n’osait broncher, soudain terrorisé. Son regard croisa la lamproie qui gisait sur le sol. Le poisson dégoûtant exhibait sa gueule béante aux dents acérées, une bouche énorme capable de tout engloutir sans jamais se rassasier. Il tourna la tête pour éviter la vision de cet odieux animal, mais les serpents de ses cauchemars tout à coup jaillirent de nulle part pour tourmenter son pauvre crâne. Au même instant la fille desserra son étau.
« C’est tout ? dit-elle en faisant la moue. Décidément, vous les moines, vous êtes rapides à gagner le ciel. »
Pierre se rhabilla à la hâte, et sans adresser un regard à la jeune femme, retourna au plus vite jusqu’à la carriole. Fifrelin ne lui posa pas de question. Il avait compris. L’adolescent demeura atterré tout le reste du voyage. Quand il abandonna la carriole, Fifrelin lui glissa à l’oreille :
« Ce n’est rien, va. C’est normal la première fois. Il y en aura d’autres, té... »
Pierre leva la tête et haussa les épaules. Non, il n’y aurait pas d’autre fois. Il se sentait honteux, il avait commis un péché mortel, qui le conduirait droit en enfer.
Les jours suivants, Pierre demeura ombrageux et irascible. L’abbé Rambert s’en rendit compte, et demanda au jeune homme ce qui était arrivé. Alors il confessa son crime dans les moindres détails. Mais à sa grande surprise, le père supérieur se montra fort compréhensif : il disculpa quasi entièrement le moinillon et rejeta toute la faute sur la fille, qu’il nomma succube, sorcière, catin de Babylone. En écoutant le père abbé, Pierre se convainquit tout à fait de la nature mauvaise des femelles, êtres béants et lubriques, proies faciles pour le Malin qui se sert d’elles à sa guise pour corrompre les hommes. Il se promit de ne plus jamais succomber à l’appel de la chair. L’abbé s’en félicita, et ne dicta aucun châtiment à l’encontre de l’oblat, car il affirma que le jeune homme recevrait bientôt les stigmates de son péché. Effectivement, Rambert avait raison, car Pierre, pendant plusieurs jours, eut l’entrecuisse boursoufflée, le sexe couvert de boutons purulents, marques du châtiment divin. Néanmoins, le petit refusa de se gratter, acceptant courageusement l’épreuve divine. Il constata d’ailleurs que l’abbé lui-même portait régulièrement sa main sur ses parties génitales et se frottait énergiquement. Il en conclut alors que les femmes étaient de puissantes sorcières, capables de faire céder à la tentation un homme aussi saint et aguerri que le propre père supérieur.
Fort de cette expérience, il décida de prévenir les mortels contre les dangers de la chair, et reprit son travail sur l’argile. En une matinée, il finit le modèle de la scène du paradis perdu que Rambert lui avait commandé. Il n’eut aucun mal à représenter Ève la pécheresse, la tentatrice, écœurante de sensualité, inspirée par le démon. Elle tendait le fruit défendu à Adam, pauvre victime happée par la luxure, qui se tenait fragile et titubant, comme hypnotisé par le serpent qui le fixait droit dans les yeux, enroulé à l’arbre, et qui caressait la croupe de la femme avec sa queue. Une fois qu’il eut terminé, Pierre eut une pensée qui le troubla : il avait dû, afin de pouvoir réaliser cette œuvre édifiante, commettre un péché abject. Était-ce donc le sort de l’artiste ? Devait-il accepter de se damner lui-même pour sauver l’humanité ? Dieu souhaitait-il ce terrible sacrifice ?
Jean et Rigobert apprécièrent le modelage du garçon, même s’ils ne formulèrent qu’un avis purement professionnel, sans jamais faire référence à la scène dépeinte. Ils conseillèrent à Pierre d’attendre le dernier moment, dans quelques années, pour tailler définitivement le chapiteau dans le calcaire. Ainsi le jeune homme aurait le temps de connaître à fond la technique de taille. Quant à l’abbé, lorsqu’il contempla le bas-relief du garçon, il se réjouit de cette œuvre si éloquente. Enthousiaste, le père supérieur promit alors à Pierre une autre commande pour l’abbaye voisine de la Sauve-Majeure. Cette abbaye, dont les motifs sculptés étaient particulièrement célèbres, était elle aussi en cours de réfection, et Rambert voulait faire le don d’une sculpture, comme gage d’amitié envers ce monastère, sans conteste le plus important de toute la région.
À la toute fin de l’été, Pierre devint novice. La veille de la cérémonie, il s’entretint avec des pèlerins qui revenaient de Compostelle. Ils lui racontèrent que dans l’église d’une bourgade espagnole sur la route de Saint-Jacques se trouvait une colonne miraculeuse, et que tous les pèlerins en entrant dans le sanctuaire embrassaient le pilier. Ce baiser, sans cesse répété par des milliers de bouches, année après année, avait fini par éroder le marbre, qui formait maintenant un creux, une sorte d’alcôve sculptée par l’amour des fidèles. En écoutant ce récit, Pierre demeura songeur : il savait depuis longtemps que l’on pouvait sculpter la pierre d’un coup de tête – dans le cloître, la marque rougie par le front du vieux chantre contre la pierre était restée là, intacte, gravée à jamais sur le fronton de l’entrée des escaliers qui menaient au cellier, et le garçon avait un frisson chaque fois qu’il passait par là – ; cependant, il ignorait jusqu’à lors qu’on pût sculpter à coups de baisers. Il pensa que tel était l’exemple à suivre désormais. La résignation, la patience et l’amour de Dieu seraient les nouveaux moyens de son œuvre au service du Très-Haut. Dans le travail mille fois répété, jour après jour, saison après saison, année après année, génération après génération, dans l’abnégation et la mortification, dans l’humilité et l’obéissance aveugle se trouvait la voie du Salut. Tel était le labeur des bénédictins, l’œuvre des moines, qui au moyen de leur seule Foi étaient capables de déplacer les montagnes, et de modeler la pierre par le seul instrument de leurs mains jointes et de leurs lèvres closes.
Trois ans passèrent. Trois ans de prières et de renoncement. Pierre Toussaint allait bientôt devenir moine. Le grand chantier de l’abbaye touchait à sa fin. À la fin du second été, l’enceinte de pierre et les nouveaux bâtiments de la Grand cour avaient été inaugurés. Il ne manquait plus que de monter le porche de la façade, les colonnes du bras droit du transept, et de couvrir le tout.
Juste après Pâques, Pierre dut, à la demande de l’abbé, sculpter une ronde-bosse pour l’abbaye de la Sauve-Majeure. Il s’agissait d’une représentation de saint Gérard de Corbie, fondateur de cette abbaye, dont la canonisation à Rome par le Saint-Père était imminente. Pour permettre au novice de réaliser sa statue dans un délai d’un mois, l’abbé lui accorda un répit dans ses prières et aménagea son nouvel emploi du temps : il pourrait se consacrer à sa nouvelle œuvre quelques heures dans la matinée et de nouveau un peu avant les vêpres. Cela semblait bien peu pour Pierre, mais tel était le sort du moine : fournir un travail colossal, petit à petit, sans se soucier du temps qui passe.
Il étudia tout d’abord la « Vita » de saint Gérard de Corbie, seconde hagiographie qui venait juste d’être écrite et qui célébrait les hauts faits du saint. Placé tout jeune comme oblat à l’abbaye de Corbie, dans les lointaines terres du Nord, Gérard devint moine puis abbé de monastères illustres, mais, déçu par le manque de dévotion de ses contemporains, il décida tout à coup, vers les soixante ans, malgré son grand âge, malgré sa santé fragile, d’entreprendre une longue pérégrination en quête d’un désert où fonder une communauté nouvelle. Il erra ainsi plusieurs années jusqu’à ce qu’il eût une vision divine, et obéissant aux ordres du Très-Haut, il fonda alors l’abbaye de La Sauve.
Pierre, après avoir lu cette vie exemplaire, chercha à retranscrire l’émoi du saint homme juste au moment de recevoir l’illumination divine. Il ne le représenta pas marqué par la surprise, touché subitement par la grâce, au contraire il le sculpta en posture de recueillement, d’humilité, comme s’il avait su depuis toujours qu’il recevrait tôt ou tard le message de Dieu. Gérard était un homme sûr de sa Foi, qui n’avait jamais douté dans son errance, qui n’avait jamais reculé dans les embûches du chemin, qui avait tout abandonné en confiant entièrement son destin entre les mains du Seigneur.
Un mois plus tard, deux valets entrèrent à Tussignac, chargés de transporter la statue jusqu’à l’autre abbaye. Ils attachèrent la sculpture avec de grosses cordes dans une charrette et partirent le jour-même pour la Sauve-Majeure. Ils revinrent une heure plus tard, faisant triste figure : la charrette s’était renversée dans la descente du monastère, et la statue s’était brisée. Pierre, cependant, garda son calme, et se laissa imprégner par l’exemple éloquent de saint Gérard : il convenait de ne jamais douter des desseins du Seigneur, et de ne pas reculer au moindre obstacle. Il sculpta donc de nouveau le saint homme et au bout d’un mois, des serviteurs s’apprêtèrent à transporter la statue. Deux jours plus tard, ils revinrent au monastère, annonçant honteux que la statue était tombée dans la Garonne lors de son transport en gabare. Pierre accepta de nouveau cette provocation divine, sans mot dire, et il refit, pour la troisième fois, la statue de saint Gérard. Un mois plus tard, elle était finie, et Pierre pria pour qu’elle arrivât à bon port.
Cette troisième sculpture était sensiblement différente de la première : saint Gérard était maintenant un vieillard fourbu, accablé par le mauvais sort, un vagabond en quête d’un hypothétique signe du Destin, qui fronçait les sourcils en scrutant le ciel, se demandant si la vision qu’il venait d’avoir émanait de Dieu, du diable, ou n’était engendrée que par sa propre folie et son désir d’en finir une fois pour toute. Mais Pierre aurait été bien incapable d’apprécier le changement substantiel entre chaque statue : pour lui, il avait toujours travaillé sur le même modèle, il s’agissait toujours de la même œuvre.
La troisième statue cassa, elle aussi, avant d’arriver à terme. Les deux sculpteurs de Tussignac, Jean et Rigobert, s’en allèrent alors rencontrer l’abbé Rambert, et ils lui expliquèrent que ce qui était advenu était somme toute assez courant, car les statues sont fragiles et délicates à transporter, que, normalement, les sculpteurs les réalisaient sur place, ce qui expliquait d’ailleurs pourquoi, à leur connaissance, il n’y avait jamais eu de moine sculpteur. L’abbé se laissa convaincre, et fit part de sa décision à Pierre : l’adolescent se rendrait à La Sauve, réaliserait la statue sur place et reviendrait à Tussignac avant la fin de l’été. Cependant, avant de partir, il devait d’abord sculpter le chapiteau qui lui était échu, celui du paradis perdu.
Animé par le désir de voyager, par l’envie de découvrir de nouveaux horizons, le novice sculpta insouciant, le cœur léger, le chapiteau, en prenant quelques libertés sur le modèle d’argile qu’il avait créé quelques années auparavant. Ce brouillon de terre cuite lui paraissait maintenant beaucoup trop torturé, pessimiste, et le jeune homme préféra retranscrire la scène avec plus d’allégresse, avec des mouvements plus aériens, des formes plus subtiles. En sculptant la femme, il se souvenait avec amusement de sa cruelle expérience. Il se rappelait le corps de la fille du ruisseau, souple et sensuel. « Que cette femme était donc belle », soupirait-il. Il en vint à penser qu’une créature aussi harmonieuse ne pouvait être corrompue par le Mal, car Dieu, créateur des mille merveilles de l’univers, aimait par-dessus tout la beauté. Tout en taillant les contours d’Ève, il sentait son membre viril se crisper, signe qu’il faisait corps avec la pierre. Il décida alors de suivre aveuglément son inspiration, qui ne l’avait jamais trompé.
Avant d’installer le chapiteau sur la colonne, les sculpteurs jetèrent un coup d’œil sur le travail effectué. Ils apprécièrent les progrès techniques du jeune homme, et le couvrirent d’éloges. Les ouvriers hissèrent l’œuvre aussitôt et le jour même, le chapiteau reçut le poids d’une des extrémités d’un arc croisé qui reliait quatre piliers. Pendant toute cette opération difficile, qui représentait toujours un grand risque pour les motifs sculptés, Pierre priait en silence. Il s’attendait, fort de ses malencontreuses expériences, à ce que le chapiteau se brisât, mais il n’en fut rien. Il se tenait intact sur sa colonne, et pour la première fois Pierre Toussaint put admirer son œuvre achevée. Le Seigneur avait enfin accepté son labeur. Il n’y avait pas de doute, le Très-Haut était sensible à la beauté, Dieu aimait les femmes.
Le lendemain, juste après matines, dans l’aube douce de la mi-juillet, Pierre Toussaint s’apprêtait à partir pour La Sauve. Commodément installé dans la charrette des serviteurs de l’abbaye voisine, ses maigres effets agrippés dans une main, serrant nerveusement son bâton sculpté dans l’autre, il guettait impatient l’ouverture des portes de sa chère prison. Il se retourna une dernière fois pour regarder le monastère et il aperçut alors, sortant de l’église, la silhouette de l’abbé qui accourait à grands pas vers lui. Rambert venait de voir pour la première fois le chapiteau réalisé par le jeune homme et il était scandalisé. En effet, Ève n’était plus du tout le monstre reptilien d’il y avait quelques années et Adam une pauvre victime condamnée aux tourments éternels ; à présent, la fille débordait de sensualité, Adam avait l’air réjoui, et tous deux se trémoussaient dans une danse lubrique. Tout le chapiteau n’était plus qu’une invitation à la débauche, au vice, à la fornication, au beau milieu de l’église. L’abbé avait alors ordonné aux ouvriers qu’on retirât sur le champ cette insulte, mais on lui répondit que c’était impossible, puisqu’à présent le chapiteau soutenait tout un arc et que le démonter supposait presqu’un an de travail supplémentaire. Rambert proféra alors un juron qui résonna dans toute l’église, puis il s’en fut derechef réprimander le garçon. Ce coquin allait l’entendre. Il ne partirait pas à La Sauve, il ne sculpterait plus jamais la moindre pierre de sa vie. Dans la Grand cour, le père supérieur criait tout en avançant vers le convoi : « Halte là, ne partez pas ! » Mais le vent qui se leva soudain emporta son cri, et le charretier de La Sauve ne l’entendit pas. « Hue ! » beugla-t-il, et les mules s’élancèrent aussitôt hors des murs de Tussignac.
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