Par un froid matin de janvier, les soldats de Robert Le Torte réunirent le groupe des maçons sur la place de la cathédrale de Sistreville pour les mener à Château-Gaillard, à quelques lieues de là. Pierre contemplait la scène au milieu de la foule silencieuse. La haine envers le vicomte qui avait paralysé le chantier était palpable sur chacun des visages des habitants de la ville, mais personne n’osait manifester son hostilité de vive voix, de peur de passer pour un traître, pour un suppôt du roi de France. Pierre vit son ancien ami Fifrelin, couvert de chaînes, au milieu des autres ouvriers gascons. Le maçon portait la marque de blessures récentes, signe qu’il avait vendu chèrement sa liberté. Pierre lui fit un adieu timide de la main, et son compagnon lui adressa un regard triste et empreint de compassion que le jeune homme avait déjà vu une fois, dans les tourbières, plusieurs mois auparavant. Robert Le Torte se dressait fièrement sur sa monture. Il toisait avec dédain les badauds à travers les grilles de son casque de fer, jouissant de cette démonstration de force. Il fit démarrer le cortège jusqu’aux portes de la ville, sous le regard méprisant des bourgeois. Nul ne savait si les maçons reviendraient un jour, ou si le chantier de la cathédrale survivrait à ce fâcheux contretemps.
Un garde du palais épiscopal attendait Pierre devant son atelier. Il l’amena jusqu’à un immense entrepôt sur les berges de la Seine, en lui expliquant qu’il s’agissait là du nouvel atelier que l’évêque lui avait attribué. C’était un ancien chai à vin, tombé en désuétude depuis que le trafic fluvial entre Rouen et Paris s’était ralenti en raison des conflits permanents entre le duché de Normandie et le Royaume de France. Le garde fit signe au garçon d’attendre à l’intérieur et partit en refermant à double tour la grande porte à deux battants, laissant le jeune homme seul dans le bâtiment. Pierre fit résonner ses pas dans la salle désespérément vide, aux murs noirs et froids. L’obscurité régnait dans l’entrepôt. Il n’y avait pas de fenêtre, juste trois petites lucarnes situées tout en haut de l’édifice qui laissaient passer autant de faisceaux éblouissants qui s’écrasaient contre le sol poussiéreux. Il devina trois autres interstices sur le mur opposé, qui devaient à leur tour laisser passer la lumière pendant l’après-midi. Ces minces ouvertures servaient aussi de portes d’entrée aux pigeons qui nichaient dans les charpentes et avaient recouvert tout le parterre du chai de défécations grisâtres. Leurs plumes dansaient dans les halos. Au fond de l’entrepôt, se trouvaient une bonne vingtaine de tonneaux, ce qui fit le ravissement du jeune homme, ainsi qu'un monticule de pierres fraîchement extraites de la carrière, entassées dans le plus complet désordre, et qui arrivait presque jusqu’au plafond. Pierre s’assit sur un des blocs et le caressa de la main : c’était un calcaire blanc et résistant, mais à la fois tendre et facile à sculpter, une pierre de très bonne qualité, sans conteste meilleure que celle de Guyenne. Il lança un regard sur la montagne qu’il allait sculpter, pendant dix ans, peu à peu, pierre à pierre, dans le moindre détail. Il dévisageait chaque bloc avec attention, et déjà certains d’entre eux lui faisaient signe, racoleurs, exhibant leurs formes rondes ou saillantes, lui présentant leurs angles les plus avantageux.
Il demeura presque une demi-journée enfermé dans le chai jusqu’à ce que la porte s’ouvrît enfin. L’évêque Adalard entra, suivi de plusieurs serviteurs qui entreposèrent tout le contenu de l’ancien atelier de Pierre Toussaint contre un des murs de la salle. Ils installèrent une litière dans un recoin moisi, à côté d’une cheminée rudimentaire où ils placèrent quelques bûches. Ils apportèrent aussi quelques maigres victuailles, puis posèrent délicatement le buste de l’évêque sur la table de travail de Pierre. Adalard, tout en caressant amoureusement d’une main distraite son double d’argile, ordonna au jeune homme, en attendant les premières instructions, d’organiser l’espace de son atelier, puis, au plus vite, de retranscrire dans la pierre la statue définitive de son portrait, et indiqua à cet effet les renseignements nécessaires sur les dimensions de la statue, l’habit et la posture souhaitée. Enfin, le prélat présenta à Pierre un homme corpulent et barbu aux allures de demeuré, et déclara :
« Cher ami, voici Caron, mon fidèle serviteur. Vous apprendrez à le connaître. Il est un peu simple d’esprit, mais c’est la personne la plus dévouée du monde. Chaque matin, au point du jour, cet homme viendra vous ouvrir la porte du chai et il vous apportera vos provisions quotidiennes. Il fera aussi un peu de ménage dans votre atelier et vous secondera pour tout ce que vous ne pourrez pas effectuer vous-même à cause de votre infirmité. S’il s’agit de déplacer de lourds blocs de pierre dans votre atelier, n’hésitez pas à demander aux bateliers sur le quai : ils ont reçu l’ordre de vous aider. Profitez bien de chaque visite de Caron pour lui demander tout ce dont vous avez besoin, car dès qu’il aura fini, il repartira en refermant à clef la porte derrière lui et vous laissera seul dans votre atelier jusqu’au matin suivant. Vous avez bien compris ? »
Pierre se demanda si effectivement il avait bien compris : est-ce que cela signifiait qu’il allait demeurer prisonnier dans cet entrepôt sordide, à longueur de journée, pendant dix années ? L’évêque, constatant la mine déconfite de son interlocuteur, s’empressa d’expliquer, d’une voix suave :
« Vous vous demandez pourquoi je vous fais enfermer, n’est-ce pas ? Surtout ne croyez pas que vous soyez retenu prisonnier, mon cher ami... Non, il s’agit là d’une simple mesure de sécurité : voyez-vous, cet atelier ne saurait être laissé un seul instant sans surveillance. Je ne tiens pas du tout à ce que les merveilles qui bientôt seront entreposées dans ce chai ne soient volées ou saccagées, vous comprenez ? »
Pierre voulut s’insurger, mais l’évêque alors continua, avec un sourire sarcastique :
« Vous ne voudriez pas qu’il arrive ici la même chose qu’à l’abbaye de Tussignac il y a à peu près deux ans, n’est-ce pas, cher ami ? J’ai ouï dire que les moines y avaient une relique, et que faute de l’avoir surveillée, elle fut volée par un brigand de passage. Mais vous êtes sans doute au courant ? »
Nul doute, l’évêque s’était informé auprès du monastère de Tussignac, et à présent, fort de la précieuse information qu’il détenait, il pouvait disposer du jeune homme à sa guise. Pierre se sentait comme une vulgaire souris entre les griffes d’un matou affamé. L’évêque ronronnait de plaisir. Il ajouta, sur un ton conciliant :
« Mais ne vous inquiétez pas, en cas de force majeure, vous pourrez bien entendu quitter les lieux. De plus, lorsque chaque matin vous recevrez la visite de notre ami Caron, vous disposerez d’un moment pour vous promener un peu et profiter de l’air vivifiant des bords de Seine. Bien, et maintenant je vous laisse, car vous avez fort à faire. Nous nous verrons bientôt. Au revoir, cher ami. »
L’évêque s’en fut avec ses serviteurs, Caron ferma la porte à double tour et Pierre se retrouva seul dans la pénombre. Il s’assit par terre et se mit à pleurer. Ses larmes amères se mêlèrent aux fientes des pigeons sur le sol crasseux. Puis, la première chose qu'il fit fut de vérifier que les tonneaux entreposés dans le chai étaient bel et bien pleins. Les tonneaux étaient effectivement remplis mais le vin qu’ils contenaient était frelaté et moisi. Cela n’empêcha pourtant pas à Pierre de le boire, pour étancher sa tristesse. Les premières semaines, il éprouva de terribles maux d’estomac puis, à la longue, il s’habitua à ce breuvage infâme.
Pierre organisa son nouvel atelier et reproduisit dans la pierre le portrait d’Adalard. Quelques jours plus tard il reçut des mains de Caron une missive de l'évêque, qui lui demandait d'ébaucher sur un parchemin la forme des trois porches de la cathédrale. Pierre s’étonna d’avoir à effectuer ce travail qui habituellement correspond aux architectes, mais il s’en acquitta sans rechigner. Peu après, il reçut une nouvelle visite d'Adalard. Ce dernier lui donna un manuscrit où figuraient de nouveaux plans, élaborés et signés par Gauthier Folbec : les portails étaient dessinés exactement comme Pierre les avait conçus. Sur le manuscrit, l'évêque avait noté avec précision la liste des motifs historiés à réaliser. Le porche le plus imposant, sur la façade occidentale, serait consacré à la vie de Jésus : le Jugement dernier figurerait sur le tympan du portail central, avec un Christ en majesté, à sa droite se trouveraient les justes, à sa gauche, les damnés, et sur la frise et les voussures, entourant le tympan, le combat des vices et des vertus. Sur le portail à gauche du porche principal, il y aurait la Nativité, et la Crucifixion sur celui de droite, et sur les piédroits des deux portails secondaires, les douze apôtres. Le portail sud recevrait des représentations des signes zodiacaux, des scènes des travaux et des jours, les sept arts libéraux, les hagiographies des saints locaux, et plusieurs médaillons financés par les corporations. Enfin, le portail nord serait dédié à l’Ancien Testament, mais figureraient aussi les sept péchés capitaux, les vierges folles et les vierges sages, et les allégories de la morale et du vice inspirées de la psychomachie du poète Prudence. Il y aurait aussi, bien entendu, des chapiteaux et des chapelles à réaliser à l’intérieur de l’église et à l’extérieur, en hauteur, il s’agissait de sculpter un grand nombre de monstres, gargouilles, personnages à accrocher sur les différents pinacles, tourelles, rigoles et arcs-boutants : plus la cathédrale gagnerait en verticalité, plus l’artiste aurait le loisir de sculpter ce que bon lui semblait.
À entendre parler Adalard, Pierre Toussaint se rendit compte que l’évêque avait en réalité depuis toujours envisagé un abondant décor sculpté pour sa cathédrale, car ses idées sur le sujet paraissaient longuement mûries. La statuaire, selon Adalard, devait être le « liber pauperum », le livre des pauvres, qui enseignerait aux foules incultes les grands préceptes de l’Église. Il expliqua qu’il ne voulait aucun monstre ni créature terrifiante, sauf pour figurer les tourments de l’enfer ou pour garnir les toits de la cathédrale, mais plutôt une flore stylisée et élégante, des animaux réels et des visages graciles : le temps des grandes peurs et des fantasmes cauchemardesques était en effet passé, il s’agissait désormais de montrer toute la dimension humaine de la religion, et de représenter la Vierge, le Christ ou les saints apôtres comme des alter ego vertueux qui protègent, consolent, sauvent et transcendent les humains. Adalard souhaitait aussi que la statuaire se détachât des murs du bâtiment, il n’était plus question de bas-reliefs, hormis pour les tympans, mais de hauts-reliefs ou de rondes-bosses. L’évêque évoquait pour les portails des personnages sveltes et élancés, d’un grand réalisme et à l’échelle humaine, qui sembleraient venir à la rencontre du fidèle pour lui parler et l’inspirer. Les idées du prélat coïncidaient parfaitement avec le propre cheminement de Pierre Toussaint, et celui-ci se mit alors à envisager différemment son nouveau statut d’esclave. Il approuvait et acquiesçait de la tête à son geôlier tout en l’écoutant énumérer le travail titanesque qui l’attendrait pendant des années, se réjouissant d’avance de tant d’œuvres à venir. Il se rendit compte qu'en réalité, il était ravi de cette condamnation qui lui permettait de se consacrer exclusivement à son art, sans avoir à se soucier du monde extérieur. En écoutant les paroles d'Adalard, il laissait courir son imagination, et voyait déjà toute une foule de personnages de pierre empreints de tendresse et de bonté peuplant la cathédrale, des centaines de regards, de bouches et de mains qui parcouraient les murs pour cajoler, embrasser, caresser les fidèles et leur susurrer des messages d’amour et de paix.
Il entama donc ce travail de forçat avec un enthousiasme formidable. Le lendemain, les bateliers, au moyen d’une machinerie quelque peu improvisée, installèrent les blocs dans son atelier, que Pierre fit disposer dans les halos de lumière projetés par les lucarnes : six pierres d’un côté de l’atelier, destinées à être travaillées le matin, et six de l’autre, pour profiter de la lumière de l’après-midi. En écoutant les conversations des bateliers, il comprit que ces derniers régulièrement remontaient la Seine en direction de l’abbaye de Jumièges. Il se souvint alors que ce monastère était le lieu où l’abbé Rambert de Tussignac avait autrefois envoyé Bernardin, l’ancien chantre du monastère, lorsque Pierre était encore enfant. La nostalgie s’empara de lui et, une fois les bateliers partis, il considéra de nouveau sa condition d’esclave et pleura amèrement : sans cette terrible condamnation, il se serait aussitôt embarqué, sans y réfléchir à deux fois, en direction de Jumièges, mais le destin en avait décidé autrement. Aussi bien Pierre que Bernardin étaient retenus prisonniers, dans deux geôles différentes, à quelques lieues seulement l’un de l’autre. Le jeune homme décida de rédiger une lettre pour son ancien maître, et la confia le jour suivant aux bateliers qui s’engagèrent à la transmettre, de manière la plus discrète possible, car les moines n’avaient pas le droit d’entretenir de correspondance privée. En attendant une réponse, Pierre, bercé par la mélancolie, cette tristesse belle et pure, se mit à sculpter d’après ses souvenirs le visage radieux et angélique de Bernardin pour la statue de l’apôtre Jean, l’illuminé, le doux, celui que le Christ aimait. Il le sculpta chaque matin pendant une bonne semaine, et durant l’après-midi, il se consacrait aux statues des autres apôtres, qu’il taillait en série, tous en même temps.
Il travaillait, de l’aurore jusqu’au crépuscule, ne s’accordant guère de pause, laissant au soleil, à travers sa lucarne, le soin de marquer le rythme de ses journées. En hiver, celles-ci étaient particulièrement courtes, et les nuits, en revanche, se faisaient éternelles. Dès le soir tombé, le jeune homme se sentait envahi par la solitude et le froid. Il grelottait dans son atelier trop vaste, sans parvenir à s’endormir. La peur de mourir gelé le réveillait en sursaut. Alors il buvait pour se réchauffer, et comme il ne pouvait pas sculpter, faute de lumière, il passait des heures à pétrir fiévreusement l’argile pour y figer ses idées, mais il était en général trop saoul pour effectuer un travail réellement utile. De temps en temps, il buvait plus encore que d’habitude pour oublier sa peur et s’endormir une bonne fois pour toutes. Toutefois, il dosait toujours convenablement ses rations de vin, ne prenant que le strict nécessaire pour éviter à ses mains de trembler lorsque l’aurore perçait par la lucarne et que la nouvelle session de travail commençait, après la visite de Caron. Entre la soif de vin et la soif de sculpture, cette dernière finissait toujours par triompher.
Il y eut pourtant une exception : ce fut le matin où les bateliers rendirent à Pierre sa lettre scellée en expliquant que Bernardin ne faisait plus partie du monastère de Jumièges, qu’il était parti quelques années auparavant, en direction de l’Italie. Pierre, une fois seul, ingurgita coup sur coup plusieurs gobelets de vin. Puis il se mit à travailler : il voulut achever le visage de saint Jean dont il ne restait plus qu’à affirmer le sourire et le contour des yeux, mais ses mains tremblantes et son esprit titubant abîmèrent la statue. L’apôtre avait désormais un rictus inquiétant, et un regard trop profond qui donnait au personnage un air ombrageux. Pierre, désespéré, voulut rectifier le trait, mais il ne fit que saccager plus encore la statue. Finalement, il décida de transformer saint Jean : il en fit un portrait de Lucifer, l’ange de Lumière, le bel ange déchu par Dieu, juste avant sa transformation en monstre cornu. Pierre soupira, en demandant intérieurement pardon à Bernardin pour cette trahison, puis il se dit qu’il trouverait bien un endroit, sur un des pinacles haut perchés de la cathédrale, pour y placer cette nouvelle œuvre. Une fois qu’il eut fini de ciseler le diable, il voulut pendant l’après-midi terminer les autres apôtres, mais il fut incapable de trouver une inspiration quelconque pour leurs visages. Le crépuscule vint clore la session désespérante et plongea Pierre Toussaint dans une terrible angoisse.
Au beau milieu de la nuit, torturé par le froid et ses propres cauchemars, il s’empara d’un marteau et d’un burin et perça dans le mur du chai un trou par lequel il s’échappa. Il s’en fut dans la ville déserte, toute recouverte de neige. Le givre pétrifiait les maisons et donnait à la ville un teint de marbre, immaculé et scintillant dans la nuit pâle. Le silence absolu qui régnait dans la ville accentuait cette impression de décor illusoire, et son pas bancal qui crissait dans la neige venait détruire cette harmonie fragile au fur et à mesure qu’il avançait. Une lueur, tout au fond de la ruelle d’un faubourg, l’attira. C’était une taverne encore ouverte à cette heure tardive de la nuit. Il entra, mais comme il était sans le sou – l’évêque bien entendu ne lui avait pas versé un seul denier pour son travail – et d’un aspect semblable aux vagabonds qui errent à moitié fous, on le refoula aussitôt. Il fut aussi refusé dans deux autres tavernes, où pourtant il avait autrefois dépensé son argent en compagnie de ses amis maçons. Finalement il décida de rentrer jusqu’à son atelier, où il faisait tout de même moins froid que dehors. Or, en passant par la place de la cathédrale, il entendit qu’on l’interpellait depuis l’intérieur du chantier. Il reconnut aussitôt les ivrognes hirsutes qui l’avaient attaqué et volé, l’année précédente, lors du carnaval, à son arrivée à Sistreville. À présent, ces loques humaines, le reconnaissant comme un des leurs, faisaient signe au garçon de venir trinquer avec eux. Il pénétra dans le chœur de la cathédrale en chantier : il y avait là grande quantité de va-nu-pieds, qui avaient disposé tentures, couvertures et auvents de fortune pour se protéger des froidures. Ils étaient disséminés par petits groupes, abrités dans les plis des chapelles et les recoins chaleureux de l’église, et se tenaient serrés les uns contre les autres autour de différents foyers. Pierre partagea le pain et le vin avec la dizaine d’ivrognes qui l’avaient invité. Parmi ces rebuts de l’humanité, il se sentait bien, le cœur revigoré par la chaleur humaine, le corps léché par les flammes délicieuses. Il dévisagea ces hommes qui avaient partagé leur maigre pitance avec lui sans même le connaître. Le feu illuminait leurs visages barbus et projetait leurs ombres longues sur les murs froids de la cathédrale. Nul doute, c’étaient bien eux, les bons, les sages, les pauvres et vénérables apôtres qu'il cherchait. Comme les disciples du Christ, ils étaient des parias, des proscrits, mendiant leur pain sur les chemins, pourchassés de partout, obligés de se terrer dans les catacombes pour y célébrer leurs offices.
Peu avant l’aube, avant de retourner vers son atelier, le jeune homme se promena de foyer en foyer au cœur de la cathédrale : il y avait là peut-être une cinquantaine d’individus, des femmes, des enfants, des vieillards, des invalides. Ils avaient pris possession des lieux. La cathédrale était devenue leur demeure et elle leur appartenait de droit, pensait Pierre, car il est dit dans l’Évangile que la maison de Dieu est celle des pauvres gens. Il se promit de tous les sculpter, pour leur offrir une place de choix dans cette cathédrale, d’où ils seraient à coup sûr délogés lorsque la construction reprendrait. Pierre découvrit le vieil idiot qu’il avait sculpté sous les traits de l’évêque : il se tenait immobile, les yeux rivés vers le ciel, ébloui par les flocons qui s’écrasaient sur son visage, assis très exactement là où, dans l’avenir, serait installée la statue d’Adalard. Il vit aussi une adolescente aux cheveux noirs et lisses, qui souriait tristement en berçant un nourrisson. Elle avait abandonné son manteau pour y emmailloter son rejeton, alors qu’elle-même, trop légèrement couverte de haillons, grelottait de froid.
De retour à son atelier, Pierre se mit à l’œuvre sans plus attendre. Il sculpta en quelques jours le tympan de la Nativité, avec la jeune mendiante et son enfant, les ruines de la cathédrale en guise d’étable, et la ville de Sistreville sous la neige en arrière-plan. Il tailla aussi, dans la foulée, les portraits de ses nouveaux amis les ivrognes et comme il lui restait un visage d’apôtre à sculpter, il offrit à saint Pierre les traits de Caron, le serviteur de l’évêque. Ce benêt avait en effet beaucoup en commun avec le saint, il était barbu, ventripotent, l’air ébahi, et c’était le fidèle maître des clefs, qui jour après jour, inlassablement, ouvrait en grand les portes du paradis et permettait à la Lumière de triompher sur les Ténèbres. Le geôlier, qui d’habitude ne portait pas le moindre regard sur les sculptures de l'entrepôt, tomba en extase devant celle de l’apôtre. Il ne reconnut pas son portrait, car il était bien trop humble et trop sot pour imaginer que sa personne pût inspirer un artiste, mais, par contre, il reconnut aussitôt son trousseau de clefs : il en éprouva une grande joie, et, les larmes aux yeux, remercia le prisonnier avec effusion.
Pierre Toussaint continua pendant plusieurs mois ses escapades nocturnes. Il partait dès le crépuscule, en quête d’inspiration, et s’en allait mendier au sortir des églises, à la fin de l’office du soir. La plupart des fidèles passait devant lui sans jeter la moindre pièce dans son escarcelle, et le peu de gens qui donnait le faisait plus par faiblesse de caractère, pour se débarrasser du regard fixe et accusateur que l'indigent leur adressait, que par charité véritable. Le jeune homme observait attentivement la réaction des bourgeois, car dès le matin suivant, sur le grand tympan de la pesée des âmes, en fonction de l’aumône versée, il leur attribuait une place, à la gauche ou à la droite du Christ. S'il choisissait le côté gauche, alors il prenait un malin plaisir à projeter le satané bourgeois dans les abysses, à le torturer, à l’empaler, à le faire rôtir à petit feu. À droite, il n'y avait guère qu'une dizaine d’individus que Pierre, au tout début de ce petit jeu, avait eu l’indulgence de placer du côté des Justes, mais bientôt, il voua tout le monde aux affres de l'enfer. Les bourgeois y grouillaient par centaines, entassés les uns sur les autres, menaçant de sortir du cadre. Et lorsqu'il n'y eut plus de place en enfer, il se mit alors à sculpter les personnages en surplus sur la frise du grand combat des vices et des vertus. Il ne tailla que leurs visages, de minuscules caricatures collées les unes contre les autres, afin de ne pas perdre de précieux espace : son idée était bel et bien de les représenter tous, ces maudits bourgeois, ces vicieux, mesquins et hypocrites habitants de Sistreville. Il y en avait peut-être mille en tout, mais qu’importait, il s’était promis de n’en épargner aucun, de tous les châtier. Et les plus ignobles d'entre eux servaient à représenter les sept péchés capitaux : Pierre n'avait que l'embarras du choix pour figurer l’avarice, et pour la luxure, il trouva l’inspiration en observant le visage des passants dans la rue des catins. Enfin, pour les autres péchés capitaux, il décida de faire un hommage à tous les commanditaires de la cathédrale : ainsi, il attribua l’orgueil à Gauthier Folbec, la gourmandise et la paresse aux chanoines, la colère au vicomte Robert Le Torte, et l’envie aux membres des frairies.
Il déambulait chaque soir dans les rues de Sistreville, proférant des insultes à l’encontre des bourgeois de passage et donnant libre cours à sa haine. Il ne participa guère au carnaval, qu’il ne voyait plus désormais que comme une mascarade abominable, et croisa plusieurs fois Gauthier l’architecte. Il se promenait toujours avec une canne à la main, surmontée de la girouette que Pierre avait sculptée, en guise de pommeau. Le maître d’œuvre, bien entendu, ne reconnaissait pas le sculpteur. Il était comme tous les autres, il ne le voyait même pas, car pour les riches, tous les miséreux sont transparents. Pierre s'amusait à les provoquer et leur crier des obscénités. Tous étaient mauvais, stupides et décadents. Seuls les mendiants étaient bons et charitables. Le jeune homme leur vouait une admiration sans borne. Chaque nuit, une fois que les bonnes gens allaient se coucher, le jeune homme venait retrouver ses frères d’infortune dans les ruines de la cathédrale, où, dès le printemps, vinrent aussi se réfugier les rats de la ville. Il avait trouvé une nouvelle famille. C’était la première fois qu'on ne le traitait pas comme un infirme, au contraire, comme pratiquement tous les membres du groupe étaient plus ou moins difformes, c'étaient les êtres sains et valides qui devenaient suspects.
Cependant, par une nuit d’été, Pierre Toussaint ouvrit enfin les yeux. Ses nouveaux amis, ce soir-là, avaient bu plus qu’à l’accoutumée, et pour se défouler, comme ils s’ennuyaient fort, ils se mirent à rouer de coups le vieil idiot qui scrutait, béat, les étoiles. Puis, non contents de leur forfait, les bons apôtres se ruèrent comme un seul homme sur la jeune fille à l’enfant, arrachèrent de ses mains le rejeton emmailloté et la violèrent, sous l’œil indifférent du reste des vagabonds. Pierre voulut s’interposer mais il reçut alors une terrible rossée qui le fit battre en retraite. La dernière image qu’il eut avant d’abandonner définitivement la cathédrale fut celle d’un pauvre gueux prostré dans l’angle d’une chapelle. Le jeune homme le reconnut aussitôt : c’était maître crapaud. Il se tenait seul, à l’écart, recroquevillé sur lui-même, le ventre appuyé sur ses cuisses épaisses, le visage verdâtre recouvert de boue, les yeux exorbités injectés de larmes. Pierre, à la vue du pauvre Hippolyte, fut soudain frappé par une compassion extrême, une sensation de remords et d’écœurement plus douloureuse encore que les coups qu’il venait d’encaisser. Il se traîna à grand peine jusqu’à son atelier, blessé jusqu’au plus profond de l’âme.
Une fois dans le chai, pour extirper sa souffrance et sa haine, il hurla comme un dément, et son cri déchirant s’en fut en grondant en direction de la ville. Il cria des injures contre l’humanité entière et contre lui-même. Oui, il maudit sa propre existence, car il était un monstre, pis encore que les bourgeois. Il avait fait renvoyer maître Hippolyte, sans même se soucier des conséquences de son geste et il était à jamais coupable de la déchéance du pauvre homme. Il se frappa violemment la poitrine : c’était là sa faute, sa grande faute. Il lutta sauvagement pendant des heures pour dompter son esprit tourmenté, en se frappant la tête contre les murs et en cherchant à faire taire la folie qui s’était logée dans son crâne, et une fois qu’il réussit à assommer pour un temps sa démence, il en profita pour essayer de retrouver son humanité perdue. En observant attentivement le tympan du Jugement dernier, il se demanda pourquoi il avait envoyé tous les hommes en enfer. Était-il juste de condamner les indifférents, les neutres, les pleutres, les frileux, les passifs, les mous, les attentistes, ceux qui provoquent le malheur d’autrui sans en avoir conscience, ceux qui se voilent la face ou se réfugient dans l’ignorance ? Ne pouvant trancher, Pierre décida alors, pour équilibrer tout à fait son tympan du Jugement dernier, de représenter à la droite du Christ un double vertueux de chaque habitant de Sistreville. Quant aux mendiants, il se vengea en les représentant une seconde fois en démons grimaçants qui projetaient les damnés dans les flammes et leur infligeaient mille supplices. À vrai dire, Pierre n’eut aucun mal à les représenter ainsi, car ils étaient à peine caricaturés. Aussi, en regardant de nouveau les sculptures des apôtres, il se demanda comment il avait pu voir d’une autre manière ces misérables gredins. Cependant, il savait que la pierre ne mentait pas, et que ces statues de saints étaient elles aussi des portraits fidèles. Il en vint à penser alors que la pauvreté, les conditions extrêmes de survie, rendaient les hommes eux-mêmes extrêmes, que si la richesse permet de vivre une existence douillette à l’abri du bien et du mal, l’âme des miséreux, en revanche, passe sans cesse du divin au diabolique, sans intermédiaire ni demi-mesure. Il n’y avait donc pas plus de raison de condamner un miséreux criminel qu’un riche égoïste, pensa Pierre, et il se demanda si Dieu était doté du même bon sens que lui au moment de juger les humains.
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