Pierre, déçu par le monde, dégoûté par les hommes, décida désormais de ne plus jamais sortir de son atelier. C’était l’été et cela faisait six mois qu’il travaillait comme esclave de l’évêque dans l'entrepôt des berges de la Seine. Il y demeura pendant encore sept ans, sans personne à qui parler, et lui qui n’avait aucune personnalité et plus personne à imiter se retrouva du coup très vite totalement dépourvu d’humanité. Au début, il chercha à tout prix à garder sa condition d’homme, et s’évertua de conserver les grands traits de chaque groupe auquel il avait, durant sa vie, essayé d’appartenir. Des mendiants, il possédait la dégénérescence, l’éthylisme et la démesure, des maçons, l’impétuosité, l’impiété, le goût de l’aventure et des grands défis, et des moines enfin, l’ascétisme, la réclusion, l’introspection. Toutefois Pierre n’avait retenu que les folies de chacun de ces groupes, mais les grands idéaux qui animaient ces hommes lui échappaient : il ne cherchait pas à détruire comme le faisaient les mendiants, mais au contraire à créer, il ne cherchait pas non plus la liberté, comme les maçons, et si Pierre questionnait fréquemment le Ciel et se plaisait à l’insulter, il y avait déjà longtemps qu’il avait perdu la Foi. En réalité, Dieu n’était plus qu’un alibi pour qu'il pût se parler à lui-même, et bientôt, il s’amusait à dédoubler sa personnalité : il y avait Pierre, le misérable mortel, l’ivrogne infirme, et Pierre, le Dieu, le Créateur, et les deux personnages conversaient à longueur de journée, riaient ensemble, se disputaient puis se réconciliaient.
Il fit disposer, sur plusieurs jours, avant que la démence ne l’empêchât de parler à d’autres êtres humains, toutes les pierres dans son atelier. Il ordonna de dresser des rangées droites et bien alignées le long de chaque mur de l’entrepôt, afin de pouvoir se promener chaque matin au-devant d’elles, tel un suzerain passant ses troupes en revue. Il fit ériger aussi d’autres pierres en cercles concentriques, convergeant vers le milieu de l’entrepôt où il laissa un grand espace vide, et comme il restait encore un grand nombre de blocs, il les fit installer çà et là, au hasard, sans ordre véritable. Enfin, contre les murs, il fit poser les pierres correspondant aux neuf portails de la cathédrale. Mois après mois, progressivement, il lui sembla que les bas-reliefs qui y étaient gravés s’enfonçaient dans les parois de l’atelier, se laissaient engloutir pour y demeurer prisonniers.
Bientôt, Pierre trouva un moyen de pouvoir travailler aussi pendant la nuit : le long de la Seine, il y avait de nombreuses barques échouées dont il arracha les planches, une à une, pour les traîner jusqu’à son entrepôt. Peu avant le crépuscule, il allumait un grand feu au milieu de son atelier. La fumée noire qui s’échappait du bois calfaté au goudron était extrêmement toxique et provoquait un épais brouillard sulfureux qui trouait les yeux et déchirait les poumons. En cercle autour du foyer, il y avait toutes les statues que le jeune homme taillait pendant la nuit. Là se trouvaient les créatures innommables, les monstres maléfiques, démons, gargouilles, harpies, hydres et mantichores...
Pierre, une fois le feu allumé, allait se coucher pendant une heure ou deux, en profitant du passage du jour à la nuit. C’était le seul moment de repos qu’il daignait s’accorder et juste avant de s’endormir, allongé sur sa litière, il s’efforçait les yeux mi-clos de penser aux choses les plus sales et immondes possibles, pour faciliter la venue de cauchemars terrifiants. Les créatures de la nuit ne tardaient jamais à troubler son sommeil, toujours ponctuelles au rendez-vous, et le réveillaient en sursaut. Alors, des monstres plein la tête, il se précipitait au centre de l’entrepôt, vers le foyer. Il s’emparait d’un tison dans le brasier et le faisait tournoyer autour de sa tête, pour tenir en respect les créatures qui reculaient, méfiantes et craintives, hors d’atteinte de la lumière. Le sculpteur scrutait leurs gueules noires, leurs corps odieux tapis dans l’ombre, prêts à bondir sur lui à la moindre occasion. Sans faire de bruit, très lentement, il s’emparait de son marteau et d’une longue pointe, puis tout d’un coup, sans crier gare, sautait sur le dos d’un des monstres pour lui asséner un coup sur la nuque. Puis il retournait prestement au milieu de la ronde cauchemardesque et y entamait une danse guerrière ponctuée de cris rauques. Il annonçait ainsi le début du combat, de cette lutte héroïque qu’il livrait chaque nuit contre ses chimères. Seul dans les ténèbres, il bataillait des heures contre des hordes de pierre. Il sautait d’échine en échine, s’agrippait aux chairs des monstres, les étranglait, les frappait avec son marteau, transperçait les poitrines, tranchait les carotides de sa pointe acérée. De temps en temps, les créatures ripostaient, se cabraient et Pierre tombait, mais alors il roulait entre les pattes d’une bête fauve pour venir se réfugier auprès d’un ange dans l’angle d’un mur. Il grimpait sur la statue, et du haut de l’émissaire du Seigneur, bondissait avec fougue sur un dragon ou un diable hideux. Il le projetait à terre, le clouait au sol, et s’il parvenait à immobiliser le monstre, il en profitait pour lui limer les crocs ou lui poncer les écailles. Une par une, nuit après nuit, il parvenait à dompter et à terrasser chaque créature.
Tous les matins, la lumière crue de l’aurore jaillissait des lucarnes et mettait fin aux combats, les faisceaux blancs et fumants illuminaient les anges, Vierges, Vertus et autres créatures célestes, et toutes ces statues, auréolées de clarté, réapparaissaient alors, souriantes et sereines, pour annoncer la victoire de l’homme sur la bête, du jour sur la nuit. Un ange, sur la frise d’un portail au fond de l’atelier, jouait de la trompette en célébrant en grande pompe le triomphe de l’artiste. Un peu plus tard, Caron venait ouvrir les portes de l’atelier, et une épaisse fumée noire s’échappait alors du chai, charriant avec elle les cauchemars de la nuit. Pierre Toussaint sortait aussi, harassé, les yeux rougis, les narines fumantes, toussant et crachant, et il traînait ses pas chancelants sur la grève pour aller plonger dans le fleuve grisâtre. Puis, ragaillardi, il revenait jusqu’à son atelier pour entamer une nouvelle journée de travail.
Pendant la journée, il se plaignait du manque de lumière qui l’empêchait de sculpter plusieurs statues à la fois. Tous les matins, il insultait le pauvre Caron et l’exhortait à laisser les portes ouvertes, non pas pour s’enfuir, bien entendu – d’ailleurs, où donc serait-il allé ? –, mais pour permettre au soleil d’entrer dans l’atelier. Le serviteur répondait toujours, sur le même ton imperturbable, cette phrase qui résumait toute sa philosophie : « Mais ce n’est possible, enfin… Les ordres, c’est les ordres. Si on ne respectait pas les ordres, ce serait le désordre… », et il refermait à clef l’atelier.
Un jour, Pierre eut une idée : il s’empara de son marteau et de son burin, et se mit à percer lui-même des dizaines d’orifices dans le mur. La lumière jaillissait en pagaille, traçant des lignes translucides, des faisceaux qui se croisaient et traversaient de part en part l’atelier. Cependant, la lumière était rasante, et n’éclairait guère que les mollets des statues en rondes-bosses, aussi, il en conclut qu’il devait percer des trous dans les lucarnes, tout en haut du bâtiment. Il lança une longue corde en l’air qui passa par-dessus une poutre sous les toits, puis il fit un nœud coulant et grimpa dans les charpentes. Là-haut, au risque de se rompre le cou à tout moment, il rampa jusqu’aux murs et se mit à tailler de nouvelles fenêtres. Mais tout à coup, il entendit un bruit sourd au-dessus de sa tête : c’était le toit qui venait de s’affaisser en bouchant une des ouvertures qu’il venait de percer. La vibration avait aussi fait s’envoler une nuée de pigeons, et un de ces oiseaux de malheur percuta de plein fouet le jeune homme, qui faillit tomber. Il réussit à maintenir son équilibre et à agripper l’aile du volatile. Il le regardait se débattre entre ses doigts : ces satanés emplumés, dégoûtants et criminels, profitaient de ses moments d’égarement pour dévorer son pain ; pis encore, ils se permettaient de déféquer sur les images saintes, ces iconoclastes, stupides et stridents animaux... Pour se venger, il brisa le cou de l’animal d’un geste brusque, puis il descendit en se laissant glisser d’une seule main le long de la corde, tenant toujours le cadavre de l’oiseau dans l’autre. Une fois en bas, il s’empara de trois clous et crucifia le pigeon contre le mur et, avec une cordelette, maintint la tête de l’oiseau penchée légèrement d’un côté. Grâce à ce modèle, il sculpta le Saint-Esprit, dont on dit qu’il vole partout librement au-dessus de nos têtes et peut toucher n’importe qui en n’importe quel lieu, exactement comme la fiente des pigeons. À partir de ce jour-là, Pierre regardait constamment en l’air, en guettant les moindres bruits venus du toit, paniqué par l’idée qu’il pût tout à coup lui tomber sur la tête. De temps en temps, une tuile ou un morceau de plâtre venait s’écraser par terre, sans raison, à moins que tout à coup, une fenêtre ne s’obstruât, bouchée par un bout de toit effondré.
Il y avait autre chose qui maintenait Pierre dans un état d’anxiété permanente, mis à part les toitures du bâtiment. Il s’agissait d’une remarque qu’avait faite l’évêque, au cours d’une de ses visites à l’atelier. Adalard en effet passait régulièrement superviser les travaux, tous les deux ou trois mois environ. Caron annonçait à l’avance à Pierre chacune des venues du prélat, aussi le jeune homme avait le temps de se préparer mentalement pour ces rendez-vous, et grâce à de gigantesques efforts il parvenait presque à retrouver son humanité. L’évêque, chaque fois, déambulait dans l’entrepôt, l’air sérieux, mais le jeune homme voyait bien que derrière ce masque d’indifférence, la grâce des œuvres exposées le touchait profondément. Adalard finissait toujours sa visite en félicitant l’artiste, mais en se plaignant de ce que l’ouvrage n’avançât pas assez vite. Certes, le sculpteur avait passé une année entière, peut-être plus, pour le tympan du Jugement dernier et la frise du combat des vices et des vertus, où il avait gravé deux fois les portraits de chaque habitant de Sistreville, mais à présent il travaillait bien vingt heures par jour, sans quasiment dormir, sans s'accorder la moindre pause et sans élaborer d’épreuves préalables dans l’argile. Cependant, il restait encore tous les chapiteaux, les gisants, les statues de la crypte et des chapelles qu'il n’avait pas encore commencés, et l’évêque le lui répétait à chaque occasion.
À partir de la troisième ou quatrième année, le prélat se faisait accompagner par un garde armé, il ne parlait plus au sculpteur et le toisait d’un œil méfiant, comme s’il eût craint une réaction violente de la part de ce dernier. La dernière fois qu'Adalard inspecta l’atelier, ce fut commodément assis dans un fauteuil porté par quatre serviteurs, et à aucun moment il ne daigna descendre de son siège. Il avait les traits tirés, l’air fatigué, le teint blafard. À la fin de sa visite il s’adressa directement à Pierre, et pour la première fois lui parla sans ambages, d’une voix douce dénuée de sous-entendus. Il lui demanda de se reposer, et lui conseilla de faire une pause de plusieurs semaines pour retrouver ses esprits. Mais Pierre refusa vivement d’abandonner ses statues, ses créatures, ses enfants, et se mit à insulter le prélat sur tous les tons. Ce dernier ne lui en tint pas rigueur, et lança une remarque que le sculpteur, sur le moment, fit mine de ne pas entendre :
« Cher ami, écoutez-moi bien, je vous en conjure. Arrêtez un temps votre travail. Vous êtes libre à présent de partir. Vous savez, je ne sais pas du tout si toutes ces statues serviront à quelque chose, car il m’est avis que la cathédrale de Sistreville ne verra jamais le jour... Vous m’entendez ? »
Devant l'expression absente du jeune homme, l’évêque haussa les épaules, puis il ordonna à ses serviteurs de le mener hors de l’atelier. Caron referma la porte du chai, et Pierre demeura seul face à sa folie vaine. Les mots de l’évêque résonnaient dans son esprit et pour les chasser de sa mémoire, le sculpteur colla son gosier contre un tonneau de vin, bien décidé à l’engloutir tout entier. Mais le tonneau était vide, celui d’à côté aussi, comme tous les autres de l’atelier. Il se demanda quand il avait bu pour la dernière fois, et c’est alors qu’il se rendit compte que cela faisait des éternités déjà qu’il n’avait pas pris la moindre goutte. Entre le vin et la folie, cette dernière avait triomphé tout à fait, et il explosa de joie... Il en oublia les mots de l’évêque et se mit à danser joyeusement au milieu de ses statues. Il était libre enfin, car il n’avait plus besoin de boire pour être ivre, il l’était désormais en permanence, et ses statues n’avaient pas non plus besoin de cathédrale pour exister, une fois ciselées, elles seraient tellement belles que les hommes en les voyant en seraient bouleversés, les soldats deviendraient poètes, les prêtres idolâtres, les ivrognes abstinents. Quant aux riches, ils seraient aussi touchés par la grâce divine et alors, ils abandonneraient toute leur fortune pour faire bâtir un précieux écrin pour ces sculptures magnifiques. Avec l’argent collecté, Pierre ferait bâtir une église, une basilique, une cathédrale même, la plus grande de toute la chrétienté. Tout à fait convaincu par ses fantasmes, il continua de plus belle son ouvrage. De temps en temps, cependant, la remarque de l’évêque venait se loger de nouveau dans sa tête. Quand cela arrivait, le sculpteur se donnait alors un coup de marteau sur le front, et la phrase sortait par une de ses oreilles.
L’évêque ne revint plus une seule fois visiter le chai et Pierre perdit alors tout contact avec le monde, avec les êtres humains, mis à part Caron, mais cet imbécile était-il vraiment humain ? Il perdit aussi toute notion du temps, il ignorait complètement depuis combien de siècles il demeurait ainsi enfermé. Le temps pour les statues est en effet très différent de celui des humains, les pierres vivent pratiquement des éternités, le temps ne les fait pas vieillir, sauf si elles s’exposent à des agents d’érosion ou qu’une fissure funeste n’apparaisse un beau jour, signe d’une fin inéluctable en quelques siècles seulement. Pierre refusa alors de sortir à l'extérieur, pour éviter toute action néfaste du soleil ou de la pluie sur sa peau. L’eau en particulier devint sa grande ennemie, aussi il décida ne plus jamais se laver. Mais pire encore que l’eau, il y avait les excréments des pigeons, acides et criminels. Lorsqu’un de ces volatiles de malheur laissait tomber une fiente sur sa peau, lui, angoissé, nettoyait la tache en vitesse, puis il parcourait son épiderme fébrilement avec ses doigts, à la recherche d’éventuelles craquelures. Et comme il ne trouvait jamais rien, il continuait son travail sans se soucier des millénaires qui passaient.
Mais s'il avait totalement perdu la notion du long terme, en revanche il savait toujours l’heure exacte, le jour, le mois, la saison où il se trouvait. La nuit, il luttait contre des bêtes féroces, le jour, il était aux anges. À chaque heure du jour les cloches de la ville sonnaient, les dimanches et les jours de fête, elles redoublaient d’intensité. Les saisons passaient, les unes après les autres : l’hiver, la pierre était cassante, et il devait faire extrêmement attention de ne pas la fendre en deux d’un malheureux coup de marteau. L’été, il faisait une chaleur moite, la poussière gorgée d’humidité se déposait partout dans l’atelier, la sueur coulait sur ses mains, glissait à l’intérieur de ses poings fermés, et son burin de temps en temps dérapait dans ses paumes, causant des cicatrices involontaires sur les statues. Il avait les phalanges recouvertes de plaies, de cloques et d’ampoules, mais il ne sentait rien, la folie transcendait sa douleur. Quant à l’automne et au printemps, il pleuvait sans cesse, des trombes d’eau à longueur de journée, ces deux saisons n’en finissaient pas. L’eau s’infiltrait dans l’atelier par les tuiles cassées, et provoquait une multitude de gouttières, de flaques et d’océans dans l’atelier. La pluie cognait contre le toit, goutte à goutte, jour après jour, pendant des siècles sans interruption, avec un petit bruit lancinant qui exaspérait le sculpteur au plus haut point. Il répondait au cliquetis insupportable à grand coups de marteau sur ses statues et les deux bruits mêlés martelaient son esprit pour se confondre dans un vrombissement incessant.
Or, un jour, ce bourdonnement se fit de plus en plus distinct, et il entendit alors très nettement la voix d’une jeune fille.
« Eh, beau prince, s’il te plaît, peigne-moi, je suis toute ébouriffée. »
C’était une des vierges sages et Pierre, qui ne fut pas surpris outre mesure d’avoir affaire à une statue parlante, s’en fut chercher un râteau dentelé pour sculpter la chevelure de la jeune pucelle.
– Eh, mon garçon ! fit une voix gémissante de vieillard. Les cheveux de la fille, ça peut attendre. Tu pourrais au moins éteindre le feu sous mon chaudron, avant. C’est que ça brûle, tu sais, fiston ! – Pardon ? dit le sculpteur en se retournant vers le moine en bas-relief qui venait de parler, mais c’est hors de question ! Vous, vous êtes un martyr de la foi... Éteindre ce feu, cela n’aurait aucun sens, enfin ! Allons, souffrez en silence, cher ami, je vous prie. – Aucun sens, aucun sens, c’est vite dit ! criait le moine, écoute-moi bien, fiston. Moi, je veux bien être martyr, mais en principe, un martyr, après le supplice, il va tout droit au paradis, et moi, au lieu de ça, je me retrouve coincé là, à souffrir toute l’éternité dans les flammes comme un vulgaire condamné à l’enfer ! Tu trouves ça juste, toi, après toute une vie de renoncements ? Si j’avais su, au moins, avant ça, j’aurais vécu dans le péché, avec du vin et des filles ! Allez, fiston, un bon geste, quoi !
Le vieil homme avait raison, pensa Pierre, et il effaça les flammes à coups de burin.
– Et mes cheveux ? demandait l’autre. – J’arrive, tout de suite, répondit l’estropié. – Il y a du favoritisme, vraiment, disait un prophète, moi, cela fait déjà plusieurs semaines que j’attends de pouvoir dégager mon corps de ce bloc ! C’est que j’étouffe, là-dedans ! – Et moi, j’aimerais bien qu’on me fasse des yeux ! Je vous assure qu’on peut très bien prier aussi avec les yeux ouverts, vous savez, faisait à son tour remarquer un saint abbé.
Après cette dernière remarque, toutes les statues se mirent à jacasser comme des oies, et à se chamailler à qui mieux mieux, chacune réclamant son petit traitement de faveur, une attention spécifique de leur maître et créateur.
« Ça suffit ! Taisez-vous tous ! » cria Pierre. Le silence se fit, un temps, puis les statues reprirent de plus belle. Dès lors, elles n’arrêteraient plus de bavarder. Leur créateur parlait aussi, il riait avec elles, prenait part à leurs discussions, mais quand il en avait assez, alors il faisait la loi et leur distribuait des coups de marteau.
Quelques jours plus tard, il céda devant l’insistance de la vierge sage et se mit à ciseler sa chevelure. Tandis qu’il la peignait avec soin, elle lui susurrait des mots doux à l’oreille, et Pierre ressentit une vive émotion. Quand il eut fini, il caressa tendrement les cheveux de la donzelle, puis lui ponça amoureusement le cou et les épaules et, furtivement, du bout des doigts, il en profita pour frôler son épiderme : le grain de peau de la fille était aussi suave et lisse que du marbre blanc. La vierge eut un frémissement. Pierre osa alors une caresse plus prononcée, et comme la fille semblait apprécier ce jeu sensuel, il fit courir ses mains contre ses hanches et l’embrassa sur les lèvres. Les deux amoureux poursuivirent longuement leur étreinte, illuminés de faisceaux de lumière douce. Puis le sculpteur s’en fut chercher un marteau et un burin et, d’une main experte, à petit coups brefs et précis, il tailla une fente entre les cuisses de la donzelle haletante. Ensuite, il glissa son sexe dans la pierre et dépucela la statue. Après cet ébat, il dévisagea sa nouvelle fiancée de calcaire : ses traits avaient changé, elle n’était plus du tout une vierge sage et vertueuse, elle avait maintenant un sourire lubrique qui trahissait son vice. Il refit alors le visage de la fille, en faisant la sourde oreille aux récriminations de la sculpture, et la transforma en vierge folle.
Fort de cette expérience, il décida de procéder de la même manière pour chaque vierge sage, ainsi que pour les allégories de la morale et du vice : il fit en tout une vingtaine de jeunes filles, toutes plus belles et plus sensuelles les unes que les autres. À la moitié d’entre elles, il leur fit l’amour pour les convertir en vierges folles ou en vicieuses. L’autre moitié demeurait pure et chaste. Peu à peu, il laissa libre cours à ses passions lythophiles. Il se mit à étreindre aussi ses autres créations : toutes les sculptures, apôtres, prophètes, martyrs, ou même démons, harpies et gargouilles furent l’objet de ses jeux sexuels. Certaines sculptures acceptaient l’étreinte, d’autres essayaient de résister, mais bien entendu, comme il s’agissait de statues, elles ne pouvaient pas se débattre, et Pierre profitait de leur faiblesse pour abuser d’elles et les tripoter à loisir. Cependant, mis à part les vierges sages et les allégories qu'il avait épargnées – et il dut résister plus d’une fois à la tentation, qui était grande –, il ne fit pas non plus l’amour aux anges : ceux-ci en effet, non seulement n’avaient pas de sexe, mais ils étaient aussi dépourvus de fesses, car ils étaient ciselés en bas-reliefs. Pierre, toute la journée, se promenait dans son atelier en observant les comportements de ses œuvres, tantôt les caressant, tantôt les frappant. Les statues ne bavardaient plus allègrement, à l’emporte-pièce, comme auparavant, à présent elles se taisaient ou se plaignaient à voix basse. Leur maître était satisfait, il les avait enfin domptées.
Mais un après-midi d’été, au milieu des chuchotements de ses statues, le sculpteur distingua une voix rauque et sifflante qu’il reconnut aussitôt.
« Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde, prends pitié de nous. »
C’était Odilon. Aucun doute n’était permis, c’était bien lui. Tout tremblant et suffocant, le jeune homme chercha entre ses statues le vieux chantre pédéraste de son enfance. L’avait-il sculpté s’en sans rendre compte, dans un moment d’égarement ? Mais il eut beau remuer de fond en comble son atelier, il ne trouva pas la trace de son ancien maître.
– Je ne suis pas parmi tes créatures, mon fils, je suis dans ta tête, dit de nouveau la voix. Vois-tu, tu me détestais tant, tu me repoussais, mais regarde-toi, tu es devenu comme moi, tu violentes tes propres enfants ! – Non, moi je leur ai donné la vie, je les aime !
Le rire tonitruant d’Odilon faillit faire exploser le crâne du jeune homme. Il se tenait la tête à deux mains, recroquevillé dans un coin de son atelier, n’osant broncher, et demeura de longues heures prostré ainsi, en essayant de faire taire le serpent qui sifflait dans sa tête. Lorsqu’il osa lever enfin les yeux, le crépuscule transperçait l’atelier de faisceaux rouge feu. Il eut alors une idée. Il chercha une pierre longue qu’il n’avait pas encore sculptée, et quand il l’eut trouvée, dans un coin de l’atelier entre deux tonneaux, il fit un feu, et attendit la nuit. Il devait à tout prix extirper le souvenir du chantre de son crâne, et pour cela, il allait sculpter son cauchemar. Une fois expulsé de son esprit, il détruirait alors la statue répugnante, pour ainsi se débarrasser une fois pour toutes de l’odieux reptile qui dormait dans sa tête depuis trop longtemps déjà et que sa démence avait réveillé.
La nuit vint enfin et Pierre commença à tailler le bloc.
– Tu ferais mieux de ne pas me sculpter, mon fils. Si tu me sculptes, tu me libères. – Tais-toi, bête immonde ! Il n’y a plus de place pour toi dans ma tête. Je vais te faire sortir de ta tanière et je vais te tuer ! – J’accepte le duel. Mais prends garde, je suis beaucoup plus fort que toi.
Pierre continua de tailler le corps de l’animal, et le serpent qui logeait dans la pierre ondulait légèrement de la queue pour faciliter le travail de l’artiste. Il frétillait, jouissant manifestement sous les coups infligés. Le sculpteur tailla la statue horripilante durant trois jours et trois nuits, ne s’accordant de pause que lorsque Caron venait faire sa visite au petit matin. Il fit des pattes griffues, un corps long et souple et des écailles, et le troisième soir, il commença à sculpter la tête du monstre. Tout à coup, au moment de tailler l’œil du reptile, il ressentit une vive douleur au poignet qui l’obligea à lâcher son marteau, et il eut du mal à remuer de nouveau les doigts pour s’emparer de son instrument. Il se retourna pour regarder le monstre sans visage et fut alors pris de panique : il venait en effet de comprendre qu’Odilon n’était pas un dragon quelconque, il s’agissait en réalité d’un basilic, et ces créatures sont si laides et repoussantes qu’elles sont capables de pétrifier quiconque croise leur regard. Ce monstre pervers était certainement plus doué et plus puissant que Pierre Toussaint, il n’avait pas besoin de marteau ni de burin pour transformer les hommes en statues. Certes, Pierre était déjà très près de pouvoir sculpter des statues vivantes et de reproduire la Vérité du monde de manière très exacte, mais le pouvoir de cet animal le surpassait grandement, car le basilic peut effectuer en un instant, sans aucun effort, des statues vraies et réelles, figer les mouvements les plus éphémères, et capturer des créatures qui demeurent encore haletantes et souffrantes à l’intérieur de la pierre, emprisonnées pour l’éternité. Le jeune homme éprouvait une fascination extrême, mêlée d’effroi. L’animal, devinant ses sentiments, chercha à s’insinuer :
– N’aie pas peur, mon enfant. Je ne suis pas aussi mauvais que tu crois. Mon regard n’est pas toujours funeste, je ne pétrifie que les sots qui ont peur, car ils ne voient en moi que la laideur et le mal. Mais je peux aussi, à l’inverse, rendre la vie à une statue... Souviens-toi, Pierre, mon enfant, souviens-toi bien, ne t’ai-je pas sauvé la vie lorsque tu n’étais qu’une petite statuette inanimée ? Alors écoute-moi, mon fils, laisse-moi guider ta main lorsque tu cisèleras mes traits. Tu verras, si tu me fais un visage beau et agréable, tu n’auras pas à craindre mon regard, au contraire tu ne te lasseras pas de me contempler, je serai la plus belle statue jamais sculptée par un être vivant, qui fera aussi l’admiration des autres hommes. Oui, mon fils, mon cher enfant, cette statue que tu cherches tant à ciseler, je peux t’aider à la réaliser. Fais-moi confiance... – Non ! hurla Pierre.
Il s’empara de son burin, de son marteau, pour tailler la gueule de l’animal. Mais juste avant de porter le premier coup, il se ravisa : s’il lui sculptait un regard, alors automatiquement le monstre le pétrifierait. Il n’existait donc qu’un seul moyen d’éviter cette terrible malédiction : il devait travailler les yeux fermés. Il commença son ouvrage très lentement, en s’accordant de nombreuses pauses pour parcourir chaque nouvel impact dans la pierre avec ses doigts, en caressant la statue, afin de se rendre compte du travail effectué. Mais il dut vite abandonner la partie : sculpter à l’aveuglette était certes possible, quoique très difficile, mais surtout, il avait trop peur de ne pas pouvoir céder à la tentation, le basilic ne cessait de grogner dans sa tête, l’incitait à ouvrir un œil, un seul, pour contempler le résultat, et le jeune homme avait déjà failli à plusieurs reprises obéir au monstre. Désespéré, il s’en fut alors chercher une bâche dans le fond de son atelier et recouvrit la sculpture. Au même moment, la porte s’ouvrit. C’était déjà l’aurore et Caron venait faire sa visite quotidienne.
Cependant, ce matin-là, le serviteur n’était pas seul. Il y avait avec lui plusieurs ouvriers qui transportaient de grandes verrières. Le sculpteur les regardait faire, d’un œil mort, et un des ouvriers, qui méconnaissait sa folie, lui expliqua qu’il s’agissait là de vitraux pour la cathédrale, dont la construction venait de reprendre, et qu’ils allaient les entreposer dans ce chai. Mais le jeune homme n’écoutait pas. Il attendit le départ de ces hommes, impatient de se retrouver de nouveau face à face avec la bête.
De nouveau seul, avant de reprendre son combat contre le basilic, il décida d’aller jeter un coup d’œil sur les vitraux. Il n’en avait jamais encore vu auparavant, et son esprit un temps oublia le monstre terré sous sa couverture. Il posa un vitrail contre un des orifices qu’il avait percé, et regarda, intrigué, la lumière colorée qui passait à travers le verre. Il se demanda quelle était la couleur de ses statues : il imaginait des ombres rouge sang dans les plis des visages, des membres et des cous, des chevelures auréolées de lumière bleutée, des regards vert phosphorescent, des doigts jaune vif attrapant des lucioles dans les halos dorés... Amusé, il alla aussitôt chercher un autre vitrail et fit alors une grande découverte. Derrière une des verrières, il y avait un long miroir et Pierre, pour la première fois de sa vie, découvrit enfin son propre visage. À Tussignac, en effet, il n’y avait pas de glace, l’apparence humaine ne comptait pas, au contraire la laideur était considérée comme une grande vertu. Ensuite, lors de son voyage en compagnie des maçons, il n’avait pas non plus eu l’occasion de se contempler dans un miroir, personne n’avait envisagé d’en acheter un, aussi toute la troupe était barbue, faute de pouvoir se voir pour se raser. Pierre observa son image, fasciné, et se laissa absorber par son reflet. Il en oublia le basilic, les sculptures, les hommes, les femmes, les animaux, les siècles qui passaient. Il avait un nez de taille moyenne, une bouche ni trop fine ni trop épaisse, des oreilles joliment incurvées, des cheveux entre le noir et le blond, une barbe bien plantée. Et il était ravi de se voir si normal : il n’était pas beau, mais pas laid non plus, il était comme le reste des humains, et cela suffisait pour faire son enchantement. Aucun trait particulier ne venait rompre l’harmonie et la symétrie de son visage, ne trahissait son génie monstrueux, son étrangeté, son désordre intérieur. Il était fou de joie.
Il commença à faire des grimaces devant la glace et alla de surprise en surprise. En fronçant le sourcil et en prenant l’air ténébreux rejaillissait sa propre folie. S’il riait, alors il ressemblait à un bouffon, à un diablotin hilare, mais en singeant une mine grave et recueillie, il retrouvait un air de sainteté tout à fait convaincant. Nul doute, il avait devant lui toute la source d’inspiration dont il avait besoin pour ses statues. À quoi bon en effet remuer ciel et terre pour chercher des modèles lorsque tous les personnages qu’il taillait se trouvaient là, devant ses yeux émerveillés, dans son propre reflet, le fidèle miroir de son âme et de son esprit ? À cette dernière réflexion, il reçut tout à coup l’apparition du Christ. Bien sûr, le messie c’était lui-même, à moitié nu, le teint blanchâtre et le corps maigre, avec sa barbe dure, ses yeux fatigués, trait pour trait semblable aux autres hommes mais cependant, avec cette assurance, qui se lisait au fond des yeux, d’être un personnage exceptionnel, capable de sauver l’humanité entière de par son sacrifice. Oui, c’était bien lui, Jésus-Christ, le fils de l’Homme. Depuis qu’il était entré dans cet atelier, Pierre n’avait jamais osé encore sculpter le Messie, car il n’avait trouvé aucun personnage capable de lui servir de modèle. Il lâcha son bâton et se tint à cloche-pied, immobile, puis il ouvrit les bras en croix, pencha quelque peu la tête contre son épaule, et s’écria : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Puis il tomba à la renverse en s’esclaffant.
« Pourquoi dis-tu donc que je t’ai abandonné, mon fils ? répondit alors la voix d’Odilon à travers sa bâche, moi je suis là et je t’attends, c’est toi qui m’abandonnes. Tu te dissipes, tu ne fais que retarder notre affrontement, tu as peur de moi. Tu essaies de m’oublier, mais tu sais bien que je suis là... Viens ici si tu l’oses, et regarde-moi en face, je suis plus beau que toi. »
Pierre eut un frisson qui lui parcourut l’échine, et il aperçut sa peur dans le miroir. L’expression de son effroi avait quelque chose de monstrueux, d’inhumain. Il comprit alors que c’est la peur qui rend méchant, c’est elle qui transforme les hommes en monstres. Et il se dit alors que si le basilic était si laid, c’était qu’il avait peur lui aussi, une peur atroce, sans doute plus encore que lui-même. Pierre réfléchissait, et le miroir qui réfléchissait son image et sa pensée lui offrit tout à coup une idée lumineuse : il devait utiliser le miroir pour sculpter le basilic. De cette manière, il pourrait contempler son œuvre tout en la sculptant, sans avoir pour autant à croiser directement le regard du monstre. Après tout, pensait-il, ce stratagème avait déjà été utilisé dans les légendes, par le héros Persée au moment de terrasser la méduse.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il installa le miroir devant le monstre et retira la bâche à l’animal sans visage. Le basilic, inquiet, sifflait et questionnait le jeune homme. Comme il n’avait pas encore de regard, il ne savait pas ce qu’il se passait, mais il pressentait le pire et essayait de deviner pourquoi sa proie tout à coup avait tant d’assurance dans ses gestes. L'artiste fit la sourde oreille à tous les gémissements de la bête et se garda bien de répondre à ses provocations. Il s’empara de son marteau et de son burin, et sculpta la gueule du basilic en la regardant dans le miroir. Ce n’était pas chose aisée, c’était même beaucoup plus difficile que de sculpter à l’aveugle, car il s’agissait de tailler chaque élément à l’envers et d’inverser tous les gestes. Mais il n’y avait pas d’autre solution, aussi, peu à peu, il s’habitua aux nouvelles conditions de taille. Il essayait de se souvenir d’Odilon, de son visage, de ses expressions, mais le seul modèle que Pierre avait devant les yeux était son propre reflet et il était tellement captivé par sa propre image qu’il était absolument incapable de retranscrire un autre visage que le sien. Quand il se rendit compte qu’en réalité, il était en train de ciseler son propre portrait sur le corps du basilic, son expression d’insouciance qu’il avait jusqu’à lors et qu’il retranscrivait en même temps dans la pierre se transforma tout à coup. Ses traits se crispèrent, la peur s’empara de lui, qui déforma son visage. C’était donc contre lui-même qu'il devait lutter, contre le monstre qui était en lui, la pierre venait de dévoiler cette vérité, et la pierre ne ment jamais. Mais Pierre décida d’aller jusqu’au bout, de tailler son propre visage terrifié et terrifiant de monstre affolé, puis de le détruire enfin, sans trop savoir si dans cette tentative, il ne se donnerait pas lui-même la mort.
Pendant deux jours encore il sculpta sans interruption la gueule du monstre, et quand il eut fini, au matin du troisième jour, juste après la visite de Caron, il se leva, et avec des gestes lents, s’empara d’un burin long et pointu, de son marteau le plus lourd. Il regarda une dernière fois dans le miroir : il était là, debout dans la pénombre, l’air grave et résigné. Tapi à côté de lui, recroquevillé, craintif, se tenait le basilic : le monstre avait enfin le loisir de contempler sa propre laideur, et il était terrorisé par sa propre image. Il avait la même expression que celle d’une bête qu’on mène à l’abattoir. À présent, Pierre et la bête ne se ressemblaient plus du tout, au contraire elles étaient en tout point antagoniques, et cela décupla les forces du jeune homme. Il plaça sa pointe sur un des yeux du monstre, frappa de toutes ses forces avec son marteau sur le burin, et transperça l’orbite oculaire du monstre. Ensuite, tout alla très vite. Soudain, la terre se mit à trembler et un morceau du toit s’effondra sur les deux créatures. Pierre réussit à se dégager rapidement des décombres, mais la bête demeurait ensevelie. Le sculpteur, avant même de chercher à savoir s’il était lui-même blessé ou si le reste du toit allait s’écrouler, commença à retirer le plâtre et les tuiles du tas où était censé se trouver le basilic blessé. Mais il eut beau chercher, il ne le trouva pas. Il s’aperçut alors qu’un pan entier du mur de l’atelier s’était fissuré, et en conclut que pendant l’accident le monstre avait dû en profiter pour s’échapper par la crevasse, glisser son corps de reptile le long des berges boueuses, pour finir par plonger dans la Seine. Mais un autre bruit sourd provenant du toit arrêta net les spéculations du sculpteur, et celui-ci opta pour s’enfuir de l’atelier par la porte qu’il avait ciselée jadis. Pour la première fois depuis des millénaires, Pierre Toussaint se retrouva hors des murs de son atelier.
Il marcha aussi vite qu’il put en direction de la ville. Il devait à tout prix chercher du secours pour récupérer tous ses chefs-d’œuvre avant que le toit ne s’effondrât tout à fait et ne détruisît tout le travail effectué durant ces longues années. Cependant, étrangement, Pierre se sentait soulagé. Il songea qu’après tout, il avait réussi à sauver sa vie et qu’à présent, il ne s’agissait plus que de récupérer quelques morceaux de pierre inanimés... Il n’y avait donc pas mort d’homme, pas de quoi s’affoler, pensa-t-il, et il décida alors de ralentir son allure. Sans aucun doute, ce brusque changement d’attitude était dû à sa grande victoire contre la bête. Le basilic était parti, et le sculpteur retrouvait tout à coup la raison. Néanmoins le monstre n’était pas encore mort, tout au plus l’estropié avait-il réussi à l’éborgner et à le mettre en fuite, et le jeune homme garderait encore, malgré son bon sens retrouvé, une grande part de folie. Un bruit sourd derrière lui le fit sursauter : c’était le toit du chai qui venait enfin de s’effondrer tout entier. Pierre Toussaint se retourna et contempla de loin le désastre. Il haussa les épaules, dans un geste d’impuissance face au mauvais sort qui s’acharnait sur lui, puis il continua de marcher, libre et insouciant, jusqu’au bourg.
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