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L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille
Charivari : L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille  -  16. Les stigmates de la Passion
 Publié le 08/12/16  -  48766 caractères  -  9 lectures    Autres publications du même auteur

Sous l'égide d'Enguerrand, Pierre Toussaint retrouva aussitôt son statut de sculpteur. Cependant, comme cette fois-ci il refusait de s'infliger un travail harassant, il trouva un arrangement avec le nouveau maître d'œuvre : il s'engagea par contrat à ciseler en cinq ans les trois portails de la façade occidentale, celui du Jugement dernier, auquel il manquait toujours le visage du Christ, et ceux de la nativité et de la crucifixion, encore vierges, mais il refusa de prendre en charge l'atelier de sculpture. Avec le temps qu'il lui restait, il instruisait Enguerrand et tenait à jour sa correspondance privée ainsi que les différents registres du chantier. Il se rendait donc très fréquemment chez son ami, qui venait d'hériter de l'ancienne demeure de Gauthier Folbec, ce qui lui permettait de jouir encore, de temps à autre, de cette ambiance familiale qu'il prisait tant.


Quand il retourna sur le chantier, il vit, entassées sur le parvis de la cathédrale, les gargouilles que l'on venait de faire tomber des toits. Il en choisit une pour s'y tailler un nouveau pied. À la fin de l'ouvrage, il cisela en très léger relief le corps d'une de ces bêtes infernales. L'idée de piétiner le démon à chacune de ses allées et venues le mettait en joie, ce n'était plus une vulgaire prothèse qu'il avait au bout de la jambe, mais un trophée de chasse qu'il pouvait exhiber avec fierté, et qui lui rappelait sa condition d'ange exterminateur. Quelques jours plus tard, on fit descendre le dernier bloc : il s'agissait de la pierre qui lui avait sauvé la vie. Pierre s'approcha d'elle et l'enlaça de nouveau. En collant son oreille contre son flanc, il avait l'impression d'entendre un cœur qui battait, presque imperceptible, au creux de la pierre, à l'unisson du sien. À l'intérieur, prisonnier de la roche, se trouvait un être bénéfique. Pierre devait le libérer, en tout cas, c'est ce qu'il pensa sur le moment.


Il fit déplacer le morceau de calcaire jusqu'à son atelier. Sa première idée fut de sculpter un ange, pour remplacer celui du « bon conseil » qui siégeait à l'entrée de la cathédrale et pervertissait les habitants de la ville. Malheureusement, le bloc était trop petit pour y loger une silhouette de dimension humaine. À la rigueur, en pliant légèrement les genoux de l'ange et en courbant son dos, il tenait debout et Pierre pouvait même dégager un espace pour ciseler des ailes, mais dans ce cas, le sculpteur ne savait pas où placer les bras : soit il les collait le long du corps et lui donnait l'allure d'un sot, soit il profitait de l'évasement d'une des deux extrémités du bloc pour caser un des deux bras par-dessus la tête, dans un mouvement improbable. Il n'y avait pas d'autres solutions, et Pierre après trois jours passés à modeler des brouillons dans l'argile se rendit compte que de nouveau, il se sentait aigre et de méchante humeur. Il fit alors transporter la pierre dans les caves du logis de son ami Enguerrand et décida d'oublier un temps cette création. Il s'agissait de ciseler un ange d'amour capable d'apaiser les souffrances et de toucher les cœurs, il ne pouvait pas l'enfanter dans la colère ou la folie. Et puis de toutes manières, le sculpteur ignorait tout de l'amour et des hommes, ces créatures faites à l'image de Dieu. S'il voulait vraiment les sauver il devait d'abord apprendre à les connaître.


Il chercha donc à côtoyer les humains et commença par celui qui l’avait sauvé, au péril de sa vie, sans même le connaître. Pierre se demandait comment un homme pouvait être capable de commettre un tel acte héroïque, et l’instant suivant, d'assassiner un autre être humain. Le maçon s’appelait Jacques Baptiste, mais sur le chantier on disait simplement « le horzin » ou « le forain » pour ceux qui ne parlaient pas les dialectes d'oïl, ce qui était pour le moins étonnant, car il était un des rares ouvriers nés à Sistreville. Il avait tout juste vingt ans, soit une dizaine de moins que Pierre, qui n’était plus un jeune homme depuis longtemps. Il était de forte carrure mais néanmoins svelte et élancé, les cheveux roux aux reflets dorés, avec un duvet mal réparti sur ses joues qui lui tenait lieu de barbe, le teint très pâle, mais toutefois peu semblable à celui des Vikings dont descendaient certains habitants de Sistreville, plutôt un blanc terne, tirant sur le gris, comme le marbre ou l'albâtre. Il avait les traits secs et un aspect réfléchi qui contrastaient avec son visage enfantin et ses grands yeux bleus candides. Mais ce regard, parfois, se faisait ombrageux, et laissait deviner une nature impulsive, un tempérament acariâtre. Il se tenait toujours à l’écart du reste des ouvriers, et Pierre se demandait s’il s’agissait là d’un ostracisme volontaire ou forcé, de même qu’il se demandait si le caractère du garçon était la cause ou bien la conséquence de ce rejet. Sur le chantier, il entendit un jour deux ouvriers raconter que Jacques avait les pieds fourchus et une queue par derrière, comme les diables, alors que son autre queue, celle de devant, avait été coupée par le démon lors d’un sabbat. Pierre ne comprenait pas d’où pouvaient provenir de telles affabulations, et quelles vilenies pouvaient bien avoir commis le jeune homme pour être haï à ce point. Mais en dépit du qu’en-dira-t-on, il n’hésita pas à fréquenter cet ouvrier, et les deux hommes devinrent vite les meilleurs amis du monde. Le garçon était avare en confidences, mais comme Pierre non plus n’était pas très prodigue à l’heure de dévoiler son intimité, leur entente était parfaite et leur relation n’était pas pour autant superficielle : il s’agissait tout simplement de pudeur et de respect mutuel.


Jacques Baptiste parlait beaucoup et parlait bien, contrairement à Pierre qui se perdait facilement dans ses explications. Le maçon disait ne pas croire en la charité humaine, il affirmait au contraire que la majorité des hommes étaient mauvais, mis à part une toute petite poignée d’êtres bons et vertueux. Selon lui, Pierre faisait partie de ce groupe, preuve en était son acte héroïque pour sauver les enfants du chantier. Jacques avait aussitôt compris, en voyant le sculpteur accroché au bout de son arc-boutant, les raisons de ce geste, et avait décidé de lui porter secours parce qu'il s'agissait d'un homme courageux et généreux. Autrement, le jeune homme assurait qu'il l’aurait laissé mourir sans le moindre doute ni remords, car les hommes en général ne méritaient pas d'être sauvés. Pour corroborer ses dires, il se référait à la Bible : Dieu avait, en de nombreuses occasions, regretté d’avoir créé les humains, c’était certes un Dieu d’amour, mais il s’avérait sans pitié pour les humains fautifs, d’ailleurs il n’hésitait pas à déclencher sa colère et s’acharner sur des populations entières. L’ouvrier citait le Déluge, les Dix Plaies d’Égypte, ou encore Sodome et Gomorrhe, détruites par une pluie de soufre et de feu. Chaque fois, seul un tout petit nombre de Justes avait empêché Dieu d’anéantir l’humanité entière. Pierre alors rétorquait qu’il fallait toujours pardonner à son prochain, que le Christ avait appris à tendre l’autre joue aux violents, mais le jeune homme haussait aussitôt les épaules, irrité, et répondait que lui préférait s’en tenir à la vieille loi, « œil pour œil et dent pour dent », qui peut-être semblait moins généreuse mais avait le mérite d’être à la fois juste et applicable dans la réalité du monde. De toutes façons, soulignait le maçon, force était de constater que la société chrétienne était bien incapable de mettre en pratique ses propres préceptes. Pierre se taisait alors, car le jeune homme avait raison.


Bien que Pierre ne cherchât jamais à questionner son nouvel ami, il y avait chez lui des choses surprenantes qui commençaient à l’intriguer fort. Par exemple, son niveau d’instruction, très inhabituel pour un maçon, et tout particulièrement sa grande culture en matière religieuse, qui connaissait cependant de grandes lacunes : Pierre en différentes occasions se rendit compte que l'ouvrier ne connaissait que de manière très superficielle les évangiles, et ignorait totalement le latin. Par ailleurs, Jacques réagissait de manière évasive lorsque le sculpteur essayait de parler de son art. Le jeune homme disait admirer spécialement la grande rosace sur la façade occidentale, mais il évitait de donner son avis sur le tympan du Jugement dernier, que pourtant tout le monde sans exception considérait comme une pure merveille. Il ne fit en tout et pour tout qu’un seul commentaire, pour avouer qu’il n’appréciait pas beaucoup ce genre d’œuvres, et refusa par la suite d’expliciter plus son opinion.


Un jour cependant Pierre put percer le secret du jeune homme. C’était un après-midi d’été. Le sculpteur se promenait dans le cœur de la cité, lorsqu’il vit son nouvel ami, dissimulé derrière l’étal d’un commerçant, à l’angle de la rue aux juifs et de la rue des Bonnetiers, qui regardait fixement la porte fermée d’un bâtiment accolé à la synagogue. Manifestement il attendait quelqu’un. Pierre, naïvement, alla saluer son nouvel ami et ce dernier parut visiblement dérangé par cette rencontre inopportune. Jacques lui fit signe de s’accroupir à ses côtés, et lui murmura :


– Maintenant que tu es là, tant pis pour mon secret. Écoute-moi, peux-tu me rendre un service ?

– Bien entendu, répondit aussitôt Pierre, intrigué.

– Bien. Tu vois cette porte ?

– Oui. Mais dis-moi, quel est ce bâtiment ? C’est la synagogue ?

– Non. C’est un mikvé, le bain rituel du culte juif. Celle-ci, c’est la porte des femmes, et il y en a une autre qui mène au bain des hommes. Écoute-moi bien, dans un instant, plusieurs femmes vont sortir par cette porte. Dans ce groupe il y en aura une, que je te désignerai du doigt. Elle s’appelle Judith. Bouscule-la en passant et tombe devant elle de manière à ce qu’elle soit obligée de ramasser ta canne et t’aider à te relever. Alors tu en profiteras pour lui glisser à l’oreille que je serai sous son balcon cette nuit, et qu’elle laisse sa fenêtre entrouverte... Tu as bien compris ?


Pierre se mit aussitôt à rire, et ajouta :


– Ainsi-donc, tout ce mystère c’était une vulgaire histoire de fesses ! J’espère qu’elle est jolie ta douce, et que son mari n’est pas aussi costaud que toi ! Ne t’inquiète pas, l’ami, j’arrangerai ton affaire.

– La voilà, c’est elle, dit alors Jacques en la montrant du doigt. Je te laisse... Sois discret surtout.


Pierre se retrouva seul, et fonça tête baissée dans la flopée de robes qui s’engouffraient dans la rue. Comme le lui avait demandé son ami, il cogna contre la femme et se retrouva de suite allongé dans la boue, les quatre fers en l’air. Judith s’agenouilla pour le relever et Pierre fut soudain envahi par une émotion intense jusqu’à lors inconnue. Avant de même de contempler le visage de la créature, il demeura envoûté par son odeur légère. Elle sortait du bain, des flots d’huile parfumée et d’onguents aromatiques embaumaient la rue crasseuse. Elle approcha son visage tout près de celui du sculpteur, qui demeura fasciné. Elle n’était pas spécialement belle, mais elle n’était pas laide non plus, loin de là, elle avait un visage rond et gracile, des taches de rousseur éparpillées joliment sur ses joues mates et potelées, des lèvres d’un rouge presque indécent. Mais plutôt que sa beauté physique, ce fut surtout la fraîcheur sans égal de ses traits qui l'envoûta. C’était comme si son parfum pouvait aussi être senti par les yeux, et Pierre, en frôlant son corps comme il s’appuyait sur elle pour se relever, constata que ces effluves pouvaient aussi être palpées avec les doigts. Il la regarda droit dans les yeux, ils étaient petits, noirs et pétillants d’intelligence, mais cependant de son regard émanait une tristesse infinie. Il fut vivement touché par cette gravité, tout à fait révoltante sur ce visage où tout était subtil et léger. Le pauvre estropié balbutia les mots que lui avait dictés son ami et la femme se mit alors à rire, en chassant d’un coup le chagrin de ses traits. Il adora ce rire, et en même temps le détesta, car il ne lui était pas adressé, mais à Jacques Baptiste, qui devenait tout d’un coup son rival... À peine Pierre était-t-il tombé amoureux qu’il était déjà jaloux. Il voulut ajouter quelque chose mais les mots demeuraient coincés au fond de sa gorge, et il s’en fut alors boiter ailleurs, le cœur battant et l’esprit confus.


De retour sur le chantier, Jacques lui demanda comment s’était passée la rencontre avec Judith et Pierre répondit d’un ton sec que la fille acceptait le rendez-vous, puis il évita toute autre conversation et partit s’enfermer dans son atelier. Là, il se mit sans plus attendre à modeler le portrait de Judith, afin de la connaître intimement et de la mettre à nu. Il la courtiserait, c’était décidé, en dépit de Jacques Baptiste, et à cette fin il utiliserait son grand pouvoir, celui de posséder les personnes en les saisissant dans l’argile. C’était là sa seule arme pour séduire une femme, pensait-il, car c’était chose impossible dans la vie réelle, il n’était guère en effet qu’un pauvre infirme, inconsistant et maladif. Il réaliserait donc le plus beau portrait qu’il eût jamais effectué, puis une fois le chef-d’œuvre achevé, il ferait en sorte de le montrer à Judith. Elle ne pourrait pas résister à cette œuvre vraie et sincère, et en contemplant ce regard d’amour et de compréhension porté sur elle, elle demeurerait subjuguée à son tour, elle abandonnerait aussitôt son époux, Jacques, le monde entier, pour tomber éperdue dans les bras du sculpteur.

Cependant Pierre ne parvint pas à modeler le visage de cette femme. Il était incapable de retranscrire son charme volatile. Tout était dans la flamme qui scintillait dans ses yeux, mais les yeux d’argile demeurent à jamais ternes et terreux. Tout était dans son pas léger, dans son expression changeante, dans sa voix qui s’envolait en riant, dans son parfum, et Pierre s’acharna de longues heures en luttant contre l’impossible défi de sculpter tout à la fois les odeurs, les sons, la lumière et le mouvement. D’autres détails du visage, qui appartenaient pourtant bel et bien au monde visuel et tactile, lui échappaient aussi : par exemple, il n’arrivait pas à représenter les taches de rousseur qui rendaient le visage de la fille espiègle et ingénu, il n’obtenait pour résultat que d’horribles plaques semblables à celles des galeux ou des ladres, ou bien des trous qui perforaient ses joues comme la vérole sur une vulgaire catin. Pierre se rendit compte qu’au fil des heures il oubliait peu à peu les traits de Judith, et toutes les filles dont il avait auparavant rêvé se retrouvaient mêlées dans ce portrait. Sans doute n’aimait-il pas encore assez cette femme, pensait-il, il n’aimait encore pour l’instant que l’idée d'une femme à aimer. Il ne connaissait rien d’elle, et le peu qu’il savait ne coïncidait pas avec celle qu’il avait vue. Elle était juive mais il n’y avait pourtant sur son visage aucune trace de l’infamie que l’on attribuait habituellement au peuple déicide. Elle n’avait ni le lobe des oreilles allongé, ni les lèvres pendantes, ni le nez crochu, le front proéminent ou les yeux globuleux, d’ailleurs, à bien y réfléchir, aucun habitant de la rue aux juifs ne semblait correspondre à cette description. Et puis Judith était aussi en principe l’amante de son ami, mais il n’y avait aucune lubricité en elle, elle était pure et chaste, Pierre en était convaincu. Il se dit alors qu’au fond il connaissait fort peu les femmes. Juives ou chrétiennes, riches ou pauvres, qu’importait, les jeunes filles étaient confinées dans les maisons où elles demeuraient enfermées sous la tutelle de leurs pères, avant de changer de maître et de demeure, lorsqu’on les mariait. Comment pouvait-on les connaître dans ces conditions ? Les seules femmes que l’on pouvait aborder s’ouvraient à tous les hommes à la fois. Pierre se dit qu’il devait revoir Judith, à tout prix, afin de pouvoir modeler son visage. Cet échec ne faisait qu’augmenter son désir.


Il arrêta son ouvrage lorsque Jacques Baptiste entra dans son atelier et le sculpteur n’eut pas le temps de bâcher le portrait de la fille. De toutes manières ce n’était pas la peine, car elle était méconnaissable. Pierre adressa un œil noir à son ancien ami et nouveau rival, et d’une voix distante, lui demanda si la nuit avait été douce en compagnie de son amante. Jacques, l’air plus triste que d’habitude, fit un signe négatif de la tête, marqua un silence, puis soupira :


« Ah, Pierre Toussaint, je dois t’avouer quelque chose. Judith n’est pas ma douce amie... C’est ma sœur ! »


Pierre tenta de dissimuler sa joie en apprenant la nouvelle. Le jeune homme lui confessa alors son grand secret. Son vrai nom était Jacob, il était juif. S’il se faisait appeler maintenant Jacques Baptiste, c’était parce qu’il s’était converti au christianisme. Sa famille provenait de Dreux, sur le domaine des rois de France, mais elle avait dû s’exiler en Normandie, comme de nombreuses autres familles, lorsque Philippe Auguste avait ordonné l’expulsion des juifs de son royaume, il y avait maintenant une trentaine d’années. Jacob était donc né à Sistreville. Dans sa famille, tous étaient maçons de père en fils, mais depuis que la Normandie était devenue française, le sort des populations juives s’était considérablement dégradé, et on fit vite comprendre au père de Jacob qu’il ne pouvait plus exercer son métier : il devint alors usurier, une des seules professions qu’on lui laissait encore exercer, car les chrétiens considéraient infâme le commerce de l’argent. Jacob, quant à lui, était alors le plus brillant élève de la modeste école judaïque de Sistreville, et s’apprêtait à partir étudier le Talmud dans la prestigieuse « Yeshivah » de Rouen – lui l’appelait « Rodom ». Mais, dans le feu de son adolescence, il avait refusé cet énième outrage. Il s’était violemment insurgé contre son père, contre sa communauté, et affirma qu’il avait honte d’être juif, ce peuple qui obéissait servilement à la loi des chrétiens, qu’il serait maçon, comme son père et son grand-père, et que personne ne l’empêcherait de le devenir. Aussi, il avait commis l’irréparable, il s’était converti au culte nouveau, et le tribunal de sa communauté prononça contre lui une « Herem », une sentence d’excommunication. Il ne pouvait plus voir sa famille ni ses amis, mais maintenait encore une relation secrète avec sa sœur aînée, Judith. Il se sentait seul, abandonné de tous, renié par les juifs parce qu’il était chrétien et repoussé par les chrétiens parce qu’il était juif.


« Tu comprends maintenant pourquoi je hausse les épaules chaque fois qu’un chrétien affirme qu’il faut tendre l’autre joue, ou me parle des martyrs de la foi – déclara-t-il en guise de conclusion. Moi, les seuls martyrs que je connaisse sont les juifs, qui préfèrent endurer tous les sévices plutôt que de renier Dieu. Et tu sais, Pierre, je ne saurais te dire si le sacrifice est un acte de courage ou de lâcheté. Si mon peuple accepte de nouveau la servitude comme aux temps de Pharaon, c’est surtout parce qu’il a peur de devoir de nouveau traverser le désert. Moi, je suis un traître, je suis un renégat, c’est vrai, mais au moins je suis libre. Et je ne crois pas aux martyrs, je préfère les hommes qui meurent en combattant. »


Pierre écoutait gravement. « Et Judith ?... » s’empressa-t-il alors de demander. Jacques – ou Jacob – s’étonna de cette question, mais finalement, il fit un grand sourire, soulagé de constater que son ami avait accepté cette terrible révélation sur ses origines sans aucune autre forme de discussion, et préférait s’intéresser à lui en tant que personne, en lui demandant des nouvelles d’un être cher. Bien entendu, le convers ignorait les véritables raisons, beaucoup plus égoïstes il est vrai, qui poussaient le sculpteur à poser cette question :


– Judith... Elle a maintenant vingt-cinq ans, elle est veuve d’un premier mariage sans amour ni enfant, et elle va bientôt être mariée au rabbin de notre communauté. C’est un grand honneur pour ma famille, mais ce rabbin est vieux, et c’est un être sévère et colérique. Ma sœur ne cesse de pleurer depuis des semaines.

– Pourquoi ne viendrait-elle pas vivre à tes côtés ? demanda alors Pierre, sans réfléchir.

– Ce n’est pas si facile, répondit aussitôt Jacques. Où habiterait-elle ? Dans les baraquements des maçons ? Avoue que ce n’est pas une place pour une femme décente.

– Je comprends, répondit Pierre, laconique.


Les jours passèrent, et Pierre languissait de ne pas voir Judith. Il décida donc de l’épier de loin, dissimulé dans l’ombre d’un porche de la rue aux juifs. Mais il dut s’être mal caché, car la femme le vit, accourut vers lui en souriant, et, à voix basse, s’empressa de demander des nouvelles de son frère. Le sculpteur, n’osant avouer les vraies raisons de sa présence, répondit alors que Jacques viendrait lui rendre visite le soir même sous son balcon.


« Non, chuchota-t-elle alors. C’est trop risqué. C’est moi qui viendrai. Je peux m’échapper pendant la nuit. Dis-lui de m’attendre sur le parvis la cathédrale. » Et elle repartit comme elle était venue.


Dès le crépuscule, Pierre attendit Judith, anxieux. Il tremblait à l’idée que Jacques pût les surprendre et plus encore à celle de se retrouver seul à seul avec cette femme. Bientôt, il vit l’ombre fraîche de Judith se profiler dans la nuit. Il s’élança vers elle et elle prit peur, avant de reconnaître enfin l’estropié. Il l’invita à le suivre jusqu’à son atelier, qu’il avait rangé avec soin pendant toute l’après-midi. Il avait en particulier modelé dans l’argile un petit chérubin joufflu qu’il avait disposé en un lieu stratégique de son atelier, afin que la fille le vît. Mais malheureusement, il n’avait toujours pas pu faire le portrait de Judith. De toutes manières la fille ne regarda pas la statuette de l’angelot, elle demanda aussitôt en entrant où se trouvait son frère. Pierre, embarrassé, répondit qu’on avait appelé Jacques Baptiste pour inspecter les carrières dans l’après-midi, et Judith parut croire à cette explication ridicule. Ensuite, Pierre essaya de lancer la conversation, mais il n’y parvint pas, aussi, la femme déclara qu’elle allait rentrer chez elle.


« Attendez... je vous en prie », dit-il alors d’une voix sourde. Elle se retourna. Il voulut déclarer sa flamme, mais il n’osa pas. Au lieu de cela, il se mit à parler de Jacques. Il essaya de raconter l’anecdote des gargouilles, mais s’empêtra dans les détails de son histoire, car il ne voulait pas évoquer le meurtre de Gauthier. Aussi, en guise de conclusion, il dit d’une voix navrée :


« Excusez-moi, je suis un piètre conteur. Je n’ai pas l’habitude de parler. Je voulais juste vous dire que Jacob m’a sauvé la vie, et qu’il est pour moi comme un frère. C’est un homme courageux, ce n’est pas un traître, vous savez, et même s’il affirme détester l’humanité entière, c’est la personne la plus humaine que je connaisse. »


Il obtint d’elle un sourire qui le toucha en plein cœur.


« Ne vous inquiétez pas. Moi non plus, je n’aime pas beaucoup parler », déclara-t-elle à son tour, et elle s’assit sur un tabouret. Pierre savourait cette victoire, puisque cela signifiait qu’elle allait rester encore un peu. Il reprit, avec un peu plus d’assurance :


– Vous avez raison. Les paroles sont rarement nécessaires... Vous savez par exemple que vos yeux parlent pour vous ?

– C’est vrai ? demanda la jeune femme. Et que disent-ils ?

– Que vous avez pleuré. Et que vous avez de bonnes raisons pour pleurer, car vous êtes habituellement une personne joyeuse. C’est votre sourire qui me le dit. Il contredit vos yeux.

– Mon sourire vous parle aussi ?

– Non, répondit Pierre. Il ne parle pas... Il chante.


La fille était un peu gênée, mais visiblement flattée par ce compliment. Elle détourna les yeux et fixa, inconsciemment, le pied factice du sculpteur. Celui-ci s’en rendit compte, et comme il se sentait tout à coup étrangement calme et détendu, il dit alors, pour rompre le silence :


– Quant à moi, j’imagine que ce pied de pierre en dit plus long sur moi que toutes mes paroles.


Judith, troublée, bafouilla une excuse.


– Ne vous inquiétez pas, répondit Pierre, cela ne m’a pas dérangé. Au contraire, vous avez contemplé mon pied sans même vous en rendre compte, et il n’y avait ni pitié ni dégoût dans vos yeux. Je vous en suis très reconnaissant.


Elle dévisagea Pierre qui venait de parler d’un ton suave, et ce dernier timidement baissa la tête pour éviter de croiser le regard de Judith. Puis, après une longue hésitation, il déclara :


– Vous voyez, souvent, les mots sont inutiles quand on sait observer. Mais il ne faut pas non plus se taire. Et on peut se taire aussi en parlant beaucoup. L’important, c’est de dire ce qui doit être dit.


La fille le regardait attentivement. Elle demanda enfin :


– Dites-moi... Vous, qui êtes l’ami de mon frère mais que je ne connais pas... Qu’avez-vous donc de si important à me dire ?

– Cessez de pleurer. Vous ne pourrez pas supporter de pleurer autant. Votre cœur risque de gonfler comme une éponge et vous allez mourir asphyxiée.

– Je dois donc m’enfuir ? C’est ce que vous croyez ? C’est ce que pense aussi mon frère ?

– Je ne sais pas. Jacob a fait ce choix, pour lui-même. Mais il ne choisira pas pour vous. Personne ne doit choisir à votre place, jamais. Vous m’entendez ? C’est cela qui est vraiment important, mais vous le savez bien vous-même, vos yeux le disent aussi.


Judith parut soudain nerveuse. Tout à coup, elle se leva de son tabouret et s’empressa de sortir. Pierre voulut la retenir, demanda s’il l’avait froissée, elle répondit « non » de la tête, et juste avant de plonger de nouveau dans la nuit, elle soupira « merci » à l’oreille du sculpteur.


Il ne put dormir de la nuit. Il tenta fébrile de recommencer le portrait de la jeune femme, mais il y avait de nouvelles expressions, de nouveaux sentiments, une multitude de détails et de nuances à modeler et il n’y parvint pas. Il lui aurait fallu plus de mille statues pour y graver tout ce qu’elle était. Il se remémorait leur conversation, essayait de deviner ce que Judith faisait et pensait à présent. Le lendemain, il voulut parler à Jacques Baptiste, lui avouer son mensonge, mais quelque chose le retenait. Il savait pourtant que son ami se rendrait compte de la supercherie dès qu’il retrouverait sa sœur lors de leur prochaine rencontre secrète, mais il pensait aussi que c’était trop tôt pour dire la vérité, qu’avant cela, pour mieux être pardonné, il devait d’abord se faire aimer de Judith. Il avait réussi à susciter l’intérêt de cette femme, il l’avait troublée, il le savait, et n’en revenait toujours pas. Mais maintenant devait venir la déclaration de son amour et il était désespéré. Il se savait bien incapable de trouver les mots justes et sincères, sa timidité maladive l’empêcherait de parler et il se couvrirait de ridicule, rien n’était plus certain. Pierre n’avait jamais réussi à communiquer son émoi aux humains, il n’y avait guère qu’à travers son art qu’il pouvait y parvenir. Aussi, il pensa qu’il devait déclarer son amour à travers une statue. Et, comme il ne parvenait pas à modeler le portrait de Judith, il ferait alors le sien propre et ainsi la jeune femme pourrait lire sur la sculpture tout ce que son visage inexpressif et ses mots balbutiants ne pouvaient transmettre.


Il alla trouver le maître verrier et fit installer le jour même dans son atelier plusieurs miroirs, afin de se voir sous toutes les perspectives en façonnant son propre visage. Il se contempla, et, pour la première fois depuis des années, il n’eut aucun mal à trouver dans son reflet l’attitude du Christ en majesté qu’il devait sculpter sur le tympan du Jugement dernier. Il y avait en effet de nombreuses similitudes entre lui et le Messie : lui aussi avait mené un long combat contre les ténèbres, contre des monstres sans nom et en était sorti victorieux. Il avait accepté toutes les servitudes, celle du vin, celle de l’emprisonnement, celle de la folie, pour mieux sauver et transcender les hommes, et enfin l’Amour l’avait ressuscité... Il modela la sculpture en quelques heures seulement, et tomba en admiration devant sa propre image. C’était un visage noble et radieux, d’où émanait l’expression d’un amour sincère, un amour humain, certes, mais cependant si pur, si intense, qu’il était capable de triompher du mal, de la nuit, de la douleur et du doute. Les fidèles en contemplant ce visage sur le porche d’entrée de la cathédrale se prosterneraient, bouleversés par cette figure édifiante et rédemptrice. Quant à Judith, elle n’aurait plus peur en voyant ce visage aimant, consolateur et protecteur, qui apaiserait son cœur tourmenté et la convaincrait de la toute-puissance de l’Amour. C’était sans nul conteste la plus belle statue qu’il avait jamais façonnée et il ne se lassait pas de la contempler.


Il ne s’agissait donc plus que de montrer la statue à Judith. Pierre bouillait d’impatience, il ne pouvait pas attendre un instant de plus, aussi, il décida d’aller lui rendre visite au beau milieu de la nuit. Il se tint sous son balcon et lança des cailloux contre sa fenêtre, jusqu’à ce que la belle enfin apparût à travers les volets. Elle scruta la nuit de ses yeux noirs, et vit la silhouette de Pierre Toussaint. Ce dernier distingua une ombre sur le visage de Judith, qui devait être un sourire. Elle murmura :


– Montez, mais de grâce, soyez discret.

– Je ne peux pas, vous savez bien que je suis infirme.

– Attendez-moi alors, je vais descendre.


Elle enjamba le parapet du balcon et sauta, sans aucune hésitation. Pierre loua son agilité, et Judith se mit à rire, en assurant que ce n'était pas la première fois qu'elle fuguait ainsi de la maison de son père. Ils s’assirent ensuite sous un porche en face de la maison. Il y faisait si sombre que Pierre ne voyait de Judith que deux petites lumières jaillies de ses iris, comme des lucioles fascinantes qui dansaient dans la nuit.


« Ce n’est pas mon frère qui veut me voir, n’est-ce-pas ? » susurra-t-elle alors, avec un ton aussi doux qu’une caresse. Pierre ne sut que répondre et baissa les yeux, ce qui ne servait strictement à rien dans la nuit noire. Comme il ne daignait pas prononcer un seul mot, Judith continua :


– Vous savez, Pierre, que mon frère m’avait déjà parlé de vous ? Il m’a dit que vous êtes le seul chrétien qu’il connaisse qui en vaille la peine. Il m’a dit que vous croyez que les hommes sont bons et qu’il faut toujours pardonner.

– Oui, je le crois. Mon Dieu est un Dieu d’Amour.

– Et il n’y a qu’un seul Dieu... Votre Dieu c’est le mien aussi, et celui de tout le monde, des juifs, des musulmans et des chrétiens. Vous savez que nous, les juifs, nous avons une grande fête du pardon ?

– Non, je l’ignorais.

– Un jour par an. Mais moi, je n’attendrai pas ce jour-là pour vous pardonner de m’avoir menti hier soir, au sujet de ce faux rendez-vous avec mon frère. Bien au contraire. Vous savez, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, et vous avez raison, je ne veux plus jamais pleurer.


Mais ses yeux contredisaient ses paroles. Pierre vit les petites lumières en face de lui, qui scintillaient intensément en se mouillant de larmes. Il voulut dire quelque chose, mais il était trop ému pour prononcer le moindre mot. Alors il chercha à tâtons la main de la fille et la serra dans la sienne. Elle poursuivit, après un long silence, avec une voix tremblante :


– Je ne veux plus pleurer. Et je sais que si j’épouse ce rabbin, je pleurerai pendant de longues années. Mais si je m’enfuis... Si je m’enfuis... Qui sait ce qui m’attend ? Qui sait combien de larmes je verserai alors ?

– J'ai un bon ami, nommé Fifrelin, qui peut vous engager comme servante chez lui. C'est le maître d'œuvre de la cathédrale, il est riche, vous savez. Si vous voulez, je peux lui parler de vous.

– Vous êtes si bon... Mais pourquoi feriez-vous cela pour moi ?


Les lumières rivées sur Pierre brillaient avec insistance. Il voulait parler, maintenant, mais il ne pouvait pas. Alors, d’un mouvement brusque qui brisa d’un coup la magie de l’instant, il se releva, et déclara :


« Venez avec moi, Judith, je veux vous montrer quelque chose. »


Ils s’en furent dans les rues de Sistreville, dans la nuit la plus complète et sans autre bruit que le raclement du pied de Pierre sur la terre battue et les coups de sa canne contre le sol. Ils arrivèrent bientôt jusqu’à l’atelier du sculpteur. L’estropié fit signe à Judith d’attendre un petit instant devant la porte, et entra seul dans son atelier. Il alluma une dizaine de cierges pour éclairer le visage du Christ, qui reposait sur la table de travail au milieu de la pièce. La sculpture était reflétée par quatre miroirs qui permettaient de contempler le visage à la fois de face, de trois quarts et de profil. Les reflets répondaient les uns aux autres, tant et si bien qu’il semblait que le Christ avait un nombre infini d’yeux et de visages ; quiconque se trouvait en face de lui se retrouvait cerné sans pouvoir échapper à son regard amoureux. Le sculpteur, satisfait, s’en fut alors ouvrir la porte à son invitée. Mais aussitôt entrée dans l’atelier, Judith poussa un cri d’horreur, et s’exclama :


« Quelle infamie ! Mais vous êtes un monstre ! Un monstre d’orgueil ! Vous êtes fou, complètement fou ! »


Elle s’en fut en courant dans la nuit. Pierre demeura consterné. Puis, de rage, il frappa à grands coups avec son bâton sur la statue, sur les miroirs, et enfin, il se recroquevilla par terre en pleurnichant.


Il demeura prostré ainsi toute la nuit et ne se releva qu'au matin. Il fit les cent pas sur le chantier pour chercher Jacques Baptiste et lui raconter une fois pour toute sa mésaventure. Mais le maçon était parti à l'aube inspecter de nouvelles carrières à une lieue de Sistreville. Finalement, il rencontra Enguerrand :


– Holà, le Beau Pied ! Tu n’as pas bonne mine. Tu es malade ?


Pierre haussa les épaules en guise de réponse. Le maître d'œuvre continua :


– Je voulais justement te voir. Je viens de recevoir une missive de l'évêque. Il m'attend à Rouen. Je vais devoir lui faire un compte-rendu détaillé des travaux, et dans sa lettre, il me parle expressément du porche de la façade occidentale. Quelqu'un a dû lui souffler que tu n'avais rien sculpté encore depuis ton rétablissement, il y a trois mois. Alors moi, je veux bien lui mentir un peu, lui dire que tu es encore souffrant, mais je crois que le mieux serait que tu te mettes sérieusement au travail, mon garçon !

– Tu as raison, répondit le sculpteur d’une voix lasse, je vais me mettre aujourd’hui même à sculpter le tympan de la crucifixion.

– Ah... Très bien... Je pensais que tu allais d’abord finir celui du Jugement dernier, mais c’est comme tu veux. Pour la scène du Christ en croix, l’évêque Gérard m’a décrit son idée dans sa lettre. Voilà : il s’agit de montrer que les juifs sont coupables de la mort de Jésus. Il veut que tu représentes les bourreaux du Christ avec tous les attributs des juifs. Tu sais, le nez, les oreilles, un bonnet pointu, enfin, tout ce que tu veux pourvu qu’on comprenne le message. D'accord, le Beau pied ?


Le sculpteur regarda le maître d'œuvre avec un œil noir, mais ne répondit rien. Ce n’était pas la faute d'Enguerrand. L'évêque demandait de représenter le messie martyrisé par des juifs, mais pourtant, pour Pierre, c’était plutôt l’inverse : le Christ était juif, descendant de David, et c’étaient les légionnaires romains qui l’avaient crucifié. Il faillit bien renoncer à sculpter cette scène dans ces conditions, pour se consacrer à l’autre tympan qu’il devait sculpter, celui de la Nativité, mais il sentait quelque chose au fond de lui qui le poussait à ciseler maintenant Jésus sur la croix. Finalement, il pensa que la chose était simple, qu’il suffisait de désobéir au prélat, si l'œuvre était belle, il serait facilement pardonné. Sur ces pensées, il demanda à son ami si le charpentier pouvait préparer dans la matinée un échafaudage pour pouvoir ciseler le portail.


« Tu ne veux pas faire d’étude préalable sur l’argile ? » demanda Enguerrand, étonné, et le sculpteur répondit négativement.


« Soit. Tu pourras commencer dès cet après-midi, dans ce cas. Moi je m'en vais, je serai là dans une semaine, si tout va bien. J'ai hâte de voir ce que tu auras fait pendant ce temps ! »


En préparant ses outils dans son atelier, Pierre concentrait son esprit pour penser exclusivement à sa prochaine œuvre. Il essayait d’oublier son chagrin, mais il n’y parvenait pas. Oui, sans doute, Judith avait raison, le visage du Christ triomphant qu'il avait modelé dénotait un orgueil démesuré, cette femme avait su voir ce qu’il était en réalité : un monstre, un vaniteux, un dément. Cependant, dans les reflets que lui renvoyaient les fragments brisés des miroirs éparpillés sur le sol de son atelier, il apercevait à présent un tout autre visage, pareil à celui du Christ sur la croix, plus humain que jamais et qui mourait d'amour. Il avait perdu Judith pour toujours, elle était partie en l'accusant d'infamie. Il n'y avait plus aucun d'espoir de la conquérir. À moins que... S'il réalisait un nouveau portrait, pour y retranscrire sa repentance, sa souffrance, alors peut-être s'apitoierait-elle de lui. Pierre n'avait jamais éprouvé de sentiment si pur, si ardent, et il avait un tel désir de montrer son affliction, une telle rage de faire vivre la pierre qu'il savait déjà que son Christ en croix serait son grand chef-d'œuvre, une statue si émotive qu'elle toucherait les hommes jusqu'aux tréfonds de l'âme. Judith était charitable et sensible, plus que tout être au monde, Pierre savait pertinemment qu'avec une telle sculpture il parviendrait à la troubler, à l'abasourdir, à la désemparer. Bien sûr, elle pourrait, comme la dernière fois, s'enfuir terrorisée, mais tôt ou tard elle finirait par succomber devant l'image même de l'amour meurtri. Et, si d'aventure, ce n'était pas le cas, Pierre préférait encore être haï qu'oublié.


À la fin de la matinée, n'en pouvant plus d'attendre, il alla voir l’échafaudage qu’on lui avait préparé. Il s’agissait d’une grande croix de bois, appuyée sur deux autres plus petites. Le charpentier expliqua qu’il n’avait pas encore fini, qu’il manquait encore un étage supérieur, mais le sculpteur, pressé de se mettre à l’ouvrage, lui répondit que cela suffisait amplement. Puis il monta sur la croix. Il trouva sur les voussures, déjà ciselés par d’autres sculpteurs avant lui, des anges porteurs des instruments de la Passion, et déposa dans leurs bras ses propres outils : un marteau, des clous, des cordes et une gradine couronnée d’épines. Ensuite, sans plus attendre, en équilibre précaire sur l’échafaudage, il se mit à dégrossir la pierre à grands coups de marteau. Il frappa rageusement le calcaire toute la journée, sans s’accorder de pause.


À la fin de la journée, il avait déjà grossièrement mis en relief le Christ, les croix des deux larrons et la forme générale du mont Golgotha. Il n’y avait déjà plus de place pour représenter aucun bourreau juif. Le soir tomba mais Pierre ne put se résoudre à abandonner son travail et à descendre de l’échafaudage. Il continua donc de marteler le tympan pendant la nuit, à la lueur des flambeaux. Néanmoins, comme il ne pouvait pas tenir les torches dans ses mains tout en sculptant, il dut se contenter de les accrocher à son échafaudage et de se mettre à sculpter le bas du tympan. Il fit, guidé par son instinct, en laissant ses mains tailler au hasard de la pierre, une silhouette humaine. Et peu à peu, sous son marteau se révéla la Vierge Marie, la mère du Christ. Elle était enroulée dans un châle, le visage tordu, pétrifié par la peine, et pleurait des perles figées qui ruisselaient sur ses joues creuses. Pierre, bouleversé, reconnut alors sa vraie mère, qui l’avait abandonné tout enfant aux portes de l’abbaye de Lussignac. C’était là son plus ancien souvenir, et cette image qu’il croyait perdue à jamais était restée gravée dans sa mémoire et jaillissait soudain pour s’incruster définitivement dans la pierre. En voyant sa mère pleurer, il se mit à pleurer aussi et soupira entre ses larmes : « Mère, voici ton fils. Fils, voici ta mère »... Il fit ensuite le bas de la croix, et quand il contempla le résultat, il se rendit compte qu’en réalité il n’avait représenté qu’un seul pied à Jésus : le second, censé passer par derrière le premier pour être percé par le même clou, demeurait totalement invisible.


À l’aurore, il hésita à descendre de son échafaudage. Il était fourbu, affamé. Mais il pensa alors à ce qui l’attendait en bas, la vie des hommes et son cortège de mesquineries et d’amertumes. Alors qu’ici, du haut de sa croix, il dominait le monde. Il songea aussi au martyr du Christ : pour parvenir à retranscrire au mieux son calvaire, il devait lui aussi souffrir, faire pénitence et jeûner. Il n’imaginait pas ciseler le corps décharné du Seigneur avec l’esprit tranquille et le ventre plein. Aussi, il refusa le boire et le manger, tout juste accepta-t-il de passer sur ses lèvres une éponge mouillée que des ouvriers généreusement lui tendirent au bout d’une pique. Pendant toute la matinée, le ventre noué, la gorge sèche, il tailla les viscères du Christ sous une fine peau tendue, son cœur en lambeaux dans une poitrine osseuse. Puis il sculpta les épaules et les bras du Sauveur. Pour la partie haute du tympan, comme il manquait un étage à son échafaudage, il devait étirer tout son corps, sculpter à bout de bras, et toutes ces contorsions lui étaient particulièrement pénibles. Il se déhanchait, se désarticulait, comme le Messie il souffrait en disloquant son corps.


Dans l’après-midi, il cisela les traits de son propre visage pour représenter la figure de Jésus agonisant. C’était là le visage harassé d’un pauvre homme tourmenté par les affres de la Passion, un martyr de l’amour qui réussissait à contenir sa douleur physique, non pas grâce à quelque artifice surhumain, mais parce que son âme blessée le faisait souffrir plus encore que les supplices de son corps.


Le soir venu, le visage de Judith s’incrusta dans son esprit fiévreux. Il eut soudain l’envie de descendre de l’échafaudage et de se rendre en pleine nuit sous son balcon, de lancer une pierre contre son volet pour l’observer une dernière fois, tapi dans l’ombre ; ou alors d'implorer son pardon, de l’exhorter à venir admirer son œuvre de repentance. Oui, elle devait absolument savoir qu’il mourrait d’amour si elle le refusait ; elle devait être là, au bas de la croix, pour recueillir dans ses bras son corps sans vie, pour essuyer ses larmes et son sang avec un mouchoir blanc. Il éclata en sanglots, à bout de forces, et décida de se reposer un peu avant de continue de sculpter, dès l’aube. Mais il devait rester sur son échafaudage, s’il en descendait, il serait incapable de résister à la tentation de se rendre chez Judith. Il enroula alors ses poignets à deux cordes qu’il attacha aux poteaux de son échafaudage, afin de ne pas tomber pendant son sommeil, et ainsi ligoté à sa croix, il s’endormit.


Il fut réveillé au petit jour par une vive douleur à son bras droit. Il dénoua en vitesse les cordes qui le retenaient au poteau et découvrit que trois de ses doigts, pouce, index et majeur, avaient doublé de volume pendant la nuit. La douleur partait du coude et devenait fulgurante au niveau du poignet. Pierre ne fut pas surpris outre mesure, car il savait ce que cela signifiait : c’était en effet là une affliction habituelle chez les tailleurs de pierre, mais aussi chez tous ceux qui, comme les vignerons ou les joueurs de luth, répétaient à longueur de journée les mêmes gestes. Quand on ne laissait pas suffisamment reposer la main, les tendons risquaient de s’enflammer soudain, et ce mal pouvait certes s’atténuer avec le temps, mais ne disparaissait jamais totalement. Pierre se souvint d’un des maçons gascons qui appelait ce mal : « La vengeance du diable ». Intrigué, le sculpteur avait demandé pourquoi ce nom et l’ouvrier le lui avait expliqué : la main du diable, la gauche, était celle qui tenait le burin et qui encaissait tous les coups de marteau que l’autre main, la main de Dieu, lui infligeait. Alors, le diable, lassé d’être rossé de la sorte, se vengeait et déclenchait cette douleur pour faire cesser le combat. Mais Pierre était gaucher, cela l’avait d’ailleurs empêché de devenir copiste à Tussignac, quand il était encore enfant. On l’avait par la suite corrigé, lors de son noviciat, et il avait appris à rédiger aussi de la main droite, ce qu’il faisait s’il s’agissait d’écrire en présence de quelqu’un, mais ses lettres n’étaient pas aussi belles et déliées que lorsqu’il utilisait la main gauche. Heureusement pour sculpter il fallait utiliser les deux mains. Elles étaient indissociables, elles ne pouvaient se passer l’une de l’autre, l’une exécutait, et l’autre ordonnait. Chez Pierre, à l’inverse du reste des sculpteurs, c’était la main de Dieu qui serrait le burin, et donc qui dirigeait la taille, la main créatrice, et c’est ainsi qu'il réalisait des œuvres divines, tandis que la main du diable, la main destructrice, frappait et punissait la pierre. Mais à présent, il souffrait du mal du tailleur sur son poignet droit, il venait donc d’être touché par la vengeance divine. Il continua néanmoins, malgré la douleur insoutenable, à marteler le tympan pendant quelques heures encore.


À midi, le soleil était brûlant et Pierre transpirait à grosses gouttes. Il se défit de ses vêtements, et poursuivit son œuvre nu, juste couvert d’un pagne. Il tailla les bras et les poings crispés du Christ. Et pour parvenir à les sculpter, il se tenait dressé sur son seul pied valide, et gémissait à chaque coup de marteau qui faisait vibrer ses tendons.


À environ trois heures après midi, juste au moment de clouer le poignet droit du Christ, un clou invisible transperça aussi son propre poignet. Pierre, dans un cri, lâcha son burin, qui tomba au bas de la croix. Il s’empara aussitôt d’une autre pointe et se releva. Il voulut une seconde fois crucifier la statue mais la douleur l’en empêcha. Il s'agenouilla et baissa les yeux pour prier.


Une voix familière, en contrebas, interrompit son oraison :


« Pierre ! On m’a dit que cela fait presque trois jours que tu es là-haut, sur cet échafaudage, que tu refuses le boire et le manger… Que t’arrive-t-il ? »


C’était Jacques Baptiste qui, alerté par des ouvriers, avait abandonné sa tâche dans les carrières pour venir le voir. Le sculpteur le regarda et lui sourit tristement :


– Ah, Jacques, mon ami Jacques. Je dois expier mon péché. J’ai commis une terrible faute contre toi, tu sais. Sauras-tu me pardonner ?

– Tout dépend de ce que tu as fait, répondit le maçon, surpris. Mais d’abord descends de là. Pour l'amour de Dieu, je t’en conjure.

– C’est justement pour l’amour de Dieu que je suis là-haut, répondit calmement Pierre.

– Mais quel est donc cet amour, Pierre ? Tu crois vraiment qu’un Dieu d’amour s’amuse à torturer les hommes ? Décidément, je ne comprends rien à ta religion.

– Tu n’es qu’un infidèle, Jacques, tu ne sais pas ce qu’est la pénitence, le sacrifice…

– Je sais parfaitement ce qu'est le sacrifice, Pierre. Te souviens-tu de l’histoire d’Abraham ? Dieu lui avait ordonné de sacrifier son fils. Mais au dernier moment, il avait fait fléchir son bras. Par contre la pénitence, non, j'ignore son utilité. Je crois que la seule vraie pénitence c’est d’essayer de racheter ses fautes sur la terre. De vivre parmi les hommes, de lutter jusqu’au bout, voilà la pénitence que je comprends. Se laisser mourir, se flageller, c’est facile, c’est pour les lâches.


Alors qu’il se relevait pour répondre à Jacques, Pierre fut soudain pris de vertige. Il sentit son crâne qui le démangeait, comme si des milliers d’épines minuscules venaient se planter dans son cuir chevelu. Il sentit aussi son cœur qui battait la chamade, son cœur immense qui l’oppressait, prisonnier de sa poitrine trop étroite d’être humain. Puis il reçut un coup de lance invisible à son flanc gauche, et tomba de l’échafaudage dans les larges bras de Jacques Baptiste. Le maçon l’emporta séance tenante jusqu’aux baraquements des ouvriers.


Pierre Toussaint se demanda souvent par la suite si de son plein gré, il aurait fini par descendre de l’échafaudage. Mais Dieu avait décidé pour lui, il l’avait frappé des stigmates de la Passion, et l’avait fait tomber de sa croix. C’était un vendredi, trois mois après Pâques, de l’an de grâce 1210. Pierre Toussaint avait trente-trois ans et Dieu venait de lui accorder une quarantaine d’années supplémentaires.


 
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