Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille
Charivari : L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille  -  17. Notre Dame du sacrifice
 Publié le 09/12/16  -  48776 caractères  -  11 lectures    Autres publications du même auteur

Une fois remis de ses émotions, Pierre avoua son secret à Jacques Baptiste et celui-ci lui pardonna aussitôt, en comprenant que l’amour de son ami pour sa sœur était sincère. Le convers expliqua alors un élément essentiel de toute cette histoire qui avait totalement échappé au sculpteur, et qui allait le faire réfléchir durant tout le restant de sa vie : si Judith était partie en courant de l’atelier de Pierre en apercevant son autoportrait, ce n'était pas du tout à cause de l'expression d’orgueil qu’il avait conféré à sa statue, mais pour un tout autre motif, d’ordre religieux. En effet, le culte hébraïque interdisait la représentation humaine dans l’art et l’idée même qu’un artiste pût utiliser son propre visage pour représenter un soi-disant Dieu fait homme était un blasphème inconcevable. Yahvé avait fait l’homme à son image, et cette image appartenait à Lui seul. Les représentations de la divinité étaient, selon Jacques, d’une extrême gravité, car elles menaient à l’adoration des images qui se substituaient à celle de Dieu Lui-même, exclusivement immatériel et spirituel. Jacques évoqua le peuple juif adorant le veau d’or tandis que Moïse recevait les Tables de la Loi sur le mont Sinaï, et affirma ensuite que seuls les peuples idolâtres et polythéistes vénéraient les images, et leur prêtaient des vertus magiques. Pierre fit tout de même remarquer que les chrétiens n’étaient pas des païens, qu’ils croyaient en un seul Dieu, et son ami, avec un sourire narquois, fit ce commentaire désobligeant :


« Oui, un seul Dieu, mais à son tour divisé en trois, il y a Dieu le Père, Dieu le Fils, qui est en fait un demi-Dieu, le Saint-Esprit, et puis la mère de Dieu, et tout un panthéon de saints, d’anges et d’archanges... »


Le juif convers demanda aussitôt pardon pour cette remarque qui semblait avoir agacé son ami, mais il ajouta ensuite que parmi les trois religions du Livre, seuls les chrétiens admettaient les images divines et la représentation des êtres vivants, humains ou animaux, mais pas les juifs, ni encore moins les musulmans qui étaient encore plus catégoriques sur ce point. Et parmi les chrétiens mêmes, Jacques Baptiste expliquait qu’à Byzance, que les croisés d’Occident venaient récemment de détruire et saccager en corrompant définitivement l’esprit même de la croisade, les icônes avaient été motif de querelles séculaires et même de guerres civiles. Pierre comprit alors pourquoi son ami disait ne pas apprécier ses œuvres sculptées, et pourquoi il préférait la rosace, motif abstrait qui ne correspondait à aucune création divine. Il demeura consterné par cette révélation et pour la première fois se mit à douter du bien-fondé de son art, cet art qui était censé transcender les humains et les conduire vers le Salut. Dieu avait fait l’homme à son image, et Pierre avait agi à l’inverse, il était un homme qui représentait le Créateur avec sa propre figure, et il s’agissait peut-être d’un épouvantable sacrilège. Quelle vanité ! Il comprenait maintenant la réaction de Judith. En y réfléchissant bien, Pierre devait bien avouer qu’au fond, il n’avait jamais vraiment cherché à faire aimer Dieu à travers ses œuvres, Dieu n’était qu’un prétexte, un alibi, ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était se faire aimer lui-même. Et il poussait les hommes vers l’idolâtrie, vers le culte de ses propres chimères... Il avait toujours pensé, jusqu’à lors, que les créations qui émanaient de cœurs purs plaisaient au Seigneur, que les œuvres pouvaient guider et sauver les hommes, et voilà qu’on lui disait à présent que son art, par essence, s’opposait frontalement aux desseins du Très-Haut, que toutes ses sculptures étaient païennes ou diaboliques...


Cette réflexion demeura gravée dans son esprit, à tel point qu’elle hanta ses nuits et troubla ses jours pendant toute une semaine, jusqu’à ce qu’une autre révélation, heureuse celle-ci, vînt faire oublier pour un temps ce tourment de l’esprit. Sur le chantier, un beau jour, apparut Judith. Elle avait parlé avec son frère et connaissait désormais les vraies intentions de Pierre, à qui elle avait bien entendu pardonné. Elle s’était enfuie, définitivement, et avait décidé de demeurer pour toujours du côté des chrétiens. Elle serait bientôt baptisée, dès qu’elle connaîtrait par cœur le Credo, le Pater Noster et quelques autres préceptes de sa nouvelle foi. Maître Enguerrand, à la requête de Pierre Toussaint, l'engagea comme servante dans sa maison, et tous les jours pendant deux mois, le sculpteur lui rendait visite après le travail. Ils eurent alors le temps de véritablement se connaître. C’était une femme décidée, sincère et fidèle en esprit comme en sentiments. Elle se mit à aimer Pierre, peu à peu, sans faux élan passionné, sans tourment, sans orage. Elle aimait Pierre l’être humain, cependant elle se méfiait de Pierre le sculpteur. Ses œuvres lui étaient parfaitement étrangères, d’ailleurs elle refusait de les regarder ; pis encore, elle les trouvait dangereuses. Pierre, au début, se sentit décontenancé, pensait qu’il s’agissait là d’un manque d’amour de la part de Judith, mais finalement, il comprit que c’était tout le contraire, que cette femme l’aimait pour ce qu’il était et non pour ce qu’il faisait, et qu’elle essayait de le protéger de ses vieux démons.


Judith fut baptisée, et au mois de septembre elle épousa Pierre Toussaint. La célébration eut lieu dans la chapelle privée d'Enguerrand, où le maître d'œuvre s'était lui-même marié avec Ermeline trois mois auparavant. Le Gascon fut le parrain de la noce, et le seul autre assistant à la cérémonie secrète fut Jacques le baptiste. Enguerrand offrit, en guise de cadeau nuptial, l’aile gauche de sa propre maison, où Pierre et Judith s’installèrent, et bientôt allaient fonder une famille.


Ils vécurent deux ans ainsi et Pierre put enfin connaître le bonheur des humains. Il ne sculpta pas au cours de cette période, non pas à cause de quelque interdiction divine ni par respect pour les croyances de sa femme, mais tout simplement parce qu’il n’en éprouva ni le besoin ni le désir. Il était heureux, cela lui suffisait amplement, et il était enfin aimé, il n’avait donc plus aucune raison de chercher l’amour de ses semblables par des moyens détournés. Aussi, le jour où Enguerrand lui demanda quand il comptait recommencer à sculpter, il expliqua que ses poignets le feraient très certainement souffrir tout le restant de sa vie, et qu’il pensait ne jamais pouvoir se remettre à marteler la pierre. Il accepta alors la proposition de l’architecte, qui fut de se consacrer entièrement à la conception des plans, à la tenue des registres et de la correspondance du maître d'œuvre ainsi qu’à la supervision du chantier.


Au bout de deux ans de cette vie paisible, il sentait qu’il lui manquait encore quelque chose pour devenir définitivement un humain à part entière. Il lui manquait un enfant. Il se demanda alors s’il était stérile, et Judith, pour rassurer son époux, lui expliqua que cela provenait peut-être d’elle, en lui cachant qu’elle avait déjà eu un enfant de son premier mariage, mort au cours de sa première année. Peu à peu, cet enfant devenait une idée fixe pour Pierre Toussaint. Un prêtre lui dénoua les aiguillettes au cours d’une cérémonie nocturne, sans succès. Il acheta peu après pour une somme coquette à un bonimenteur ambulant un onguent miraculeux dont il devait se badigeonner les testicules les nuits de pleine lune, sans plus de réussite. C’est alors que Pierre entendit parler de l’existence dans la forêt « du Grand-Leu », juste à côté de Sistreville, d’une vieille pierre moussue en forme de verge, où les femmes qui voulaient enfanter allaient se frotter le bas-ventre. Il réussit à convaincre sa femme, peu encline à croire en ce genre de magie, mais qui accepta par amour pour son époux. Et ce stratagème fonctionna, Judith fut fécondée par la pierre phallique.


Cependant, alors que Judith en était à son septième mois de grossesse, un des tabellions de l’évêque vint à la rencontre de Pierre sur le chantier et lui communiqua un avis du prélat : il devait recommencer à sculpter, c’était une chose qui avait été signée sur des parchemins, autrefois, et il serait durement puni s’il refusait de s’acquitter de son devoir. Le sculpteur, de retour chez lui, fit part de la situation à sa femme et celle-ci fut spécialement compréhensive. Elle répondit que sans aucun doute Dieu se montrerait clément, car si Pierre se mettait à sculpter à présent, c’était pour le bien de sa famille, c’était son devoir en tant qu’époux et futur père. Et puis, argumenta-t-elle non sans ironie, si le Vrai Dieu était celui des chrétiens, alors Pierre ferait là un acte louable à Ses yeux, mais si en réalité Dieu était juif, de toutes manières Il ne saurait pardonner à Judith sa conversion au christianisme et ainsi avec un peu de chance, les deux amoureux pourraient se retrouver ensemble après la mort dans le « Shéol », l’enfer de la religion judaïque.


Pierre Toussaint n’avait achevé aucun des trois tympans de la façade occidentale. Sur celui du milieu, le Jugement dernier, il restait encore et toujours à sculpter le visage du Christ, au milieu des Justes et des damnés, quant à celui de droite, la crucifixion, le sculpteur n’y avait guère passé que trois jours et il était loin d’être fini. Mais ces deux bas-reliefs signifiaient trop de douleur, trop de mauvais souvenirs, et il choisit bien entendu de débuter le tympan encore vierge, celui de gauche, dont le thème était la Nativité. Il se souvenait qu’il avait déjà taillé cette scène dans son atelier au bord de la Seine. Il avait alors pris pour modèle une vagabonde, qui avait ensuite subi les outrages d’une douzaine de mendiants, dans le chœur de la sainte cathédrale. Mais tous ces événements lui paraissaient maintenant si vagues et si lointains qu’il lui semblait que des siècles avaient passé entre temps.


Sa femme était enceinte et Pierre avait donc, sous ses yeux et sous son propre toit, l’inspiration même qu’il cherchait pour représenter la Vierge à l’Enfant. Cependant, comprenant les justes réticences de Judith à être représentée pour une statue de la cathédrale, il préféra, sans rien lui dire, engager une jeune et jolie servante d'Enguerrand pour servir de modèle, et il la fit poser tous les jours pendant presque deux semaines dans son atelier de la place de la cathédrale. Judith, en apprenant cette nouvelle, fut aussitôt prise d’un terrible accès de jalousie. Elle se déplaça aussitôt jusqu’à l’atelier de son mari et gifla la servante, qui partit de l’atelier en pleurnichant. Puis elle s’assit sur le tabouret où se tenait la fille avant elle, et demanda à être sculptée.


« Qu’est-ce que tu attends ? demanda-t-elle. Fais ce que tu dois faire et qu’on en finisse. »


Pierre avait déjà essayé, quelques années auparavant, de modeler le visage de sa femme, et il n’y était pas parvenu. Cette nouvelle tentative se révélait tout aussi infructueuse, mais pour d’autres raisons. Il avait peur de s’approprier l’être qu’il aimait, peur aussi de commettre un acte sacrilège. Et puis, il ne comprenait plus le sens de son art, il n'avait plus aucune inspiration. Pour retranscrire les traits et la silhouette de la jeune servante, il avait passé deux longues semaines, sans résultat probant, et à présent il était en train littéralement de massacrer le visage de sa femme. C’était un portrait insipide, totalement dénué de personnalité et de surcroît, sans véritable ressemblance avec le modèle original. Au bout d’une heure, désespéré, il déclara à sa femme qu’il n’arrivait à rien. Elle vint alors voir le résultat, hocha la tête et répondit que c’était parfait.


– Parfait ? Tu ne comprends rien à la sculpture, décidément, dit Pierre, agacé.

– Quand je dis parfait, rétorqua Judith hors d’elle, je veux dire par là que c’est amplement suffisant pour la cathédrale et que grâce à cette statue nous allons continuer à vivre tranquillement. N’oublie jamais cela, Pierre Toussaint, la sculpture c’est avant tout notre gagne-pain – elle marqua un temps et continua, avec une voix plus douce. Je t’en prie mon amour, je te connais bien, n’abîme rien surtout, sculpte ce qu’on t’a commandé, fais-le bien ou mal, mais ne le fais plus comme si ta vie en dépendait, comme avant. Tu as une famille, maintenant, tu sais...

– Oui, tu as raison, répondit son époux, la gorge nouée et la voix lasse.


Le jour suivant, il essaya de modeler le petit Jésus dans l’argile, et le résultat fut plus catastrophique encore que pour la Vierge. Il y avait peu de sculpteurs capables de représenter des enfants, en général ils se contentaient de faire des adultes en miniature, avec une tête énorme et des joues boursouflées. Et Pierre, qui ignorait encore tout de l’enfance avait fait exactement pareil que ces sculpteurs sans talent. Il haussa les épaules, et se dit alors que sans doute, c’était amplement suffisant.


La semaine suivante, après que le maître charpentier eut monté l’échafaudage – et cette fois-ci Pierre le laissa terminer –, il commença à graver le tympan dans le calcaire. Il frappa lentement, sans se presser, de peur de se faire mal et de subir de nouveau la vengeance du diable – ou celle de Dieu –, mais aussi parce que tant qu’on le verrait travailler la pierre, personne ne viendrait l’importuner. Il mit en tout un mois et demi avant de sculpter les deux personnages. Le résultat était franchement mauvais, la femme se tenait raide, comme assise sur un trône inexistant, ou pire encore, empalée sur un bâton imaginaire. Elle regardait fixement en face d’elle, c’est-à-dire nulle part, son regard n’était dirigé ni vers fidèles qui se trouvaient à ses pieds, ni bien entendu vers son rejeton qui reposait de manière totalement artificielle sur son genou droit, comme s’il pouvait déjà s’asseoir comme un adulte. Pierre pensait, amusé, que c’était somme toute assez normal que la Vierge n’osât pas regarder son nouveau-né, car ce dernier était si laid, avec sa tête exorbitée et son sourire niaiseux, qu’aucune mère au monde n’aurait pu contempler pareille créature sans en éprouver de dégoût. Satisfait, il songea alors que c’était parfait et qu’il devait se dépêcher de rentrer chez lui.


Judith accoucha par une nuit de la Toussaint où il faisait grand vent. Pierre, bien entendu, ne put assister au travail de sa femme, qui fut aidée par les meilleures matrones de la ville. Il entendait Judith hurler dans la pièce contiguë, et ses cris de douleur lui parurent intolérables. Puis il discerna le couinement du nourrisson et se rua dans la pièce, sans même attendre l’autorisation d’une des femmes. Une des accoucheuses s’écria :


– Alléluia, il a des couilles !

– Et des pieds, il a des pieds ? demanda aussitôt Pierre Toussaint.


Oui, le rejeton avait bien ses deux pieds. Pierre poussa un grand soupir de soulagement en caressant les replis roses et duveteux de ces délicieux petons pas plus grands que le pouce. Puis il fondit en larmes en tenant dans ses bras la créature, cette petite statuette de chair animée. Et il se dit alors que Dieu était vraiment le seul Créateur sur l’univers, l’Unique artiste. Aucun sculpteur du monde ne serait jamais capable d’égaler cette œuvre si gracieuse et si parfaite, aussi touchante et transcendante, chargée de tant d’amour.


On baptisa l’enfant dès le lendemain et il fut appelé Pierre, comme son père, mais aussi parce que sa naissance était due au miracle de la pierre phallique de la forêt du Grand-Leu. « Tu es Pierre, fils de Pierre et fils de la pierre, mais je t’appellerai Simon », dit sa mère aussitôt que le curé partit de la maison.

Un mois plus tard, Pierre Toussaint vit, dans une rue adjacente à la place de la cathédrale, un groupe de mendiants. Ces indigents n’étaient autres que ces gredins et criminels que le sculpteur avait confondus, autrefois, avec les saints apôtres. Ils n’étaient pas tous là, plus de la moitié d’entre eux étaient déjà morts, mais ils avaient été remplacés par d’autres, qui ne valaient guère mieux que les premiers, et le groupe était toujours, mystérieusement, composé d’une douzaine d’individus. Pierre les voyait de temps en temps errer dans les rues de Sistreville, ils disparaissaient ensuite pendant des mois, mais ils revenaient toujours, et quand le sculpteur les apercevait dans une ruelle, il faisait toujours un détour pour les éviter. Mais cette fois-ci, il y avait une autre personne avec eux. C’était un moine d’un certain âge, vêtu d'une coule marron. Pierre s’étonna de la couleur de cet habit, qui ne correspondait à aucun ordre qu’il connaissait, et fut surpris aussi de voir un moine seul, loin de son abbaye, perdu dans la ville, parler avec des va-nu-pieds. Il s’approcha, en se dissimulant quelque peu, et découvrit alors le visage du moine, qui lui était étrangement familier. Il avait les cheveux blancs, sans doute autrefois blonds, et bouclés ; c’était un beau vieillard de peut-être quarante-cinq ans, ou même plus, car si de nombreuses rides sillonnaient son visage, celui-ci demeurait cependant encore enfantin, dans sa forme et dans son expression. Ce moine que Pierre reconnaissait mais qu’il ne parvenait à identifier l’intriguait au plus haut point, et il resta encore un moment caché dans l’angle de la rue. Alors, il vit le religieux tendre une escarcelle vers un bourgeois. Le sculpteur n’en crut pas ses yeux : ce moine venait de demander la charité, comme un vulgaire mendiant ! À cet instant, Pierre se souvint de qui il s’agissait, et s’exclama à haute voix : « Bernardin ! »


Le moine se retourna et reconnut aussitôt son ancien disciple. C’était chose aisée, à cause de l’infirmité du sculpteur, mais aussi – Pierre l’apprendrait par la suite –, parce qu’il savait déjà que ce dernier vivait à Sistreville. Pierre fit signe à Bernardin d’approcher, comme il refusait lui-même d’avancer vers les mendiants. Le religieux accourut pour le serrer dans ses bras, puis lui demanda de ses nouvelles. En apprenant qu’il était marié et qu’il avait une maison, il s’y invita lui-même. Sur le chemin, l’estropié lui dit :


– Je peux t’inviter chez moi sans que ton ordre ne t’en donne expressément la permission, tu vas librement dans la ville loin de ton monastère, tu demandes la charité comme les pauvres gueux... Dis-moi, mais quelle sorte de moine es-tu donc ?

– Oh, c’est une longue histoire, répondit alors Bernardin avec un large sourire.


Pierre fit entrer son invité chez lui et présenta sa famille à celui qui avait été son tout premier maître. Judith semblait tout particulièrement intéressée par cet homme, car ainsi elle pouvait connaître enfin l’enfance de son mari, que ce dernier, qui n’était guère bavard, avait toujours tue. Aussi, elle pressait le moine de questions.


« Tu as une femme extrêmement intelligente et qui t’aime beaucoup, Pierre Toussaint, je suis heureux que tout aille si bien pour toi, dit le moine à l’oreille de son ami. J’ai vu aussi le bas-relief du jugement dernier, sur la cathédrale. Magnifique... Mais je vois que tu n’as pas tant changé que cela depuis tes premiers gribouillis sur les parchemins, tu manques toujours autant d’espace pour t’exprimer ! »


Pierre se mit à rire. Puis, après une courte réflexion, il demanda, intrigué :


– Et l'ange du bon conseil, sur le piédroit, tu l'as vu aussi ?


La question semblait avoir gêné Bernardin. Lui qui avait le verbe facile, il cherchait les mots pour répondre :


– Cette statue est... Comment dire ? Troublante. Vraiment troublante. Cet ange... Il m'a paru si réel, si familier... Je ne sais que te dire. C'est très beau. Magnifique.


Pierre regardait attentivement son ancien maître. Manifestement, Bernardin n'avait pas réussi à reconnaître son propre portrait dans la statue, cependant, quelque chose l'avait marqué en l'observant. Son alter ego de pierre lui avait parlé, assurément, mais quel conseil perfide lui avait-il donné ? Bernardin avait-il écouté son double maléfique ? Pierre l'ignorait. Il y eut un silence embarrassant, et il décida de changer de conversation, pour poser de nouveau une question qui lui brûlait les lèvres, au sujet de l’ordre monastique de l'ancien chantre. Celui-ci répondit qu’il était frère mineur, un ordre nouveau né en Italie, et qui venait juste l’année dernière d’être approuvé par le Saint-Siège. Bernardin revenait tout juste d’Ombrie, où il avait assisté à la naissance de l’ordre, pour prêcher dans toute la Normandie. En parlant, Pierre remarquait que les yeux du moine pétillaient de fougue et d’enthousiasme, Bernardin en cela n’avait guère changé depuis sa jeunesse, il rêvait encore de changer le monde et croyait dur comme fer que c’était possible. Le frère mineur expliqua que François d’Assise, qui avait fondé l’ordre nouveau, était un saint homme, qu’on appelait affectueusement « il Poverello », et qu’il enseignait à ses disciples qu’il fallait imiter le Christ et vivre la même vie que Lui. Aussi, les nouveaux moines ne s’enfermaient pas dans des monastères, au contraire ils allaient répandre la bonne nouvelle au gré des chemins, et prêchaient l’amour de Dieu et des hommes. Ils appelaient tous les humains « frère » ou « sœur », riches ou pauvres, nobles ou vilains, mais aussi les animaux, les plantes, frère le soleil et sœur la lune, François composait des cantiques pour chaque chose que Dieu avait créée sur la terre et qu’il convenait d’aimer. Les frères mineurs vivaient dans la pauvreté absolue, comme le Christ, et mendiaient leur pain auprès des âmes charitables.


En écoutant cette dernière remarque, Pierre fronça le sourcil. Certes, tout cela lui paraissait admirable, et il savait que Bernardin était un homme généreux et sincère, mais quelque chose le dérangeait. Il n’aimait pas cette idée que des riches, car le nouvel ordre des frères mineurs avait recruté ses acolytes parmi les jeunes bourgeois ou aristocrates, se missent à mendier leur pain, alors que, selon lui, leur devoir était au contraire d’organiser la charité, en suivant l’exemple de saint Martin. Il avait l’impression que d’une certaine manière, ces nouveaux religieux volaient l’aumône aux vrais mendiants. Il pensait aussi que tous les ordres religieux dans l’Histoire avaient cherché le même idéal de pauvreté absolue. Ainsi s’étaient créés l’ordre de Cluny, puis plus tard celui de Cîteaux, mais tous avaient fini par se corrompre et s’enrichir. Certes, ce nouvel ordre mendiant ne possédait pas de terres et refusait les donations, mais à la fois, comme ces religieux n’avaient pas de monastères, il était impossible de tous les surveiller et nul doute qu’un grand nombre de ces moines, provenus de classes sociales les plus aisées et par conséquent habitués toute leur vie au confort, se débrouilleraient bien à la longue pour vivre douillettement aux crochets de quelque dévot cossu. Mais Pierre sentait tout de même qu’il s’agissait là de quelque chose de tout à fait nouveau, bien différent de toutes les réformes de la règle bénédictine que l’Occident avait connu jusqu’à lors et qu’il y avait chez ces frères mendiants une vraie intention de vivre dans la paix, la pauvreté et l’amour du Christ. Après tout, pensait-il en écoutant Bernardin parler si bien, ses réticences provenaient peut-être seulement de sa propre expérience traumatisante avec les mendiants de la cathédrale de Sistreville. D’ailleurs, Pierre décida d’interrompre quelque peu son ami pour le mettre en garde contre les vagabonds, mais le moine aussitôt s’offusqua et assura que les indigents étaient les personnes les plus vertueuses qui existaient dans la société, et qu’il fallait suivre leur exemple, voir comment, alors qu’ils ne possédaient rien, ils partageaient le pain, le vin – Bernardin dut convenir qu’ils buvaient peut-être un peu trop –, et comment ils s’aidaient entre eux. Pierre savait que c’était vrai mais il essaya de faire comprendre que le contraire était tout aussi vrai, que c’étaient des scélérats sans morale ni scrupule, mais le frère mineur ne voulait pas écouter, il répondit au sculpteur que c’était dommage d’avoir l’esprit aussi fermé, qu’il fallait voir ces pauvres frères avec des yeux nouveaux, des yeux d’amour. Pierre haussa les épaules, et se dit en lui-même qu’au moins, il avait averti son ami.


Judith suivait la conversation entre les deux hommes depuis les cuisines. Ce que disait Bernardin l’intéressait fort, c’était même la première fois dans sa vie qu’elle trouvait quelque chose de bon dans la religion de son mari, qui était devenu, par la force des choses, aussi la sienne propre. Se rendant compte qu’elle écoutait aux portes, son époux la rabroua, mais le frère mineur au contraire la fit s’asseoir avec eux et ils continuèrent le repas tous les trois. Pierre n’en revenait pas : qu’un moine acceptât de manger et de converser avec une femme, c’était là une véritable révolution ! Bernardin expliqua que François d’Assise pensait que les femmes étaient les égales des hommes, d’ailleurs on parlait à présent de la création d’un ordre féminin, l’ordre des pauvres Dames autour de Claire d’Assise, disciple et amie de François. Judith hocha la tête en approuvant, puis elle osa demander :


– Et votre François d’Assise, que dit-il des juifs ? Ce sont des frères aussi ?

– Non. Les juifs ont tué le Christ, et leur race est marquée à jamais du sceau de l’infamie... Mais François dit aussi qu’un jour, tous les peuples de l’univers seront convertis et que viendra alors la fin du Monde, le paradis sur terre. Les juifs peuvent donc, en théorie, être rachetés, et devenir des frères s’ils deviennent chrétiens. Mais ils ont renié Jésus, et Dieu, qui les avait pourtant choisis dans un premier temps, les a finalement condamnés à l’errance jusqu’à la fin des jours. Les juifs refusent, en connaissance de cause, l’amour du Christ, ils sont impardonnables, alors qu’on peut aisément pardonner à d’autres peuples qui vivent dans l’ignorance du Seigneur, répondit alors Bernardin, qui bien entendu ne savait rien de l’origine de Judith.


Celle-ci leva les yeux au ciel et ne posa pas d’autre question de tout le repas.


Bernardin revint souvent chez Pierre, qui l’invitait à manger lorsque le frère n’avait rien à se mettre sous la dent, cependant il refusait systématiquement l’entrée de sa maison aux mendiants. Bernardin disait que ce n’était guère charitable, mais Pierre répondait qu’il avait ses raisons. Jacques le baptiste fit aussi la connaissance du moine et les deux hommes maintenaient pendant de longues heures de grandes discussions passionnées sur des questions théologiques. Bernardin se rendit bientôt compte que Jacques Baptiste et Judith étaient des juifs convertis mais cela ne l’empêcha pas de les aimer comme un frère et une sœur. Jacques demanda un jour à Pierre si le religieux les aurait traités de la sorte s’ils n’avaient pas été baptisés et le sculpteur dut avouer qu’il n’en savait rien. Quant à Enguerrand, il n'appréciait guère le religieux. Pour lui, c'était juste un aristocrate qui, grâce à des boniments et de belles paroles, prenait le pain à ceux qui travaillaient dur pour le gagner.


« Comme tous les nobles au fond, et tous les sermonaires, noundidiou ! Tous des écornifleurs ! – disait-il en substance. Un riche qui joue au pauvre pour mieux les aider et les comprendre, on aura tout vu, vingt dieux ! Mais comment va-t-il les comprendre, si le seul désir des pauvres c'est de devenir riches ! »


La veille de Noël, Bernardin expliqua à Pierre et à sa famille une fort jolie invention que François d’Assise avait imaginée pour les enfants et les pauvres : la crèche. Il s’agissait de fabriquer de petits personnages en terre cuite qui recréaient l’épisode de la naissance du Christ, et Pierre aima beaucoup cette idée. Il modela dans l’argile le petit enfant Jésus, et comme il fit cette œuvre avec amour et conviction, et qu’il savait désormais comment étaient faits les nourrissons, la statuette était bien différente de l’enfant Jésus sculpté sur la cathédrale. Celui-là était un chérubin adorable et plein de vie, qui ressemblait comme deux gouttes au petit Simon-Pierre. Le sculpteur le montra à son enfant en disant :


« Regarde, petit Pierrot, c’est pour toi. Chaque année à la Noël je te fabriquerai un nouveau personnage pour ta crèche. Quand j’aurai fini de sculpter les bas-reliefs de la cathédrale, je ne sculpterai plus jamais de ma vie. Cette crèche, ce sera la seule chose que je ferai chaque année, et je le ferai juste pour toi. Chaque année, c’est promis. »


Peu après l’épiphanie, on commença à entendre de terribles nouvelles qui provenaient des campagnes des alentours de Sistreville. Il y avait, disait-on, de plus en plus de cas de lèpre, et la maladie se propageait à une vitesse vertigineuse. Ces rumeurs s’avérèrent justifiées, les villages de la vallée de la Seine et de l'Eure furent bientôt atteints, et très vite les autorités ne surent que faire de tous ces ladres. Comme il n’y avait pas de léproserie à Sistreville, et que celles des autres villes étaient combles, on décréta au bout d’un mois l’expulsion des lépreux de toutes les zones habitées, cités, bourgs et hameaux. Les malades erraient de plus en plus nombreux par les chemins creux, tous vêtus de la même robe, obligés d’agiter leur crécelle tous les cinq ou six pas. Les paysans retrouvaient fréquemment leurs corps mutilés gisant dans les talus ou dans les champs. Peu à peu, les lépreux, que l'on appelait aussi « mézeaux », devinrent si nombreux que plus personne n’osa voyager. Au début du printemps, ne trouvant plus rien à se mettre sous la dent, ils commencèrent à se réunir en bandes de dix à cinquante individus pour attaquer hameaux et villages. Le fils de Robert Le Torte, Eudes, organisa des battues pour les exterminer mais les mézeaux savaient bien se cacher dans les forêts et ils étaient déjà trop nombreux. Pis encore, le jeune vicomte reçut lui-même les premiers stigmates de la lèpre, des pustules sur les joues et les jambes, mais comme il s’était fardé le visage pendant des semaines pour éviter qu’on découvrît son affliction, il avait contaminé beaucoup de ses gens d’armes, avant d’être à son tour expulsé de son propre château. Une fois condamné à l’ostracisme, le vicomte déchu organisa et arma les bandes de ladres et terrorisa la population.


C’est à ce moment-là, au début du carême, que commencèrent à affluer les villageois à Sistreville fuyant l’épidémie, car la ville, étrangement, n’avait pas encore connu un seul cas de personne atteinte par cet épouvantable fléau. Les nouveaux venus s’entassèrent dans les auberges ou chez l’habitant pour les plus riches d’entre eux, mais l’immense majorité des vilains improvisa son campement à même la rue, sur les places, sur les parvis, et même à l’intérieur des églises. La ville grouillait de monde, on ne pouvait plus se déplacer dans la cité sans piétiner des corps, les miséreux s’amoncelaient les uns sur les autres, et coexistaient avec leur bétail, poules, cochons et vaches, qu’ils avaient amené avec eux. La cathédrale elle-même s’était transformée en gigantesque étable. La ville, engoncée dans ses murailles trop étroites, menaçait de craquer sous cette marée humaine, aussi, les autorités bourgeoises décidèrent une semaine plus tard de fermer les portes de Sistreville aux nouveaux arrivants. On se mit alors à vivre en huis-clos, sans aucune nouvelle de l’extérieur, en attendant de pied ferme la venue de la maladie, irrémédiable, qui soulagerait enfin la ville de son trop-plein d’habitants.

Chaque jour, on entendait les rumeurs les plus folles sur la lèpre. Bien entendu, certaines mauvaises langues accusaient les juifs, mais finalement moins que ce que Pierre n’avait craint au début de l’épidémie, peut-être parce que celle-ci s’était surtout propagée dans les campagnes et non en ville, où se concentrait l’essentiel de la communauté juive. Alors, la faute rejaillissait sur les cagots, qui avaient empoisonné les puits pour répandre le fléau. Les cagots, ou « caqueux » comme disaient les Normands, étaient de pauvres hères qui servaient de boucs-émissaires à chaque grande calamité, tout comme les juifs, mais ceux-là étaient particulièrement misérables et habitaient généralement la campagne. On les discriminait pour des raisons des plus obscures que tout le monde avait oubliées. Certains métiers leur étaient interdits, on les confinait dans des quartiers spéciaux à l’écart des villes, ils ne pouvaient pas se mêler au reste de la population et entraient dans les églises par une porte dérobée, spécialement faite pour eux.


Dès le début du fléau, Pierre avait trouvé l’attitude de Bernardin tout à fait admirable, et s’était proposé de l’aider. En effet, le frère mineur, contrairement aux autres prédicateurs qui s’en donnaient à cœur joie lors des grandes catastrophes, était le seul à ne pas chercher de coupables, de péchés à expier. Au lieu de cela, Bernardin disait dans ses prêches que seuls l’amour et la fraternité pouvaient permettre de triompher de ces terribles épreuves. Pierre, en suivant le bon conseil du religieux, avait accueilli chez lui trois familles de paysans, une vingtaine d’individus en tout, sans compter les animaux, qui campaient dans la grande salle – il avait néanmoins réservé pour lui sa chambre, à cause de son fils qui n’avait pas encore atteint l’âge de six mois. Enguerrand avait fait de même et le sculpteur réussit à le convaincre de participer, avec Jacques Baptiste, aux distributions de pain que tous les matins le frère mineur organisait dans les rues de la ville pour les plus démunis.


Un matin, sur le parvis de la cathédrale, alors que Pierre se frayait un chemin dans la foule pour chercher Bernardin, un prédicateur, monté sur l’échafaudage qui avait servi à sculpter le tympan de la Nativité, le désigna du doigt parmi la multitude et s’écria :


« Toi, l’estropié ! Tu crois vraiment que l’on peut arrêter le fléau de Dieu en distribuant du pain ? Quelle insulte ! Mais il faut au contraire jeûner et prier pour expier les péchés de cette ville ! Et tu veux que je te dise pourquoi Dieu nous envoie ce fléau, Pierre Toussaint ? Parce que l’architecte de notre sainte cathédrale a recueilli une juive sous son propre toit ! Oui, c’est ta femme qui a tout déclenché, « le Beau pied » ! Si tu veux vraiment que la lèpre épargne Sistreville, cesse de nous donner du pain, répudie d’abord ta juive de femme, et sculpte pour nous une statue de saint Lazare ou de saint Érige, qui nous protègeront de la lèpre ! »


Pierre demeura tout à coup pétrifié par la peur, les yeux rivés sur le prédicateur, tandis que les badauds commençaient à le pousser, à l’insulter et à le couvrir de crachats. Mais Bernardin accourut alors au secours de son ami et lui offrit protection sous son manteau. Personne n’osait frapper un moine, aussi la marée humaine s’écarta peu à peu. Le frère mineur leur criait :


« Laissez mon ami en paix ! Sa femme est bien meilleure chrétienne que vous ! Et sachez qu’aucune statue du monde ne saurait empêcher la lèpre ! »


Bernardin, abritant toujours le sculpteur sous le pan de son manteau, alla se réfugier dans une petite chapelle à l’intérieur de la nef de la cathédrale, où il y avait un peu moins de monde qu’ailleurs. Pierre tremblait de tout son corps. Son ami, pour le rassurer, lui dit alors à voix basse :


– Ne t’inquiète pas. Ils s’en prennent chaque jour à quelqu’un de différent. Hier les cagots, aujourd’hui les juifs, demain les bossus ou les borgnes, va-t’en savoir. N’aie pas peur, frère.

– Non ce n’est pas cela qui m’effraie, Bernardin, articula Pierre à grand-peine. Ce genre de scène, malheureusement, était prévisible. Si je tremble, c’est pour une autre raison...

– Dis-moi, mon frère.

– En écoutant le prédicateur, j’ai regardé le bas-relief de la Nativité qui était derrière lui et que j’ai sculpté il y a quelques mois... Et il manque un pied à l’enfant Jésus !


Pierre refusa de bouger de la cathédrale avant de pouvoir observer de plus près son bas-relief. Plusieurs heures plus tard, alors que le prédicateur était descendu depuis longtemps de l’échafaudage, il y monta et caressa le tympan de ses doigts. Il comprit alors que la pierre qu’il avait sculptée était malade. Elle était couverte de minuscules lichens verdâtres et suintait anormalement. La roche était fiévreuse et le sculpteur put aisément diagnostiquer cette affliction : il s’agissait de poudroiement, un mal dû à la présence de matières organiques dans le cœur même du bloc, qui avaient pourri sous l’action de la pluie infiltrée pendant tout l’hiver et qui détérioraient la pierre peu à peu en la transformant en une sorte de poudre. Il n’y avait hélas aucune guérison possible, le bas-relief était condamné à tomber en poussière, progressivement, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien. Mais il n’y avait là aucune magie non plus, il s’agissait d’une maladie fort commune de la roche calcaire, tout dépendait de l’endroit de la carrière d’où on avait extrait le bloc. Ce qui était beaucoup plus surprenant, c’est que Pierre, qui avait toujours eu une empathie toute particulière avec les pierres, ne se fût aperçu de rien en sculptant le bloc alors que sa souffrance était facilement détectable. Sans doute avait-elle geint tandis qu'il la ciselait. Mais le sculpteur n’avait pas su écouter sa plainte. Il était si obnubilé par son nouveau statut d’être humain qu’il en avait oublié son vieil amour pour les pierres. Peut-être, après tout, avait-il tout bonnement perdu son don.


Le bas-relief, comme Pierre Toussaint l’avait prévu, commença donc à poudroyer. Le lendemain matin, l’enfant Jésus perdit son autre pied, et le jour suivant, deux phalanges. Puis ce fut le tour de la Vierge, qui perdit d’abord une oreille, puis une autre. Le petit peuple commença à se rendre compte de l’étrange phénomène. On parla de la malédiction du sculpteur judaïsant, qui avait refusé de ciseler une statue de saint Érige pour sauver la population et qui avait ensorcelé la pierre en l’affligeant de la lèpre. On disait que le fléau, transmis par la statue malade allait bientôt s’abattre et ravager toute la ville. Mais les considérations sur la sculpture changèrent du tout au tout lorsqu’on constata, quelques jours plus tard, qu’il n’y avait toujours pas de cas de lèpre à Sistreville, alors qu’aux dernières nouvelles, l’épidémie faisait rage partout ailleurs, et qu’on parlait maintenant de centaines de morts dans les cités voisines, à Louviers, à Pont-de-l’Arche, aux Andelys.


Bientôt, un curieux culte commença à s’organiser autour de la statue de la Vierge à l’Enfant. On disait que Sainte Marie et l’Enfant Jésus avaient accepté d’endosser la lèpre pour préserver la population de la ville. On les appela « Notre-Dame du sacrifice », et « le petit Roi lépreux ». De longues queues se formaient pour monter à l’échafaudage et toucher la pierre miraculeuse, ou embrasser les moignons douloureux de l’enfant et de la femme, ce qui, bien entendu, accélérait le processus de poudroiement de la statue. On priait toutes les nuits avec ferveur devant le bas-relief, et lorsqu’un morceau de pierre se mettait tout à coup à tomber du tympan, les fidèles alors se ruaient sur le petit tas de poussière et se bousculaient pour ramasser la poudre magique, qui devait à coup sûr posséder plus d’une vertu guérisseuse.


Bien entendu, certains, comme maître Enguerrand, Jacques Baptiste ou bon nombre de maçons, connaissaient la véritable affliction de la pierre, mais personne n'osa souffler mot, car la crédulité du petit peuple servait les intérêts de tous. La cathédrale, autrefois critiquée, devenait enfin le vrai symbole de la ville ; et depuis que s’était déclenchée la ferveur populaire autour du bas-relief, il n'y avait pas eu la moindre rixe, la moindre altercation à déplorer. La statue douloureuse avait réussi à calmer les ardeurs criminelles du vulgum pecus, et tous priaient et s'évertuaient pour mériter les faveurs de Dieu. Et ce poudroiement était particulièrement bénéfique pour Pierre, car désormais plus personne ne parlait de cagots ni de juifs et ne s'en prenait à lui, au contraire on vénérait le divin sculpteur, qui en son temps avait déjà sauvé les travailleurs de la sainte cathédrale en terrassant des gargouilles qui menaçaient de s’abattre sur la ville, et qui avait reçu les stigmates de la Passion en sculptant le Christ sur la croix.


Le bas-relief agonisa encore pendant sept jours. « Notre-Dame du sacrifice » et « le petit Roi lépreux » perdirent peu à peu les bras, les jambes, les cheveux, le nez, la bouche et les yeux, et finalement les deux têtes tombèrent ensemble le même soir. Le lendemain matin, un émissaire du roi de France entrait dans la ville et annonçait la fin du danger. Eudes, le vicomte déchu et ses bandes de mézeaux avaient été mis en déroute par les soldats du roi, et tous les malades avaient été exterminés ou emprisonnés dans les léproseries de Rouen ou de Paris. Les villageois purent repartir chez eux au cours de la semaine suivante.


Pierre Toussaint, après cet événement, demeurait perplexe, se demandant si un miracle s’était ou non produit. Bien entendu, il savait pertinemment que la pierre ne pouvait pas être atteinte par la lèpre, cependant son vieux fond mystique l'empêchait de croire aux coïncidences. Lorsque lui étaient parvenues les premières rumeurs au sujet de l’épidémie, il avait prié le Seigneur et Lui avait dit que peu importait si toutes ses statues disparaissaient pourvu que sa famille fût épargnée par le fléau. Et c’était justement le bas-relief de la Nativité, qui était en même temps le portrait de sa femme et de son fils, qui s’était effondré. Il en parla à Judith, qui se moqua de lui :


« Que tu es naïf, mon bon ami ! Tu sais, moi je crois qu'ici tout le monde a prié pour préserver sa famille. Chacun y est allé de sa petite promesse, de son petit marchandage avec Dieu. Et comme la maladie n’est pas venue, tout le monde est persuadé d’être le responsable du miracle et tout le monde se prend pour un saint ! Mais, dis-moi mon amour, pourquoi crois-tu que ton Dieu a décidé de gracier les habitants de Sistreville et de punir ceux de Gaillon ou d'Acquigny ? Tu crois vraiment que les gens d'ici sont meilleurs que les autres ? Les Sistrevillais seraient-ils le nouveau peuple Élu ? »


Le sculpteur haussa les épaules, agacé. Il décida alors de parler à Bernardin, qui était un homme de Dieu, et par conséquent plus enclin à comprendre le merveilleux. Un soir, alors que le religieux dînait chez lui, il lui demanda :


– Bernardin, tu te souviens de ce jour où tu as dit à la foule qu’aucune statue au monde ne pouvait empêcher la lèpre ? Les miracles n’existent donc pas ?

– Si, ils existent. Mais je ne crois pas en ce type de miracle, mon frère, répondit calmement le Franciscain. Dieu est amour, les grandes calamités ne sont pas des châtiments, et Dieu ne décide pas non plus de sauver les Hommes parce qu’ils lui ont offert des statues, de l’or ou des prières. Dieu ne s’achète pas. Aimer, c’est un acte gratuit…

– Alors, qu’est-ce que le miracle, Bernardin ?

– Le vrai miracle, c’est la vie, Pierre. C’est Dieu, qui est partout, dans chaque animal, dans chaque brin d’herbe, dans chaque rocher. Il est à l’intérieur de nous, il nous parle, mais nous ne savons pas l’écouter. Les hommes sages et saints, eux, en sont capables, et c’est ainsi que les miracles se produisent. Par exemple, saint François sait reconnaître le miracle de la nature ; et c’est comme ça qu’il peut parler aux oiseaux ou apaiser les bêtes fauves. Jésus a dit : « Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : "transporte-toi d'ici là" et elle s'y transporterait, et rien ne vous serait impossible. » Oui, les miracles existent, mais pour cela, il faut croire, aimer et prier.


Pierre baissa la tête, puis, après un long silence, il chuchota :


– Tu sais, Bernardin, à plusieurs reprises dans ma vie, j’ai eu l’impression que Dieu me parlait… Mais je n’ai jamais réussi à interpréter Sa Volonté. Et maintenant je ne suis plus sûr de rien. Je ne sais plus si c’est l’ange ou le démon qui m’a inspiré dans ces moments-là, ou pire encore, si ce n’est pas ma folie. J’ai peur, Bernardin, j’ai peur du diable et surtout, j’ai peur de moi-même.


Le frère mineur le regardait, l’air grave.


– Dis-moi tout, Pierre, mon frère. Quels sont les signes ? Qu’est-ce que Dieu t’a dit ?


Soulagé de voir que Bernardin le prenait au sérieux, Pierre osa raconter ses expériences mystiques. C’était la première fois qu’il le faisait. Il commença par évoquer son enfance quand, âgé d’environ douze ans, il avait eu l’impression d’entendre une voix lui ordonner de ciseler un chef-d’œuvre pour célébrer Sa gloire. Mais en même temps, le Très-Haut avait pulvérisé sa colombe d'argile, son tout premier bas-relief, pour mieux la laisser s'envoler jusqu'aux Cieux. Depuis, chaque fois que Pierre avait senti la présence divine, ses sculptures avaient fini par être anéanties. Que voulait le Très-Haut ? Ne lui avait-Il pas envoyé des signes évidents pour qu'il arrête de sculpter ? Pierre se demandait si au fond, Jacques Baptiste n’avait pas raison, si Dieu ne refusait pas les images.


– Non, mon frère, l’interrompit Bernardin, le Seigneur aime les images, c’est certain. Si Dieu s’est fait homme, de chair et d’os, s’il s’est matérialisé, c’est bien pour que le monde parvienne à se le représenter. Et nous, pour être sauvés, nous devons imiter le Christ, imiter la Création divine. Les images sont le « Liber pauperum », le livre des pauvres, et permettent aux illettrés de comprendre et d’aimer les textes sacrés. François nous l’a bien montré, en inventant la crèche. Dis-moi Pierre, que peut-il y avoir de mauvais dans la représentation de la scène d’un nouveau-né accueilli par des gens humbles et heureux ? Non mon frère, je crois que tu n’es ni fou ni possédé, et que le Seigneur t’a bel et bien parlé, mais que tu as l’esprit trop confus pour comprendre son appel. Mais ne doute pas un seul instant, mon frère, Dieu est bel et bien présent dans tes sculptures. Il l’est dans toutes les créations des hommes, mais toi, tu es particulièrement talentueux et la grâce de tes œuvres réussit à nous émouvoir mieux que toute autre.

– Mais pourquoi donc Dieu détruit mes statues, alors ?

– Peut-être que le Seigneur veut te mettre en garde contre la vanité, contre l’orgueil. Ou peut-être, de même que la lèpre touche aussi des innocents, parce que toutes les choses ici-bas sont amenées à périr. Mais dis-moi, mon frère, certaines de tes sculptures sont demeurées intactes… Ton ange du bon conseil, par exemple, c’est une œuvre sublime. Tu sais, je vais t’avouer quelque chose : quand je suis arrivé à Sistreville, il y a un an, j’étais en proie au doute, je ne cessais de m’interroger sur le sens de mon sacerdoce. Nous, les frères mineurs, devions continuer de sillonner le monde et de prêcher la bonne nouvelle dans cette société imparfaite ? Pouvions-nous parler de l’égalité entre les hommes sans dénoncer les puissants, sans critiquer les rois ? Devions-nous nous retirer du monde, devenir cénobites, ou bien agir en marge de l’Église, qui a trahi le message du Christ ? Et puis, j’ai vu ta statue. Elle m’a profondément touché. C’était comme un reflet de moi-même, un reflet bénéfique, apaisant. Et elle a parlé à mon âme, oui, mon frère, j’ai vraiment eu l’impression d’entendre sa voix !


Pierre demeurait stupéfait en écoutant ces paroles. Il balbutia :


– Elle t’a parlé ? Mais que diable t’a-t-elle dit, Bernardin ?

– Que l’on peut être docile en surface et rebelle en profondeur, sans pour autant renoncer à son idée ou faire preuve d’hypocrisie. Que l’on peut transformer le monde en douceur, peu à peu, depuis l’intérieur même de l’Église, mais que c’est impossible en y renonçant ou en s’y opposant. Tu vois Pierre, mon frère, comme tes œuvres sont véritablement inspirées par Dieu. Elles nous aident à trouver le chemin et à devenir meilleurs.


Pierre ne savait qu’en penser. Son ancien tuteur avait réussi à le convaincre et renforcé ses convictions, mais il demeurait cependant sceptique au sujet de son ange déchu. Personne, à part lui, n’avait perçu l’expression maléfique de la statue, et il se dit qu’après tout, peut-être que les erreurs commises pour ce portrait étaient minimes, quasiment invisibles, et que les défauts qui l’obsédaient l’empêchaient de voir son œuvre comme il devait. Le regard des hommes sur ses sculptures était bien différent du sien propre, décidément. Ainsi, Lucifer devenait l’ange du bon conseil et la Vierge à l’enfant, son ouvrage le plus bâclé, le plus raté de tous, était celui qui avait réussi à transcender les hommes, à les rendre bons et dévots.


 
Inscrivez-vous pour commenter ce roman sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.

Oniris Copyright © 2007-2023