Pierre Toussaint se sentait soulagé, car la lèpre était partie comme elle était venue et n’avait emporté avec elle aucun de ses proches. Cependant d’autres catastrophes allaient bientôt apparaître, conséquences directes de la lèpre, car les malheurs ne viennent jamais seuls. En effet, comme l’épidémie était apparue au printemps, temps des semences, que les villages avaient été décimés, que beaucoup de paysans s’étaient réfugiés à Sistreville, et qu’enfin de nombreux champs avaient été saccagés par les guerres entre les soldats du roi et les bandes de ladres, en juillet les moissons s’étaient avérées catastrophiques. Une période de disette s’annonçait donc, qui menaçait de tuer ceux qui avaient réussi à survivre à la maladie.
Bernardin expliqua à Pierre que les famines étaient en général aggravées par la spéculation de la part des riches bourgeois et des paysans les plus aisés qui, pressentant les mauvaises récoltes, achetaient de la farine tant qu’ils pouvaient, l’engrangeaient pendant des semaines avant de la revendre à prix d’or une fois que la famine faisait rage. Pierre était indigné et se demanda alors si le frère mineur n’exagérait pas, mais Jacques Baptiste était d’accord, c’était la triste vérité. Le juif convers en profita pour déclarer, d’un ton ironique, à Bernardin :
« Et après on dit que ce sont les juifs les usuriers, ceux qui s’enrichissent du malheur du monde. Mais les juifs ne commercent qu’avec l’argent, pas avec le pain. »
Peu à peu, on commença à sentir à Sistreville l’effet de la disette. Le pain devenait un bien rare et son prix ne cessait de s’accroître. On le vendit bientôt trois ou quatre fois plus cher que d’habitude et il était devenu infect, car les meuniers mêlaient la farine de seigle à du son, de la paille ou de la purée de glands. Sur les marchés, les altercations se faisaient de plus en plus fréquentes. Les premiers cas de malnutrition survinrent, qui touchèrent avant tout les plus faibles, les enfants, les vieillards et les mendiants. Le bas peuple grognait. À titre d’exemple, pour éviter la révolte généralisée, les autorités de la ville décidèrent de faire couper en public la main d’un indigent qui avait volé un pain sur un étalage. Mais, malgré toute la dissuasion du monde, les incidents de ce type étaient inévitables et s’accentuaient de jour en jour.
Bernardin, tous les matins, parlait sur le parvis de la cathédrale devant une bonne cinquantaine de spectateurs. Depuis l’épisode de la lèpre, le frère mineur avait réussi à faire entendre sa voix, et il était devenu une personne influente dans la ville. En ces temps difficiles, le Franciscain dans ses prêches s’adressait tout particulièrement aux plus riches, leur demandait de partager le pain avec les démunis en suivant l’exemple du Christ. Un matin, son sermon fut plus virulent, il commença par évoquer la parabole de la multiplication des pains et des poissons, pour finir par accuser explicitement les mauvais chrétiens qui engrangeaient la farine dans leurs silos au lieu de la distribuer charitablement. La foule, en écoutant les diatribes du religieux, manifestait vivement sa colère, elle huait, sifflait, conspuait les puissants, mais ce vent de révolte s’apaisa peu à peu et la multitude finalement se dispersa en attendant de se réunir le lendemain matin, autour d’un nouveau sermon du frère mineur. Aussitôt la populace partie, des hommes armés de gourdins et de nerfs de bœuf s’approchèrent de l’orateur et le forcèrent à les accompagner jusqu’à la maison de ville. Là, se trouvaient des représentants de la commune de Sistreville et des frairies, qui firent comprendre au religieux que s’il continuait à parler à tort et à travers, il serait expulsé de la cité ou tout bonnement éliminé.
Bernardin, le soir même, se rendit chez Pierre et lui exposa son dilemme. Le Franciscain ne savait que faire : d’un côté, il n’avait aucune envie de se taire et se moquait bien des menaces, peu lui importait de mourir au nom de la Vérité et de la Justice ; mais d’un autre, il pensait à son ordre qui venait d’être approuvé par le pape. Le Saint-Siège se méfiait comme de la peste de ces moines qui professaient la pauvreté absolue et vivaient d’aumônes. Rome avait certes accepté l’existence des frères mineurs, mais à la condition sine qua non de toujours prêcher par l’exemple et de ne jamais s’attaquer à la richesse de l’Église ou aux grands de ce monde. Défier les autorités signifiait donc mettre en péril, du moins pour le royaume de France, l’œuvre de François d’Assise. Le sculpteur écouta son ancien tuteur mais ne sut que lui conseiller.
Le lendemain matin, alors que Pierre sortait de chez lui pour assister au nouveau discours de Bernardin, il aperçut dans la cour son ami Enguerrand et l’interpella :
– Salut à toi, l’ami ! Tu viens jusqu’à la cathédrale avec moi ? – Aujourd’hui non, le Beau pied. Je n’ai aucune envie d’écouter ton ami le sermonnaire et ses objurgations du diable ! – Tu devrais changer d’avis à son sujet, Enguerrand. Il dit des choses sensées, tu sais. – Sensées ? Foutre Dieu ! « Eh bien, si tu chantais en été, danse en hiver ! » en voilà une chose sensée ! Tu te souviens de cette phrase, le Beau pied ? Non ? Ce boiteux grec que tu m’as fait lire il y a quelques mois, qui parlait de fourmis qui faisaient sécher leur grain ? – Oui, Ésope ! – C’est ça, Ésope, noundidiou ! Eh bien ce Grec, ma foi, il marchait peut-être de travers, mais il pensait sacrément droit ! Ton ami Bernardin, il est comme la cigale de la fable : il mendie toute l’année sa nourriture, et quand il n’y en a plus, le voilà qui s’indigne ! S’il veut vraiment que le pain soit partagé, qu’il retourne dans sa famille de la haute noblesse et se mette à administrer ses terres, sacré nom. Et qu’il ne vienne pas nous chauffer les oreilles avec ses soi-disant usuriers du grain qui n’existent que dans sa tête, mordieu ! Vois-tu, le Beau pied, moi, j’ai acheté à prix d’or la semaine dernière une bonne dizaine de sacs de grains. Et tu sais pourquoi ? Pour affamer le peuple ? Non ! Parce que je suis une bonne fourmi, moi, et que je prévois les choses en pensant à ma famille, à mes domestiques, à mes ouvriers. Quoi ? Je suis un monstre parce que je préfère encore que ce soient les autres qui claquent des dents plutôt que mes proches ? Tu sais, le Beau pied, moi qui suis fils de loqueteux, je trouve que c’est tout de même un comble qu’un patte-pelue qui a toujours connu l’opulence vienne me donner des leçons d’humilité, foutrebleu !
Pierre ne s’attendait pas à une telle hargne de la part de son ami et ne trouva rien à lui répondre. Tout en marchant vers la cathédrale, il se demanda qui de Bernardin ou d’Enguerrand détenait la vérité, sans parvenir à trancher pour l’un ou l’autre. Il arriva bientôt sur la Grand place, où se massait déjà une multitude pour écouter le frère mineur. L’information avait circulé de bouche à oreille, quelque chose d’important devait se passer ce matin-là, et tout le monde attendait sur le pied de guerre le sermon du religieux. Les travailleurs de la cathédrale avaient eux aussi délaissé leur travail pour venir gonfler le nombre des assistants. Il y avait peut-être deux ou trois cents individus en tout, qui se serraient les uns contre les autres sur le parvis étroit, les yeux fixés sur l’échafaudage de la façade occidentale, où bientôt apparaîtrait l’orateur. La majorité de l’assistance était composée de pauvres gens, aux silhouettes faméliques et aux traits marqués par la faim, mais il y avait aussi quelques jeunes gens de bonne famille, et toute la racaille des bas-fonds, bélîtres, indigents et maroufles en tout genre. L’ambiance était tendue, le brouhaha incessant. Pierre se faufila dans la foule pour s’installer juste devant le portail de la cathédrale, là où il ne craignait pas d’être piétiné en cas de bousculade. Bientôt, il entendit des chevaux hennir à l’autre bout du parvis. Une vingtaine de cavaliers du nouveau vicomte bloquait à présent les différentes issues de la place. Ils étaient armés jusqu’aux dents.
Pierre décida d’avertir Bernardin et le chercha dans la nef où il était censé attendre avant d’apparaître en public. Mais pour éviter les hommes de main des frairies, Jacques Baptiste avait caché le Franciscain dans la crypte et le sculpteur ne le trouva pas. Quand il sortit enfin sur le parvis, le frère mineur s’apprêtait à grimper sur l’échafaudage qui allait lui servir d’estrade. Autour de lui, Pierre vit les douze mendiants, les apôtres du mal, qui occupaient le tout premier rang. Certains s’étaient même assis sur la tribune de l’orateur. Le sculpteur remarqua qu’ils étaient tous armés de bâtons ferrés, de burins et de maillets, instruments qu’ils avaient probablement volés sur le chantier. Ils étaient décharnés et paraissaient déjà plus morts que vifs, seule la haine qui les alimentait et brûlait dans leurs yeux les animait encore. Comme Pierre les fixait avec insistance, un des mendiants l’observa à son tour et, avec un sourire menaçant, exhiba son avant-bras mutilé. C’était lui le voleur de pain dont la main avait été tranchée en public, une semaine auparavant. Dans son autre main il tenait une serpette, et l’homme l’agita devant les yeux du sculpteur en montrant qu’il comptait bien s’en servir.
Bernardin monta sur sa chaire improvisée. Il scruta la foule, tremblant, livide, et commença à bafouiller :
« Mes frères, mes sœurs... »
Le silence se fit, oppressant. Les yeux se pressaient sur le frère mineur, des centaines de regards affligés par la détresse, le dénuement, rivés sur lui. Bernardin parut fléchir un court un instant, puis brusquement, il releva la tête pour déclamer une harangue, beaucoup plus acerbe que Pierre n’aurait imaginée, avec un ton d’autant plus agressif qu’il se voulait sûr de lui.
« Malheur à ceux qui voudraient me faire taire ! Malheur à ceux qui affament les pauvres gens et qui s’enrichissent grâce à la misère humaine ! Malheur à ceux qui ne pensent qu’à l’argent ! Ceux-là dont je parle ne sont pas nos frères, ils ne sont pas chrétiens, et ne le seront jamais ! »
Des « vivats » et des applaudissements suivirent cette première déclaration. Les indigents montés sur l’échafaudage et ceux du premier rang répondirent à ces premières paroles en brandissant leurs armes. Un peu partout dans la foule, d’autres bras se levaient, qui empoignaient des bâtons, des fourches, des faux. Pierre aperçut, dans un coin de la place, un groupe de cavaliers qui dégainaient leurs épées. Qu’était donc en train de faire Bernardin ? S’il ne changeait pas tout de suite de ton, tout cela finirait en un bain de sang, pensait le sculpteur, inquiet. Il regarda son ami, perché sur sa tribune. Le Franciscain demeurait hésitant, titubant, devant la foule surexcitée. Manifestement, il n’avait pas mesuré la violence de ses premières paroles et cherchait ses mots pour calmer la situation. « Mort aux riches ! » hurla un enragé, aussitôt acclamé par une bonne partie de l’assemblée. Pierre tourna la tête : Jacques Baptiste, posté juste derrière lui contre le portail de la cathédrale, applaudissait aussi.
« Non ! s’écria Bernardin. En vérité je vous le dis, un chrétien n’a pas le droit de tuer son frère ! Et les riches sont aussi nos frères, ils sont chrétiens, comme nous ! »
Un long flot de murmures parcourut la place. Que voulait donc dire le frère mineur ? Il affirmait que ceux qui tiraient profit de la famine n’étaient pas chrétiens, mais l’instant d’après, il expliquait que les riches bourgeois l’étaient bel et bien... Mais alors, de qui parlait-il ?
« Mort aux juifs ! » s’écria une voix anonyme, bientôt relayée par d’autres au fond de la place, et peu à peu les gens finirent par scander cette phrase, convaincus maintenant que le religieux avait bien fait référence au peuple déicide.
Bernardin clamait qu’on l’avait mal compris, que les juifs n’avaient rien à voir dans cette affaire mais c’était déjà trop tard, ventre affamé n’a pas d’oreille, et plus personne ne voulait l’écouter. Sa voix ne parvenait pas à couvrir les beuglements de la populace, et la multitude fixait maintenant son attention sur un groupe d’exaltés à l’autre bout du parvis qui implorait les cavaliers du vicomte de les aider à pourchasser les ennemis de la foi. Pierre vit alors comment, profitant du moment, un des mendiants assis sur l’échafaudage poussa Bernardin avec son bâton et le fit tomber de son estrade, puis comment le brigand à la main coupée, en contrebas, se chargea aussitôt de lui trancher la gorge avec sa serpette. Dans tout ce vacarme, personne ne s’aperçut de l’assassinat du frère mineur. La cohue s’était mise en marche, furieuse et mugissante, aveuglée par la haine, et les soldats laissaient s’échapper les gens de la place, comme ils ne menaçaient plus de troubler l’autorité bourgeoise. Au contraire, les hommes d’armes escortaient l’attroupement jusqu’à la rue aux juifs.
Pierre, abasourdi, demeurait assis dans l’embrasure du portail. Il voulut s’élancer vers son ami, le prendre dans ses bras pour pleurer sur sa dépouille, mais il ne parvint pas à soulever son corps tétanisé par l’effarement. Il fixait le cadavre allongé sur le parvis, qui reposait tranquille au beau milieu du va-et-vient de la foule survoltée. Bernardin gisait là, calme et serein dans le tintamarre, il dormait les yeux grands ouverts, avec un sourire béat qui traversait son visage angélique, et un ruisseau vermillon qui s’écoulait paisiblement de son cou. Pierre jeta un coup d’œil derrière lui pour parler à Jacques Baptiste, mais il avait disparu. À sa place, il vit le diable en personne, l’ange du bon conseil, qui contemplait la scène avec son sourire narquois. Aucun doute n’était permis, cette statue était bel et bien le portrait craché de Lucifer, le bel ange de lumière, l’alter ego de Bernardin, qu’une balafre commise dans un moment d’égarement avait damné à tout jamais et transformé en ange déchu.
Tout à coup, le sculpteur pensa à sa femme, à son fils, et se leva d’un bond pour se ruer à corps perdu dans la masse qui grouillait et vociférait. Il fut tout de suite bousculé et piétiné, et dut poursuivre son chemin vers sa maison à cloche-pied, comme il avait perdu son bâton, en s’appuyant aux façades pour éviter de tomber à la renverse au milieu des pieds qui allaient et venaient dans les ruelles étroites. Arrivé à l’angle de sa rue, il aperçut un attroupement de gueux postés devant sa demeure, dont la porte principale avait été défoncée. Effrayé, il chercha à sautiller jusqu’à chez lui, mais un homme soudain l’attrapa par le col et l’attira sous un porche. C’était Jacques Baptiste. Dans sa main, il tenait une épée. La lame était ensanglantée.
– Tais-toi, murmura-t-il au sculpteur. Il n’y a plus rien à faire maintenant. Ils sont trop nombreux. – Et Judith ? – Elle a réussi à s’enfuir, avec ton enfant. Si tout va bien, elle est déjà loin, et hors de danger.
Il y avait une petite porte dans le renfoncement du porche, que Jacques défonça. Les deux hommes pénétrèrent dans la remise d’un savetier. Là, à l’abri des regards, ils purent observer à travers une lucarne étroite la scène qui se déroulait juste en face d’eux, de l’autre côté de la ruelle, à l’entrée de la maison de Pierre et d’Enguerrand.
Des miséreux entraient et sortaient de la bâtisse en transportant des sacs pleins du butin qu’ils venaient de piller. D’autres ripaillaient dans la cour en formant une grande ronde autour des provisions glanées çà et là et amoncelées à la hâte. Bientôt, trois marauds armés de piques et de fléaux à blé franchirent le seuil du bâtiment central, en poussant devant eux Enguerrand. Le maître d’œuvre était nu, le corps couvert d’ecchymoses. Un des hommes le projeta à terre. L’architecte ne chercha pas à se relever. Il demeurait à genoux, les bras ballants, et baissait les yeux devant ses tortionnaires. Soudain, Pierre sentit sous son nez une odeur âcre et familière. Elle provenait d’une grande auge remplie de purin que quatre gueux portaient à bout de bras dans la rue, et qu’ils déposèrent devant la maisonnée. On traîna Enguerrand jusqu’au baquet pour le plonger la tête la première dans la fange. Puis on l’obligea à danser dans le purin, au rythme des fifres et des turelures, des triques, des crachats et des battoirs. Lorsque les railleries commencèrent à s’amenuiser un homme lança, goguenard :
« Alors, l’ami des juifs, la puanteur te gêne ? Allons-donc, la truie que tu as épousée doit puer bien plus que ça ! Et la juive qui vit sous ton toit, elle doit sentir le vilain bouc ! Où est-elle, maintenant, avec son petit bâtard et le sorcier infirme qui lui sert de mari ? Allez, parle ! »
Enguerrand, bien entendu, demeurait silencieux.
– Vous avez remarqué que les juifs se lavent tout le temps ? cria un autre brigand à la cantonade. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’ils sont pourris de l’intérieur. Nous les chrétiens, on n’a besoin de se laver qu’une seule fois dans notre vie, lorsqu’on nous baptise. – Et toi, éructa un troisième larron, tu es le greluchon d’une catin, le familier des juifs. Tu as grandement besoin d’un nouveau baptême ! Oui, on va te baptiser de nouveau, mauvais chrétien. Ouais… Dans la Seine ! – À la Seine ! répétèrent les autres à l’unisson.
On s’empara d’Enguerrand et on se le fit passer de main en main par-dessus les têtes, pour l’entraîner jusqu’aux berges du fleuve. C’était presque exactement la même scène que Pierre Toussaint avait connue une vingtaine d’années auparavant, lors du carnaval, au moment de son arrivée à Sistreville, mais il y avait une grande différence : cette fois-ci, l’architecte avait été ligoté, une fois jeté dans le fleuve, il lui était impossible de nager jusqu’à la rive. Il y avait aussi une autre différence : Pierre au lieu de ricaner bêtement, sentait au fond de lui une tristesse incommensurable. Mais sa consternation était si grande que son esprit demeurait perclus et l’empêchait de penser ou de pleurer.
Jacques posa une main sur l’épaule de son ami, et lui chuchota dans le creux de l’oreille :
« Ce qui arrive est affreux, Pierre, mais ne perds pas l’espoir, surtout. Ta femme et ton fils ont pu s’échapper. Quand s'arrêtera le massacre, nous les retrouverons. »
La voix du maçon se voulait franche et apaisante, mais elle tremblait et trahissait son manque d’assurance.
– Où sont-ils, Jacques ? demanda Pierre à brûle-pourpoint. – Je ne sais pas exactement, mon ami, mais ils ont réussi à sortir de la ville, sains et saufs. Laisse-moi te raconter. Quand j'ai commencé à voir la tournure que prenaient les événements sur le parvis de la cathédrale, mon sang n’a fait qu’un tour et je suis aussitôt parti vers ta maison. Là, j’ai dit à Judith qu’elle se prépare au plus vite pour s’enfuir. Elle a emmailloté le petit Simon Pierre et l’a accroché dans son dos, et moi j’ai eu le temps de prendre des miches de pain dans les cuisines et de remplir deux bourses de livres tournois. J’en ai donné une à Judith, la moitié du pain, et j’ai gardé le reste pour moi... De quoi manger pendant une semaine – Jacques, tout en parlant, montrait sa besace, cachée sous un pan de sa cape. Après nous sommes sortis par la petite porte des serviteurs, à l'arrière de la maison. Juste Judith et moi, parce qu’Enguerrand refusait d’abandonner la demeure. Il disait qu'il n'avait rien à craindre, qu’il connaissait les habitants de Sistreville et que tout le monde l’appréciait ici… – Fifrelin ! Le pauvre homme… – Oui. Il n'était pas sur le parvis de la cathédrale et n'a pas su mesurer le danger, je crois. J'ai eu beau insister, c’était inutile, il m’a dit qu’il en avait assez de fuir, que toute sa vie, il l’avait fait… Enfin. Avec Judith, nous avons couru dans la rue, et comme tout le monde courait aussi, nous sommes passés inaperçus. Nous sommes arrivés devant la porte de l’Ouest. Nous allions bientôt la franchir et sortir de la ville, lorsqu’un cavalier nous a barré le chemin. Tout est allé très vite alors. J’ai réussi à le désarçonner, et une fois à terre, je lui ai planté sa propre épée en plein cœur. Puis, j’ai tourné la tête, et là, j’ai vu ma sœur de l’autre côté de la porte. Oui Pierre, elle avait réussi à sortir de la ville ! J’ai voulu la rejoindre, mais d’autres soldats fonçaient vers moi, alors j’ai couru dans la direction contraire, vers l’intérieur de la ville, pour être sûr qu’ils ne poursuivraient pas Judith. J’ai réussi à les semer. Après, j’ai voulu retourner vers la maison d’Enguerrand, au cas où il avait besoin d’aide, maintenant que j’avais une épée, mais c'était trop tard. C’est là que je t’ai vu.
Pierre regardait Jacques, sans vraiment réagir, et ce dernier, en l’observant, lui répéta :
– Tu m’as entendu, Pierre ? Je t’ai dit que ta femme a réussi à s’enfuir ! Tu sais, elle est forte, elle saura se débrouiller toute seule dehors, et en plus elle a de l’argent et du pain ! On la retrouvera, c’est sûr ! Il ne faut pas perdre espoir, Pierre, elle est hors de danger !
Pierre leva la tête et répliqua :
– Espoir ? Hors de danger ? Aujourd’hui le danger est partout et l'espoir nulle part, Jacques.
La remarque fit taire le maçon, et ils continuèrent d’attendre en silence. Ils demeurèrent plus d’une heure cachés dans la remise étroite. Jacques trépignait d’impatience, il ne cessait de regarder la rue, soupirait bruyamment ou maugréait à voix basse, mais Pierre demeurait parfaitement immobile. Les pillards abandonnèrent la maison, et Jacques souffla :
« On ne peut pas rester ici longtemps, Pierre, c’est trop risqué. Écoute-moi. Maintenant qu’il n’y a plus personne chez toi, nous allons nous y réfugier. Une fois la nuit tombée, nous essaierons de sortir de la ville. »
Le maçon porta Pierre sur son dos pour traverser la ruelle. Le sculpteur trouva un bâton qui jonchait le sol de la cour, puis il suivit le juif convers qui entra, l’épée au poing, dans la maison saccagée. Tout y était désespérément vide, les misérables avaient tout emporté, nourriture, vaisselier, tentures, il ne restait absolument plus rien ni personne. Ils entendirent du bruit dans une salle du rez-de-chaussée et s’approchèrent furtivement. Dans une pièce adjacente à l’aula qui servait d’étude à l’architecte, ils aperçurent les silhouettes de trois indigents, agenouillés autour d’une armoire, occupés à essayer de récupérer, à la pointe d’un couteau, la peinture d’or incrustée sur les battants et les rivets. Les trois compères étaient si absorbés par leur besogne qu’ils n’avaient pas entendu les deux hommes pénétrer dans la demeure. Jacques avança à pas feutrés, et en deux coups d’épée, trancha le cou d’un premier mendiant et estoqua le second en pleine poitrine. Le troisième larron se retourna, effrayé. Pierre le reconnut aussitôt, c’était le manchot à la serpette qui avait tué Bernardin. Le gredin se mit à implorer pitié en pleurnichant mais Jacques se montrait inflexible et brandit de nouveau son arme pour lui porter le coup de grâce. Sans réfléchir, Pierre arrêta son bras :
– Ça suffit ! Laisse-le partir !
Jacques regarda son ami, surpris, et le mendiant profita de ce moment d’inattention pour s’enfuir. Le maçon ne put le rattraper et renonça à le poursuivre dans la cour. Il se retourna vers Pierre et cria :
– Mais qu’est-ce qu’il t’a pris, bon sang ! – Tu ne trouves pas qu’il y a eu assez de crimes aujourd’hui ? – C’était l’assassin de Bernardin, tu le savais, Pierre ? Il méritait de mourir. Œil pour œil dent et pour dent. – Avant la loi du talion, il y a le premier commandement de Dieu, Jacques : « Tu ne tueras point ».
Le maçon baissa la garde de son épée, et lui répondit sur un ton acerbe :
– Cette loi, elle s’applique aux humains, pas aux parasites ni aux bêtes fauves. Et si cet homme nous trahit, maintenant ?
Pierre demeura sans voix. Son ami avait raison.
Jacques voulut faire le tour de la maison, pour s’assurer qu’elle était vide, avant d’aller se réfugier dans la cave. Dans la chambre d’Enguerrand, ils découvrirent Ermeline et son fils Martin. Ils étaient allongés dans le lit en lambeaux de l’architecte, blottis nus l’un contre l’autre. Le fils avait été égorgé et la mère empalée. Jacques ne put contenir un cri de colère en les voyant, mais Pierre eut assez de sang-froid pour leur fermer les yeux et marquer un signe de croix sur leurs fronts. Le maçon, accablé, décida de clore l’inspection des lieux et les deux hommes allèrent se cacher dans les soubassements de la maison.
Là, cachés dans la pénombre, ils attendirent de nouveau. Par un soupirail, ils pouvaient entrapercevoir les mouvements de la rue. Les gens couraient et dansaient, du sang plein les bottes. On entendait des rires gras et des chants d’ivrognes. Cela ressemblait à une grande fête, Pierre n’avait jamais ressenti toute cette agitation et cette ivresse dans la ville en dehors du carnaval. Mais cette fois, c’était un carnaval tragique et désespéré, un carnaval qui se serait déroulé en plein Carême, car tout le monde était à jeun et buvait pour tromper sa faim, un carnaval aussi où chacun avait ôté son masque et exhibait enfin sa vraie apparence monstrueuse. Ils sentirent bientôt une fumée épaisse qui provenait de la place de la cathédrale. Pierre sut plus tard qu’il s’agissait là d’un autodafé, d’un grand feu qu’on avait allumé pour brûler les manuscrits et les rouleaux de la Torah trouvés dans la synagogue et dans la « bet sefer », la petite école judaïque.
Jacques parlait sans interruption, à une vitesse effrénée, sans à peine reprendre son souffle, comme si les mots lui permettaient de conjurer son malheur et d’arranger la situation. Il s’indignait, vitupérait contre les riches, les pauvres, les rois et les mendiants, les chrétiens et les juifs, dans un discours logorrhéique qui oscillait sans demi-mesure entre l’espoir et l’abattement. Pierre l’écoutait à peine. Lui, au contraire cherchait la mortification pour atténuer sa peine. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre en dehors du monde, l’esprit vide et le corps inerte, le verdict de la Providence. Mais Jacques était là, qui l’empêchait d’oublier la réalité insoutenable. Les discours enflammés du jeune homme l’irritaient au plus haut point, toutes ces paroles ravivaient ses souffrances et le forçaient à revivre les scènes atroces de la journée. Lorsque Jacques évoqua la mort d’Enguerrand, le sculpteur en profita pour lui asséner, sur un ton acrimonieux :
« Tu sais Jacques, je t’ai vu applaudir au cri de "mort aux riches", sur le parvis de la cathédrale. Et pourtant toi, tu avais le ventre plein. Alors tais-toi donc, tu ne vaux pas mieux que tous ces assassins. »
Le maçon le fulmina du regard et se mit à vociférer :
« Comment, tu me traites d’assassin, Pierre ? Mais ce n’est pas moi qui ai tué Enguerrand, pourtant ! Le vrai coupable dans cette histoire, c’est Bernardin ! Eh oui, Bernardin, le saint homme ! S’il avait eu le courage de mener la révolte jusqu’au bout, nous n’en serions pas là ! Et puis, si tu veux vraiment mon avis, ton ami Enguerrand, ce n’était pas non plus le plus charitable des hommes ! Tu sais combien de grain il cachait dans sa demeure ? »
Jacques alla s’asseoir à l’autre bout de la cave, hors de lui. Le silence se fit, enfin. Pierre chercha à se rasséréner, mais l’altercation avec le maçon l’avait décontenancé, et à présent il ne cessait de s’interroger. Il repensait à cette statue de l’ange déchu, qu’il avait ciselée autrefois, sous l’effet du vin et de la folie. Quelques coups de burin mal placés avaient suffi pour que l’ange se convertît en diable. Ainsi étaient les hommes comme Bernardin, les guides, les anges annonciateurs du paradis terrestre : comme ici-bas, il n’y a pas de Salut, pas de miséricorde et pas de Vérité, leurs ouailles se perdent dans les ténèbres et le moindre mot galvaudé les conduit droit en enfer. Mais comment en vouloir à ce pauvre Bernardin, dont la seule erreur avait été de croire que les humains pouvaient être frères ? Et comment en vouloir à Enguerrand ? Pierre se souvenait, attendri, de ce hameau sordide, au cœur de la tourbière, quelque part entre la Loire et la Seine, de ce puits que son vieux compagnon avait fait édifier, de ce pain qu’il avait partagé avec les plus miséreux. Jacques se trompait, Fifrelin était bel et bien l’homme le plus charitable qui fût, il avait juste refusé de se soucier du monde, et de voir la misère au-delà de sa porte. Mais était-ce donc si blâmable de préférer ses proches à son prochain ? Pierre essaya de concentrer son esprit pour réfléchir encore, mais soudain, il songea à Judith, et un frisson lui glaça l’échine en l’imaginant morte. Il luttait contre ces pensées atroces lorsque Jacques s’approcha de lui, les yeux embués de larmes, pour lui demander pardon.
« C’est moi qui te demande pardon, répondit Pierre d’une voix étranglée. Tu m’as sauvé la vie aujourd’hui, pour la seconde fois, et je ne t’ai pas remercié. »
Jacques serra son ami dans ses bras, et tous deux demeurèrent longuement enlacés sans parler ni bouger. Le jeune homme éclata en sanglots, mais Pierre ne réussit pas à lâcher la moindre larme, ce qui aurait pourtant soulagé son trop plein d’amertume. Ensuite, le maçon sortit de sa besace une miche de pain et une outre de vin. Pierre avait la gorge nouée et dut se forcer pour avaler quelques bouchées, et refusa de boire. Tout en mangeant, le maçon déclara :
« Judith est partie par la porte de l’Ouest, elle doit donc se trouver quelque part sur le chemin ou dans la forêt. À mon avis, elle s’est réfugiée dans une ferme ou une maison isolée, en payant ses hôtes… Oui, on la trouvera, c’est sûr, mais il faut faire vite. Ce soir, Pierre, nous franchirons la muraille, je connais un endroit où on peut se faufiler pour sortir de la cité. »
Pierre l’interrompit :
– Écoute-moi, Jacques. Toi tu as juste une vingtaine d’années et une forte carrure. Moi, je ne suis qu’un pauvre infirme. Si je vais avec toi, je serai un fardeau. Et tu n’as pas besoin d’un fardeau pour retrouver Judith et mon enfant. Pars tout seul. Tu connais la forêt du Grand-Leu, sur la route de l’Ouest ? – Oui, bien sûr. – Dans une clairière au cœur de la forêt, il y a une pierre moussue que l’on dit miraculeuse. Je t’y attendrai dans une semaine très exactement, toute la journée. Que Dieu fasse que tu apparaisses accompagné de Judith et du petit Simon Pierre !
Jacques, après une courte réflexion, acquiesça de la tête. Le soleil disparut bientôt par le soupirail et les deux hommes se retrouvèrent dans l’obscurité la plus parfaite. Ils se tinrent par la main pour ne pas se perdre dans les ténèbres, et attendirent encore jusque vers la mi-nuit. Enfin, le maçon décida de partir. Il laissa tout son pain à Pierre, et aussi l’outre de vin et son manteau, mais le sculpteur refusa de garder l’épée et les livres tournois. Il embrassa son ami et lui rappela le rendez-vous dans la forêt, dans sept jours exactement. Puis Jacques se dirigea à tâtons vers l’échelle qui menait à la trappe, et s’en fut. Pierre se retrouva seul. Il se pelotonna dans un recoin et voulut s’assoupir, mais son esprit était bien trop agité pour trouver le sommeil. Alors, il se mit à boire. Cela faisait des années qu’il n’avait pas ingurgité de vin en grandes quantités, aussi, très vite, il trouva l’ivresse. Satisfait, il bascula sa tête contre le mur épais et sentit les pierres palpiter autour de lui. Son corps et son esprit s’enfoncèrent progressivement dans la paroi, et bientôt, il parvint à abandonner tout à fait son enveloppe charnelle pour glisser parmi les pierres aqueuses du soubassement.
Des cauchemars atroces le réveillèrent à l’aube. Les images terrifiantes de la nuit clignaient toujours sous ses paupières : il y avait Judith et Simon Pierre, comme deux gisants de marbre dans les draps d’Enguerrand, une statue d’argile qui pleurait du sang, debout les pieds noyés dans un baquet qui lui servait de socle, et dans une grande sarabande de fauves affamés et de gargouilles humaines, l’ange du bon conseil, Bernardin. Pierre le voyait tomber de son piédestal, pour mieux se relever sous les traits du démon. Le sculpteur se redressa pour dégourdir son corps ankylosé par l’humidité de la cave et les images insoutenables s’évanouirent peu à peu. Il avait froid, malgré la cape de Jacques Baptiste, ses pensées morbides aiguillonnaient son crâne et la faim tiraillait son estomac. Mais au lieu de manger, il préféra se remettre à boire, car le vin ne risquait pas de manquer, contrairement au pain. Il chercha de nouveau l’insouciance et l’oubli, mais tout à coup, juste après sa dernière gorgée, le halo blanc du soleil qui pénétrait par le soupirail lui rappela le chai où il avait vécu pendant huit ans, et où il avait perdu la tête. Une terrible sensation d’angoisse s’empara de lui : voilà qu’il était de nouveau prisonnier, seul, ivrogne, aliéné. Il essaya de maîtriser sa peur, mais le vin peu à peu commençait à couler dans ses veines, irriguer son cerveau, contrôler sa conscience. Bientôt, il vit les murs se mettre en branle pour se rapprocher inexorablement de lui, tandis que le plafond s’affaissait à vue d’œil. Des monstres, cachés derrière la paroi torturaient la pierre depuis les profondeurs. Leurs cheveux de mousse dépassaient des lézardes, leurs racines filiformes jaillissaient des interstices, comme des centaines de griffes qui trépanaient les blocs pour mieux les démolir. Les pierres meurtries suintaient à gros sanglots sous leur poussée funeste. Le sculpteur, pris de vertige, s’affala au milieu de la cave. Les parois continuaient d’onduler sous ses yeux. Un coup de vent entra brusquement par le soupirail, et les démons troglodytes répondirent à cet appel en soufflant dans les béances de la roche. Pierre sentait leur haleine terreuse caresser son visage et lui glacer l’échine. Le courant d’air glissait contre les murs en agitant les chevelures et les doigts des monstres, faisait crisser la vieille échelle et craqueter la trappe. Les créatures grognaient de plus en plus fort. Dans le sarcasme abominable, le sculpteur crut discerner un murmure étouffé. L’espace d’un instant, il eut l’impression qu’une voix humaine l’avait interpellé. Il s’approcha en titubant vers la trappe, d’où provenait le bruit.
Dans l’angle juste au-dessous de l’échelle, il découvrit, adossée contre le mur, une pierre longiligne et racée. Il la reconnut aussitôt. C’était le fameux bloc qui lui avait sauvé la vie, jadis, tout en haut des toits de la cathédrale. Une fois à terre, Pierre avait essayé de le ciseler en vain pour lui donner l’aspect d’un ange, puis l’avait fait entreposer dans les caves d’Enguerrand, pour finir par l’oublier. Et l’ange avait attendu pendant quatre ans, caché aux yeux de tous, debout dans son réduit minuscule, le retour du sculpteur. Pierre, autrefois, n’avait pas su saisir la posture de la créature enfermée dans la pierre, mais à présent, elle lui paraissait évidente : Jacques Baptiste avait eu le même geste la veille, dans l’étude du maître d’œuvre, au moment de frapper le mendiant à la main coupée. Ce bras replié, ce poing qui tombait jusque sous la nuque, ces genoux fléchis, tout s’expliquait enfin : l’ange était un guerrier qui empoignait une épée et s’apprêtait, tapi dans l’ombre, à bondir sur son ennemi pour lui asséner un coup mortel. C’était une pose virile et redoutable, et pourtant, il y avait une telle mansuétude dans ce bout de rocher que Pierre Toussaint tomba en extase, au point d’en oublier les créatures chtoniennes qui le harcelaient.
La pierre l’invita à venir s’abriter dans l’intervalle entre elle et la paroi, et le sculpteur, sans hésitation, s’empressa de ramasser ses maigres effets pour rejoindre la cachette. Il glissa dans la fente exiguë pour s’enfouir sous le manteau de l’ange. Là, recroquevillé dans l’obscurité la plus complète, il n’entendit plus un bruit, ne ressentit plus rien, ni le froid, ni la faim, ni l’ivresse ou la peur. Il était enfin en dehors du monde, dans les limbes, au-delà de l’espoir et du chagrin, dans l’infinie quiétude du néant. Le cœur de l’ange battait au plus profond de la pierre, qui berçait le sculpteur, et les heures et les jours passèrent inaperçus. De temps à autre, les cloches des églises de la ville résonnaient au lointain pour rappeler le moment de l’eucharistie, et Pierre avalait alors un peu de pain et une goulée de vin. Ensuite, il comptait le temps qu’il lui restait jusqu’à son rendez-vous avec Jacques Baptiste. Dans quelques jours seulement il allait enfin apprendre la sentence du Très-Haut : si les siens avaient péri, il connaîtrait l’enfer, et dans le cas contraire, juste le purgatoire.
Le quatrième jour, au petit matin, il fut ébloui par une aura de lumière intense juste au-dessus de lui, qui disparut aussitôt dans un claquement sec. Ensuite, il entendit l’échelle grincer, et comprit enfin la situation : un homme venait d’ouvrir la trappe et de descendre dans la cave. Le sculpteur reçut de plein fouet son haleine, d’une puanteur extrême. De toutes évidences, il s’agissait d’un soiffard, d’un traîne-misère. Pierre était paniqué. Contre lui, le cœur de l’ange, dans sa chape de calcaire, battait la chamade, à moins que ce ne fût là l’écho de sa propre poitrine. L’inconnu tournait dans la cave en quête de pitance. Le sculpteur l’écoutait inspecter chaque recoin méticuleusement, dans le fol espoir d’y trouver quelque chose à manger. Aucun doute n’était permis, ce bourbeux allait très bientôt découvrir sa cachette. Mais que faire ? Sortir de là et lancer le pain qu’il lui restait ? À coup sûr, un être affamé préférerait manger plutôt que de tuer, et ensuite, une fois rassasié, il remercierait son bienfaiteur, rien n’était plus certain.
« Non. Tue-le ! Tue-le ! Tu n’as toujours pas compris ? C’est un des mendiants qui a assassiné Bernardin ! C’est lui ou c’est toi, alors tue-le, crois-moi. »
Pierre ne savait pas qui lui avait soufflé cette exhortation, l’ange de pierre, les monstres cachés derrière le mur, ou son propre esprit affolé. Le miséreux avançait vers lui. Son pas se mêlait aux cœurs qui galopaient tout au fond de la roche, aux clameurs célestes qui réclamaient du sang, aux soufflements putrides des démons souterrains. L’homme regarda derrière le bloc, et Pierre, estomaqué, se leva soudain dans un cri d’effroi. Il se redressa avec une telle force que le bloc bascula pour retomber dans un fracas d’enfer. Le malfrat mourut sur le coup, le sternum broyé par la pierre assassine.
Pierre contemplait le cadavre, les yeux écarquillés, et ne parvenait pas à le reconnaître. C’était un mendiant, certes, mais faisait-il vraiment partie de la bande de criminels qui avait tué son ancien tuteur ? Impossible de le savoir, un rictus épouvantable déformait ses traits, et puis, il avait le visage à tel point décharné qu’il ressemblait à n’importe quel squelette. Pierre se demanda s’il ne s’agissait pas d’une pauvre victime innocente, et si l’ange de pierre n’était pas en réalité le plus innommable des démons, un fauve insatiable qui le poussait au meurtre. Il entendit les côtes de l’indigent craquer sous la mortelle étreinte, et un ronronnement sourd tout au fond de la roche. La pierre commençait son festin, sous l’œil des monstres charognards terrés derrière le mur, qui attendaient leur tour pour goûter les restes de la proie. Pierre écœuré, décida de s’enfuir, sans même remercier la pierre qui lui avait sauvé la vie pour la seconde fois. Il grimpa échelle, ouvrit la trappe et partit de la maison aussi vite qu’il le put.
Quand il se retrouva dans la cour, les lueurs du petit matin l’aveuglèrent. Il entendait encore les grognements des pierres, loin dans les profondeurs. Il avança, pressé de quitter la ville au plus vite. Les rues étaient désertes. Mais bientôt, en voyant la cathédrale se dresser devant lui, il se rendit compte qu’au lieu de se rendre vers les portes la ville, ses pas l’avaient conduit instinctivement jusqu’au chantier. Pierre ne résista pas à l’envie de voir une dernière fois ses œuvres, avant d’abandonner définitivement la cité. Mais alors qu’il s’approchait de l’église, il aperçut une dizaine de silhouettes assoupies sur les échafaudages accolés aux porches. C’étaient les fameux mendiants. La troupe était au complet, sauf bien entendu les deux victimes de Jacques Baptiste, et le macchabée qui gisait dans la cave, si toutefois celui-ci faisait vraiment partie du groupe. L’un d’entre eux se leva d’un bond et réveilla ses compères.
« Regardez qui va là... Le "Beau pied" ! »
Pierre recula, mais les mendiants avancèrent vers lui et eurent tôt fait de l’encercler. Le sculpteur saisit la miche qu’il restait dans son sac, et la tendit vers les mauvais apôtres en criant :
– Tenez, et mangez-en tous... C’est tout ce que j’ai, je vous le jure. Et partez, de grâce ! – Il a raison, déguerpissons ! s’exclama le gredin à la main coupée, avant de s’emparer du pain pour s’enfuir en courant. Les autres se lancèrent à ses trousses et Pierre se retrouva seul. « Main coupée », à sa façon, venait de lui sauver la vie.
Le sculpteur respira largement et s’approcha des bas-reliefs pour leur faire un dernier adieu. Puis, saisi d’une lubie soudaine, il alla chercher un marteau et un burin dans son atelier, et retourna, décidé, jusqu’aux portails. Il frappa comme un forcené sous le socle de l’ange du bon conseil, puis il monta sur son échafaudage pour essayer de le faire tomber. Mais la statue s’arrimait à son piédestal, et se moquait bien des vaines tentatives du sculpteur pour le détrôner. Alors Pierre changea d’idée : il se mit à taillader le visage de l’ange. Quelques coups lui suffirent pour balafrer son sourire et pour donner à ses yeux un aspect reptilien. Il n’y avait plus aucun doute possible, tout le monde désormais pourrait remarquer qu’il s’agissait bien d’un diable, la sculpture perfide ne pourrait plus tromper personne. Satisfait, Pierre se retourna vers le tympan du milieu, celui du Jugement dernier, et sans hésiter, il se mit à marteler les habitants de Sistreville qui se trouvaient du côté des Justes, à la droite du Christ. Très vite, il réussit à tous les faire disparaître. Pierre éclata de rire en savourant sa vengeance : non, à Sistreville, personne ne méritait d’être sauvé. Les riches affamaient les pauvres, les pauvres désignaient les juifs, et les juifs expulsaient ceux qui dans leur communauté refusaient le martyre ; les maçons défiaient le Ciel et le clergé bénissait leurs blasphèmes, d’autres religieux venaient d’apparaître pour porter les mendiants au pinacle, ces mendiants qui n’étaient que de vils criminels. Pour une gorgée de vin qu’ils partageaient en frères, ils commettaient au moins dix méfaits répugnants, mais ces va-nu-pieds n’étaient guère différents du reste des hommes : une fois dépouillés de leurs possessions matérielles, il ne restait plus que des bêtes immondes. L’homme était mauvais, Pierre en avait eu la preuve irréfutable. La société était condamnée à l’enfer sur la Terre, et de toutes manières, si jamais apparaissait une étincelle d’espoir, les puissants se chargeaient aussitôt de l’éteindre en l’arrosant de sang. Non, décidément, il n’y avait pas de Justes à Sistreville, tous étaient coupables, tous méritaient la géhenne, se disait Pierre Toussaint en regardant les silhouettes qu’il venait d’effacer du paradis à grands coups de burin.
Il contempla ensuite le Christ sans visage et se dit que c’était parfait ainsi, que représenter Dieu était un acte de pur orgueil, comme l’était aussi de vouloir dresser des églises jusqu’aux portes du Ciel. Et pour s’assurer que personne ne sculpterait jamais de figure pour le Fils de l’Homme, il se mit alors à casser la pierre avec acharnement. Lorsqu’il s’arrêta, il y avait un grand trou à la place du visage du Messie. Personne ne pourrait jamais plus rien ciseler à cet endroit-là, et le sculpteur était ravi. Il sauta alors sur un second échafaudage et observa la scène de la crucifixion. Entre ses dents, il se mit à grommeler :
« Gros cochon d’évêque, comme ça, tu voulais que je représente des juifs sur ce bas-relief ? »
À petits coups de marteau, il rectifia le nez du Christ sur la croix. Il creusa aussi ses pommettes, arrondit ses paupières et épointa ses oreilles. Pierre s’esclaffa en admirant le résultat. Maintenant, Jésus avait le nez crochu, les lobes pendants et les yeux globuleux. C’était un juif martyrisé par les Romains, comme l’affirmaient les Évangiles.
Le sculpteur, de la haine plein la tête, se déplaça ensuite sur le troisième échafaudage, celui de la Nativité, mais il n’y avait plus rien à faire : la Vierge et l’Enfant avaient disparu, comme Judith et son fils. Cette absence l’oppressa soudain. Il rangea ses instruments, descendit de son échafaudage et boita jusqu’aux portes de la ville. Il n’eut aucun mal à sortir de Sistreville. Il continua son chemin sur la route de l’Ouest, sans le moindre regard sur la cité qui se réveillait tranquillement derrière lui, caressée par l’aube douce du début juillet. Sistreville, où Pierre Toussaint avait passé en tout et pour tout dix-huit ans, toute sa jeunesse, et qu’il ne reverrait jamais plus.
Le soir, il était dans la forêt. Il s’allongea par terre à côté de la pierre miraculeuse et demeura deux jours entiers, figé dans ses pensées, à tel point immobile que la mousse commença à prendre racine sur son corps.
Jacques Baptiste apparut le jour prévu, vers midi. Il était seul et marchait sans hâte jusqu’à son rendez-vous. Pierre comprit aussitôt, en jugeant la démarche de son ami et son air dépité, qu’il allait lui annoncer d’affreuses nouvelles. Le sculpteur se releva, et attendit patiemment que le maçon vînt à lui. Comme Jacques pour une fois ne trouvait pas ses mots, il prit les devants.
– Judith est morte, n’est-ce pas ?
Le maçon acquiesça de la tête, avant d’ajouter :
– Mais ton fils vit encore.
Jacques expliqua ensuite les circonstances du drame. Le jour du massacre un soldat avait renoncé à poursuivre le maçon dans les rues de la cité pour pourchasser Judith hors les murs. Il l’avait abattue d’un coup d’épée dans la ruelle principale du faubourg, mais la femme d’un modeste batelier, dans un élan charitable, avait recueilli l’enfant chez elle, et l’avait allaité avec son propre rejeton.
Pierre demeurait bouche bée en écoutant le maçon. Ce n’était pas la mort de son épouse qui le déconcertait tant, dès le début il s’attendait à ce drame, mais pas une seule fois en sept jours il n’avait envisagé l’éventualité de perdre un seul de ses deux êtres chers. La Providence lui avait réservé le sort le plus cruel : non seulement elle ne lui épargnait pas le malheur, mais elle le condamnait de surcroît à rester dans le monde, à demeurer lucide et lutter pour protéger son fils. Il s’effondra près de la pierre de vie qui avait engendré le petit angelot de chair, sa plus belle création, et pour la première fois depuis le début de la tragédie, il se mit à pleurer.
Ainsi s’achevait sa vie à Sistreville. Pierre Toussaint, après un long combat, avait enfin réussi à devenir humain, mais au bout du compte, c’étaient ses semblables qui étaient dépourvus de cette humanité qu’il avait tant cherchée. Il avait beaucoup sculpté aussi, mais il ne restait plus grand-chose de son œuvre, mis à part le paradis perdu, sur le chapiteau d’une abbaye reculée de Guyenne, et deux tympans qu’il avait sabotés lui-même sur une cathédrale bancale d’un petit évêché normand. De toutes manières, sculpter pour les hommes était parfaitement inutile, et même dangereux ; quant à Dieu, Il n’aimait probablement pas la sculpture, et même, à l’instar de la bonté ou de l’espoir, peut-être qu’Il n’existait pas.
FIN DE LA SECONDE PARTIE
|