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L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille
Charivari : L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille  -  20. La colonne de saint Siméon
 Publié le 12/12/16  -  47999 caractères  -  5 lectures    Autres publications du même auteur

Pierre Toussaint avait peut-être trente-huit ans lorsqu’il entra à Jumièges, et il y demeura pendant trente-sept autres années, qui s’écoulèrent paisiblement, sans encombres ni grands rebondissements. Après Tussignac où il avait passé son enfance il retrouvait enfin la vie monastique, au crépuscule de son existence. La boucle était enfin bouclée, sa vie d’homme libre, à Sistreville ou ailleurs, n’avait guère été qu’une longue parenthèse inutile. Mais à Jumièges, contrairement à Tussignac, il fut bien accueilli et toujours traité charitablement. Dans cette abbaye, plus que dans n’importe quelle autre, le secours aux déshérités était un précepte essentiel, à tel point qu’on la nommait « Jumièges l’aumônier » ou encore « Jumièges l’hospitalier ».


En arrivant, il s’entretint longuement avec le père abbé, Guillaume de Rançon, un homme sage et bon, et lui confessa tous ses pêchés. Guillaume l’accueillit parmi les siens sans lui infliger la moindre pénitence. Il lui interdit juste de sculpter, comprenant que la création était pour cette âme fragile source de démesure et de folie, mais en réalité ce fut le sculpteur lui-même qui lui souffla cette sentence.


Pierre put aussi convaincre l’abbé de solliciter l’ossuaire de Bernardin auprès du chapitre de Sistreville. Le père Guillaume se souvenait parfaitement de ce frère doté d’une grande intelligence et d’un réel talent pour les enluminures, quoique trop impétueux et rebelle pour la vie monastique. Un mois après la requête, Jumièges reçut les restes du frère mineur, qui furent enterrés dans la crypte de l’abbaye, et la semaine suivante Pierre fut intronisé moine, après vingt-cinq années de noviciat. Il choisit, pour son baptême monastique, de prendre le nom de Siméon, en hommage à son fils Simon-Pierre, mais aussi à cause de saint Siméon le Stylite, dont il voulait à présent imiter la vie. Cet anachorète oriental, ermite solitaire dans le désert, avait vécu une quarantaine d’années au sommet d’une colonne en se nourrissant exclusivement de sauterelles et de scarabées. Pour lui, l’homme qui désirait véritablement se débarrasser du mal devait aussi s’efforcer pour agir le moins possible sur le monde. Et pendant ces quarante ans, pensait Pierre, cet ascète pouvait être sûr qu’il n’avait causé aucun dommage à personne, sauf bien entendu aux insectes. La perfection absolue pour saint Siméon aurait été de se mortifier tout à fait, de refuser de s’alimenter, de bouger, de respirer, en un mot, de devenir statue au sommet de sa colonne. C’était aussi l’avis de Pierre qui depuis sa confession éprouvait du remords pour toutes ses actions passées, y compris celles qui a priori n’était pas blâmables. Il était en effet arrivé à la conclusion que tout ce que crée l’homme sur l’univers est condamné à périr ou à se pervertir et que les meilleures intentions sont justement les plus dangereuses, comme il l’avait constaté en ciselant l’ange du bon conseil ou en écoutant les sermons enflammés de Bernardin aux foules de Sistreville.


Frère Siméon rejoignit la quarantaine de moines qui vivaient à Jumièges et partagea avec eux une vie simple et frugale, faite de méditation et de renoncements. Aucun des vœux qu’il avait prononcés ne représentait pour lui de véritable contrainte, ni le vœu de chasteté – depuis qu’il avait perdu Judith il ne ressentait plus le moindre attrait pour la chair –, ni celui d’obéissance, car il n’avait jamais été très doué pour mener sa vie selon son libre arbitre ; quant au silence et à la mortification, ces deux vertus correspondaient en tout point à son état naturel. Il devint donc un moine exemplaire et jamais l’abbé Guillaume ne dut le rappeler à l’ordre, sauf à une occasion, quelques semaines à peine après son intronisation. Bien entendu, ce fut à cause d’une statue.


Frère Siméon avait pour la première fois quitté l’espace consacré autour du cloître pour aller chercher une clé à la porterie. Et là, devant le bâtiment, accolée à l’un des murs de la façade, il tomba sur une de ses œuvres. C’était une représentation de saint Pierre qu’il avait sculptée dans les chais de Sistreville, autrefois. La tête de la statue était tombée, cependant il n’eut aucun mal à reconnaître le corps de l’apôtre, en parfait état. Mais ce ne fut pas sa seule surprise, puisque quelques instants plus tard, il se rendit compte que le portier de l’abbaye n’était autre que Caron, l’ancien serviteur de l’évêque Adalard de Sistreville, qui pendant presque huit ans avait été son geôlier. Frère Siméon désobéit alors à son vœu de silence pour discuter avec cet homme. Caron, après la mort d’Adalard, et une fois l’atelier de Pierre effondré, s’était retrouvé démuni, sans aucun emploi. Il avait des clés qui n’ouvraient plus aucune porte, et une vie qui n’appartenait à personne. Ce simple d’esprit, une fois n’était pas coutume, eut finalement une idée. Le fait que son trousseau de clés eût servi d’inspiration pour une sculpture l’avait profondément bouleversé. Aussi il s’acharna pour chercher la statue de saint Pierre dans les décombres de l’atelier des berges de la Seine. Il la trouva bientôt, elle était presque intacte, mis à part la tête qui avait disparue. Le vieux serviteur se demanda où aller avec cette sculpture, et des bateliers du port de Sistreville lui expliquèrent qu’elle pouvait peut-être intéresser les moines de Jumièges, qui possédaient justement une église dédiée à ce saint. Caron chargea la statue de Pierre Toussaint et quelques autres blocs retrouvés dans le chai de Sistreville sur une gabare, et se rendit alors à l’abbaye. Il y devint bientôt le concierge attitré, et on lui confia toutes les clés des dépendances du monastère. À force de supplier le père abbé, il avait fini par obtenir le droit de placer la statue de l’apôtre décapité devant la porterie, à une place d’honneur.


Frère Siméon se fit rabrouer le soir même, car il avait brisé son vœu de silence et était arrivé en retard pour la cérémonie des vêpres. Mais le véritable châtiment vint quelques jours plus tard, lorsque l’abbé Guillaume apprit de la bouche de Caron que la statue de saint Pierre était une œuvre de frère Siméon. Le moine sculpteur ne lui en avait soufflé mot et dorénavant cherchait n’importe quelle excuse pour se rendre à la porterie à la moindre occasion, afin de contempler sa statue. Le père supérieur l’obligea à la réclusion complète et au silence absolu pendant un mois entier, et après cette pénitence, il le força à détruire lui-même son œuvre. Caron pleurnichait et implorait clémence, mais le moine exécuta les ordres du père abbé sans rechigner, convaincu de sa grande faute. Il fit disparaître la silhouette de l’apôtre à grands coups de burin puis la débita en trois blocs. Caron en mourut de peine plusieurs semaines plus tard mais frère Siméon, au lieu de regretter son geste, en déduisit que ses statues causaient bien trop de tourments aux hommes et qu’elles devraient toutes subir le même sort. Les trois blocs furent bientôt utilisés pour remplacer trois autres pierres en mauvais état sur un des transepts de l’église Saint-Pierre, et frère Siméon se dit que c’était parfait ainsi : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », avait déclaré le Christ ; il s’agissait par conséquent du meilleur destin possible pour une représentation du Saint Père de l’Église.


Les années passèrent et frère Siméon eut l’occasion de revivre des expériences très similaires à ce qu’il avait connu enfant à Tussignac, cependant le contexte avait changé et le dénouement de tous ces épisodes fut chaque fois différent.


Il y avait, à la croisée du transept de l’église Notre-Dame, un chapiteau qui représentait un oiseau inscrit dans un rinceau végétal. L’animal était prisonnier dans une forêt de pierre, coincé entre la voûte et la colonne, et ne pouvait guère s’envoler. Chaque fois que frère Siméon posait ses yeux sur le bas-relief, il se souvenait de Tussignac, de l’oiseau qu’il avait gravé sur une tablette d’argile et qui avait disparu dans le four du potier ; et aussi de ce rouge-gorge qu’il avait ciselé au-dessus de la porte des celliers, là où le frère Odilon s’était fracassé le crâne. Il n’avait aucun moyen d’éviter le chapiteau, qu’il était forcé de regarder plusieurs fois par jour pendant des heures, car il s’asseyait juste en face quand il assistait aux offices. Ce maudit volatile le déconcentrait dans ses prières. Le moine observait le bas-relief et pensait aux erreurs grossières commises par le sculpteur qui l’avait ciselé. Le corps était balourd, les ailes minuscules, mal dégrossies et pliées de façon totalement absurde ; lui les aurait faites légères, souples et charmantes… Comme lorsqu’il avait gravé cette tablette, à l’âge de douze ou treize ans. Sa première réalisation… Elle était si belle et si gracieuse que Dieu avait permis à son oiseau de s’envoler jusqu’à la voûte céleste. L’enfant avait même entendu un ange parler dans sa tête, pour lui demander de ciseler d’autres œuvres capables de transporter les hommes jusqu’au Très-Haut.


Frère Siméon se rendit compte, au bout de plusieurs années, de cette distraction causée par la sculpture qui excitait son orgueil, et décida d’en parler à l’abbé. Ce dernier lui répondit qu’il était hors de question d’effacer le chapiteau, d’ailleurs cet oiseau était apprécié de tous, et que c’était au moine de modifier sa manière de le regarder. Frère Siméon s’arrangea alors avec un autre moine pour changer de place lors des offices, et en se décalant légèrement à droite, il vit la sculpture sous un angle totalement différent. À présent, la branche censée passer par-dessous les pattes de l’oiseau donnait l’impression d’entrer dans son croupion, et du coup Siméon ne pensait plus du tout à un pauvre animal à l’aile brisée, mais à un poulet à la broche. Des fois, au cours des offices célébrés avant les repas, quand il avait faim, cette vision le distrayait un peu, mais ce péché de gourmandise était bien entendu beaucoup moins grave que celui d’orgueil.


Au scriptorium, frère Siméon connut une autre désagréable expérience qui lui rappela aussi ses années passées à Tussignac. Jumièges possédait un vaste atelier de copie de manuscrit, renommé dans toute la Chrétienté, et l’abbé Guillaume avait orienté le nouveau moine vers cette activité intellectuelle, puisqu’il ne pouvait pas servir pour les travaux manuels, du fait de son infirmité. Au scriptorium, Siméon découvrit tous les manuscrits ouvragés par son ami et mentor Bernardin, et se souvint, ému, du temps passé avec lui sous sa tutelle, à l’abbaye de Tussignac. Il se délectait au contact des grimoires copiés par l’ancien moine de Jumièges, il y en avait des centaines, Bernardin était particulièrement doué, même si parfois la fougue et le manque de rigueur se remarquaient dans ses manuscrits, qui possédaient tous au moins un défaut caché, une lettre oubliée çà ou là, une couleur débordant de la figure ou un trait mal tracé à la règle. Un jour, il tomba sur une enluminure de Bernardin pour une Apocalypse illustrée qui le scandalisa. Le moine s’était représenté lui-même comme l’archange saint Michel terrassant le dragon. Frère Siméon se souvint alors de son autoportrait pour Judith et la manière dont il avait été puni de son immodestie ; son ami avait commis le même pêché que lui et de surcroît, cette illustration était particulièrement bâclée, le moine n’avait respecté ni le texte, ni la symbolique des couleurs, et avait passé très peu de temps sur le dessin du dragon, pour se concentrer exclusivement sur sa propre figure.


Frère Siméon était chargé de finir cette Apocalypse. Il décida de se dédier uniquement à la copie du texte et de l’accompagner d’ornements abstraits à base de formes géométriques, de lacis et d’épissures, mais refusa les illustrations plus figuratives, qu’il confia à un autre moine du scriptorium. Pour ce travail, il adopta l’attitude inverse de celle de Bernardin et choisit de se retrancher derrière son ouvrage sans rien laisser poindre de sa personnalité. Mais au fur et à mesure qu’il avançait dans son travail il devenait de plus en plus perfectionniste : il s’obstinait pour obtenir une œuvre techniquement admirable, des lettres calibrées avec une précision extrême et relisait son texte des dizaines de fois avant d’appliquer l’encre sur le parchemin, car il s’agissait des paroles de Dieu, la moindre erreur de retranscription eût été synonyme d’hérésie. Malheureusement, à la toute fin du dernier chapitre il relâcha son attention et commit l’irréparable : au lieu de « et qui audit, dicat : veni », « que celui entend dise : je suis venu », il écrivit « dicat : venis », avec un « S », ce qui changeait complètement le sens de la phrase puisque celle-ci se traduisait maintenant par « que celui qui entend dise : venez ». L’erreur était d’une extrême gravité et bien entendu, il ne s’en rendit compte qu’après coup, une fois le travail achevé. Il en informa le chantre responsable du scriptorium, mais ce dernier ne daigna pas écouter ses suppliques. Pour une erreur aussi bénigne on n’allait pas gâcher un nouveau parchemin. La seule manière de rattraper cette coquille était de raturer la lettre ou d’ajouter une mention en marge, mais frère Siméon refusait d’abîmer ce beau manuscrit avec un raccommodage improvisé. Ce « S » devint pour lui un véritable cauchemar, il ne cessa d’y penser jour et nuit, se demandant comment récupérer le mot de la manière la plus harmonieuse possible sans pervertir le document. S’il remplaçait la lettre par un dessin, alors il devrait reproduire ce dessin autre part, pour offrir une certaine symétrie à l’ensemble…


Après plusieurs semaines de doutes, il se réveilla une nuit en sursaut et décida d’aller en catimini jusqu’au scriptorium pour réparer sa faute. Il travailla avec acharnement pendant plus d’une heure mais le résultat fut catastrophique, une tache abominable absolument impossible à dissimuler sous une figure quelconque. Hors de lui, il quitta le scriptorium et rejoignit le dortoir des moines. Les jours suivants, il était taciturne, irritable, et savait pertinemment que c’était à cause de cette Apocalypse. Aussi, une semaine plus tard, il décida de trancher la question une fois pour toutes : son ouvrage était resté là, posé sur un des pupitres du scriptorium, en attendant d’être relié par un des moines copistes. Frère Siméon s’arrangea ce jour-là pour sortir en dernier de la bibliothèque, en prétextant de consulter un document. Une fois seul, il fit tomber le chandelier du frère relieur sur son ouvrage et s’en fut, comme si de rien n’était. L’incendie provoqué par frère Siméon faillit bien détruire tous les manuscrits de la bibliothèque, mais par chance, seule l’Apocalypse fut anéantie. Le moine ne commenta jamais cette faute, pas même en confession auprès du père abbé, mais demanda clémence à Dieu. Cependant, le pardon qu’il implora fut pour sa distraction au moment d’écrire le « S » en surplus et pour le pêché d’orgueil commis par son ancien ami Bernardin, absolument pas pour l’incendie, puisque celui-ci avait permis de réparer un double acte sacrilège.


Suite à cet incident, il demanda au père supérieur d’arrêter de travailler au scriptorium, et Guillaume accepta cette requête. Grâce à cette sage décision, frère Siméon se sentit enfin libéré de tout tourment puisqu’il n’aurait plus jamais à subir les affres de la création jusqu’à la fin de ses jours. Il avait à l’époque environ quarante-cinq ans et dès lors, il se consacra exclusivement aux travaux d’intendance, et les seuls documents qu’il devait rédiger étaient des minutiers ou des registres de fournitures.


À Jumièges, il perdit peu à peu la notion du temps et toute relation avec le monde. Les événements de l’extérieur lui étaient étrangers, mis à part la mort du roi Philippe Auguste, neuf ans après son entrée dans le monastère, dont il eut connaissance puisque les moines dirent une messe pour le repos de son âme. Mais il ignorait tout le reste des affaires des hommes. Par exemple il n’apprit l’existence de la bataille de Bouvines que vingt ans après le conflit, de manière fortuite, de la bouche d’un pèlerin. Pourtant, il s’agissait d’un des combats les plus sanglants de l’histoire, avec plus de mille morts dans chaque camp, un soldat sur sept y avait perdu la vie, jamais une guerre n’avait été aussi meurtrière. L’événement avait eu lieu à la fin juillet, près de Lille, exactement l’année de la mort de Judith et une semaine à peine après son entrée au monastère… Aucun doute n’était permis, il s’agissait bien de la bataille à laquelle Jacques Baptiste comptait participer. Avait-il eu le temps de rejoindre les troupes françaises et de participer au combat ? Avait-il survécu ? Frère Siméon se rendit compte que depuis des années il n’avait eu la moindre pensée pour son ami, et le regretta amèrement. Les saisons se succédaient et il oubliait peu à peu ses anciennes cicatrices, sa vie passée dans le siècle. Il se souvenait vaguement de son fils Simon, mais avait grande difficulté pour calculer son âge par rapport au sien. À son arrivée au monastère, Siméon avait honoré sa promesse, faite autrefois, de façonner pour son enfant à chaque Noël un personnage de la crèche. Ainsi, la première année, il avait modelé un âne, la seconde un bœuf, mais dès la troisième année il avait abandonné cette idée, et son petit Jésus n’avait ni parents, ni cadeaux des rois mages. Quant à Judith, au début elle avait hanté ses jours et ses nuits. Chaque soir frère Siméon priait pour elle et chaque matin, pour la rappeler, il caressait une des colonnes du cloître et retrouvait son essence, du bout des doigts. Mais à présent, après tant d’années, ce salut à la pierre n’était plus qu’un rituel machinal, dépourvu de sens.


Au gré des décennies, son corps et ses pensées s’érodaient, comme un rocher plongé dans un torrent qui s’efface peu à peu sous l’effet de l’eau vive jusqu’à disparaître, lentement, mais irrémédiablement. Autour de lui, les moines de sa génération mouraient un par un, croulant sous le poids des ans, mais lui, il jouissait d’une santé de fer et ne semblait pas être affecté par les terribles stigmates de la vieillesse et de la maladie ; tout au plus, les années qui passaient ne faisaient que buriner un peu plus son visage réfléchi, creuser quelques sillons sur son front et ses joues, offrir à ses tempes la couleur de l’albâtre et dégarnir sa tonsure.


Vingt-cinq ans après l’entrée de frère Siméon à Jumièges, l’abbé Guillaume III de Rançon mourut. Il fut remplacé par un autre Guillaume, quatrième du nom, dit « de Rouen » ou « de Courdieu », qui gouverna l’abbaye pendant huit ans, avant de décéder à son tour. Un nouvel abbé fut élu, qui prit aussi le nom de Guillaume. Frère Siméon avait alors soixante-douze ou soixante-treize ans et était devenu le doyen des moines de l’abbaye. Il attendait avec sérénité l’appel du Seigneur et priait pour que sa mort fût brève et fulminante ; en attendant, il comptait bien profiter d’une fin de vie tranquille et reposée. Hélas, le destin en avait décidé autrement. L’abbé Guillaume V était un homme jeune et entreprenant, qui possédait de grands projets pour réformer le monastère. Il souhaitait ajouter des chapelles rayonnantes au chœur de l’abbatiale afin d’amener la lumière à l’intérieur de l’édifice, qu’il trouvait trop sombre et trop vétuste. Il chercha un architecte de renom, mais aucun n’était disponible avant dix longues années. Guillaume apprit alors que frère Siméon possédait tout le savoir technique nécessaire pour élaborer un avant-projet, et qu’en outre, il avait été autrefois un sculpteur talentueux.


Il fit venir le moine au logis abbatial et lui demanda d’élaborer des plans pour améliorer Jumièges. Ce dernier maugréa, tenta d’expliquer toute la souffrance que représentait pour lui la création, mais l’abbé ne voulut rien savoir. Frère Siméon dut donc, à contre-cœur, en dépit de son grand âge, se remettre à la tâche. Il aborda ce travail avec la plus grande nonchalance possible, se bornant à l’aspect technique et comptable de la construction. Il s’agissait tout d’abord de s’occuper des pierres, de les recenser, savoir lesquelles il pouvait réutiliser et combien de nouveaux blocs il fallait commander dans les carrières voisines. Pendant plusieurs mois, il se promena pour inspecter tous les murs de l’abbaye et de ses dépendances et marquer sur son calepin, minutieusement, l’état de chaque bloc, un par un, sans la moindre hâte. Il constata à cette occasion que les pierres les plus hautes placées du grand cellier, qui avait été rénové trente-cinq ans auparavant, c'est-à-dire peu avant son arrivée au monastère, menaçaient de s’écrouler, et suggéra à l’abbé de faire venir un maçon pour construire un échafaudage et renforcer les mortiers. Comme il avait formulé cette demande juste avant la morte-saison, il espérait qu’aucun travailleur ne pût y répondre avant trois ou quatre mois. Malheureusement, dès la semaine suivante, un appareilleur venu tout spécialement du chantier de la cathédrale de Rouen se présenta à Jumièges avec deux de ses hommes. Comble de malchance, Guillaume V fit part, le jour même, d’un nouveau projet que frère Siméon devait exécuter au plus vite.


Il s’agissait d’une statue de l’archange saint Michel, que le père supérieur souhaitait pour l’église du bourg de Jumièges. L’abbaye du Mont-Saint-Michel, aux confins occidentaux de la Normandie, était en plein essor et devenait peu à peu un des plus grands lieux de pèlerinage de toute la Chrétienté ; on l’appelait « la Merveille », elle attirait chaque année des milliers de pèlerins, et l’abbé comptait bien en tirer un quelconque bénéfice. Une statue dédiée à l’archange était une bonne manière de convaincre les voyageurs qui se rendaient au Mont, les « miquelots » comme on les appelait, de traverser la Seine à Jumièges et non pas à Rouen ou à Saint-Wandrille comme ils le faisaient d’habitude.


Frère Siméon frémit en apprenant qu’il devait tailler de nouveau une statue, après plus de trente ans d’inactivité. Le soir, il rêva que saint Michel en personne descendait des Cieux pour lui exiger son portrait ciselé dans la pierre. Il se réveilla en nage, et ne parvint pas à fermer l’œil de la nuit. Le lendemain, après matines, il se rendit au logis abbatial pour supplier le père supérieur de l’épargner et de confier la sculpture à quelqu’un d’autre. En vain, l’abbé se montra inflexible. La nuit suivante, l’ange pénétra de nouveau dans les rêves du vieux moine, et aussi la nuit d’après. Mais saint Michel avait beau insister, frère Siméon refusait de sculpter et échafaudait déjà mentalement tout un répertoire d’excuses et d’échappatoires pour éviter d’honorer la commande de l’abbé.


Après avoir veillé trois nuits de suite, le moine était épuisé, mais la journée s’annonçait fort longue, car les maçons lui avaient demandé de se rendre après tierces jusqu’au grand cellier pour inspecter les blocs. Les travailleurs lui expliquèrent que les pierres avaient été taillées trop grossièrement pour être agencées correctement et qu’il fallait les descendre pour les polir, avant de les appareiller de nouveau. Siméon, du fait de son âge et de son infirmité, ne pouvait grimper sur l’échafaudage pour en juger de lui-même. Il attendit donc sagement que les maçons les fissent descendre, au moyen de cordes et de poulies, jusqu’à terre, pour les examiner.


Il fut surpris de trouver des blocs qu’il connaissait déjà. Il s’agissait d’anciennes statues qu’il avait lui-même taillées autrefois dans les chais de Sistreville et qui avaient été cassées et équarries de manière très rudimentaire. On appréciait encore la trace des vieilles ciselures et on pouvait sans aucune difficulté retrouver les figures originales qui s’y trouvaient gravées. Il y avait là tous les apôtres du mal, saint Luc, saint André, saint Thaddée Jude, les ivrognes de Sistreville étaient au grand complet, en pièces détachées. Il s’agissait, à n’en pas douter, des blocs que le vieux Caron avait apportés de Sistreville autrefois, pensa frère Siméon. Mais qui avait été le sagouin qui les avait assemblés de la sorte en haut de ce mur ?


Bientôt, il vit descendre une pierre très différente des autres. Il dut plisser les paupières pour empêcher le soleil rasant de l’aveugler, et soudain, auréolé de rayons fulgurants, surgi de ses pires cauchemars, il reconnut le basilic, qui le regarda droit dans les yeux. Pris de panique, le moine fit un pas en arrière. Son pied de pierre heurta alors le bas de l’échafaudage et provoqua la chute d’un chaudron, situé tout en haut de la plateforme. Le récipient était rempli d’un mélange de chaux vive et de mortier, et frère Siméon le reçut en plein visage.


Il s’écroula en hurlant comme un diable et les maçons se ruèrent sur lui pour retirer la mixture corrosive qui avait coulé sur ses joues et le long de son dos, en frottant énergiquement avec des chiffons, mais en renonçant à appliquer de l’eau sur les plaies, qui l’aurait brûlé plus encore. Le vieux moine ne put supporter la douleur et s’évanouit. Quand il se réveilla, il eut l’impression de revivre une seconde fois sa pire expérience. Le serpent sifflait dans sa tête, se nouait dans ses tripes et lui, il était allongé dans une litière de l’infirmerie, totalement pétrifié, absolument incapable de bouger le moindre petit doigt. Frère Thomas, le moine responsable de l’infirmerie entra dans la pièce et commença à masser son pauvre corps inerte, avant de lui donner la becquée. Frère Siméon, épouvanté, voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Le basilic avait croisé son regard et l’avait transformé en statue. Dans sa tête, l’odieux reptile ricanait en savourant sa vengeance : le monstre avait perdu une première bataille, quinze ans auparavant, mais il venait de gagner définitivement sa guerre contre le sculpteur. Le vieillard se mit à pleurer mais les larmes le brûlèrent de l’intérieur, et il se rendit alors compte qu’il avait perdu son œil droit.


Au cours des semaines suivantes, très progressivement, le moine parvint à bouger, mais uniquement la partie gauche, là où se trouvait aussi son pied de chair. Le côté droit de son corps demeurait absolument perclus, statufié. La peau avait disparu en maints endroits, la chaux vive avait trépané son crâne, lacéré ses joues et le mortier ankylosé son cou, son épaule dépecée laissait entrevoir des bouts d’omoplate, et en plus de son œil arraché, il avait aussi perdu une oreille. Son torse, aussi craquelé qu’une reliure en vieux cuir, le faisait souffrir à chaque respiration ; son dos raide et arqué l’empêchait de se tenir assis et encore moins debout. Cependant, malgré la gravité de l’accident, ses jours ne semblaient pas en danger. Il demeura alité pendant toute une année dans une cellule isolée de l’infirmerie. Le seul avantage de la situation fut qu’il avait enfin trouvé l’excuse parfaite pour ne plus sculpter, et l’abbé n’insista jamais pour l’obliger à reprendre son projet d’agrandissement de l’abbaye.


Au bout d’un an, frère Siméon put recommencer à marcher, aidé par deux novices, et il assista aux offices dans l’abbatiale, installé dans un fauteuil spécialement aménagé pour lui. Et bientôt, la douleur disparut. Une croûte noirâtre de sang coagulé mélangé au mortier remplaça sa chair à vif et lui fournit une sorte de deuxième peau qui le rendit parfaitement insensible. Il ne sentait plus son avant-bras lorsqu’il le frôlait ou le pinçait avec les doigts de sa main gauche ; il pouvait approcher une flamme de son bras et seule l’odeur de cuir grésillé l’obligeait à le retirer du feu. L’arthrose, avec le temps, cessait de le torturer et de le réveiller pendant la nuit. Les douleurs lancinantes des tendons de son coude s’estompèrent aussi, alors que ses phalanges peu à peu se paralysaient. Chaque mois, une nouvelle articulation se bloquait, et bientôt son poing se ferma à jamais. C’était sa main droite, celle qui tenait autrefois son burin, la main de Dieu pour la majorité des sculpteurs, mais celle du diable pour lui qui était gaucher. L’infirmier de Jumièges avait beau essayer de la lui ouvrir avec des tenailles, elle revenait aussitôt à sa position initiale. Et pourtant, malgré la paralysie de ses doigts, frère Siméon n’avait aucun problème pour remuer le poignet, et même le coude et l’avant-bras. En devenant statue, il ne ressentait plus aucune douleur, mais il ne savait s'il devait se réjouir ou se lamenter de perdre ainsi sa condition d’humain capable d’éprouver la souffrance.

Le plus surprenant fut ce qu’il advint à son dos : dès les premières semaines après son accident, il sentit sa colonne se figer, chaque vertèbre se collait à l’autre, inexorablement, et son dos, dur et cassant, devenait semblable à la crosse recourbée des évêques. Mais à partir de la seconde année, il fut atteint par une très étrange maladie des os. Sur son échine sclérosée commencèrent à apparaître ce que l’on appelle communément des « becs de perroquet », qui sont assez fréquents chez les chiens et les chats très âgés, mais extrêmement rares chez les humains. Des calcifications bizarroïdes s’enkystèrent sur ses vertèbres, en prenant racine dans sa moelle et bientôt, le dos du moine se hérissa d’excroissances osseuses en forme de pointes, qui menaçaient de transpercer sa peau pour affleurer à la surface.


Lorsque cette étonnante affliction des os survint, le moine comprit qu’il ne pouvait s’agir là que de la malédiction du basilic. La transformation était en marche, inéluctable, et mettrait de longues années à agir. Il avait déjà l’épine dorsale d’un reptile et peu à peu, il sentait que son coccyx était en train de s’allonger aussi pour former une queue : il devenait le basilic, il en était certain. Oui, il était en train de se convertir en dragon de pierre. Tout s’expliquait à présent. Il changeait de forme, se transformait en rocher, mais il était sain et sauf, et même, de plus en plus fort et résistant. Déjà, il ne ressentait plus ni le froid ni le chaud, son pouls s’était ralenti à l’extrême. L’infirmier affirmait qu’il éprouvait beaucoup de mal à entendre son cœur battre dans sa poitrine et quand il essayait de saigner son patient, il ne parvenait pas à trouver la moindre veine, qui se cachait dans son bras aussi dur que le marbre. Siméon se convertissait en monstre de pierre, il n’y avait guère d’autre explication plausible à tout ce phénomène.


En même temps, il commença à avoir en permanence devant son œil valide une flamme blanchâtre qui troublait sa vue. Il se demandait, de temps à autre, si cette lumière était la mort qui approchait, si c’était la grande clarté du paradis ou le suaire de Judith qui peu à peu recouvrait ses iris. Mais le serpent qui apparaissait chaque nuit dans ses cauchemars lui faisait perdre toute espérance, le monstre était présent, à chaque instant, il accaparait ses moindres gestes et pensées. Et pourtant, la statue du basilic avait définitivement été anéantie par les maçons, qui l’avaient fait disparaître à grands coups de marteau avant de replacer le bloc sur les toits du cellier. Mais l’affreux reptile n’était pas mort, il avait tout simplement abandonné sa vieille peau pour muer dans le corps du moine.


Il se rendait compte de la présence du monstre plus que jamais quand il sortait de l’infirmerie, appuyé sur deux novices, pour assister aux offices. Les oblats lui adressaient des regards obliques, écœurés ou effrayés, Siméon ne les voyait qu’à moitié à cause de son œil borgne, mais il entendait chuchoter les enfants dans son dos, qui l’avaient surnommé « le gargouilleux », « le demi-diable » ou encore « le lézard boiteux ». Tous, novices, serviteurs, frères convers et même ses congénères les moines faisaient la même moue de dégoût en l’observant, son apparence mettait mal à l’aise quiconque l’approchait et plus personne n’osait lui parler. Le moine ne possédait aucun miroir pour apprécier sa nouvelle gueule de démon mais il lui suffisait de palper son visage pour comprendre la répugnance qu’il suscitait autour de lui : sa maladie osseuse avait aussi affecté son visage et son front à présent était constellé de curieuses protubérances qui rappelaient les cornes d’un diable, tandis que sa peau dessinait sur ses joues et ses tempes des écailles. Aux yeux des autres, c’était un monstre, mais il le devenait aussi au fond de lui-même, il commençait à sentir son humeur se transformer, petit à petit. Sa maladie le rendait méchant et irritable ; et en compagnie de frère Thomas, le jeune infirmier, un garçon pourtant doux et attentif, ou des deux novices qui l’aidaient à se déplacer, il se comportait souvent de façon tyrannique. Le vieux Siméon en était tout à fait conscient, mais il était incapable de se contrôler, le monstre qu’il avait à l’intérieur se montrait de plus en plus impatient et colérique, et prenait un malin plaisir à malmener ces pauvres jeunes gens si charitables et chrétiens.


Trois ans après son accident, peu avant le carême, alors qu’il sortait de l’église, il fit une mauvaise chute et dut de nouveau rester cloîtré à l’infirmerie. Il fut pris de fièvres et de délires pendant plusieurs nuits, et le père abbé en personne se rendit dans sa cellule pour lui appliquer le sacrement de l’extrême-onction. La santé du vieux frère s’améliora quelque peu par la suite, mais dorénavant, il devait rester cloué au lit, jusqu’à, sans doute, la fin de sa vie. Décidément, il ne parvenait pas à mourir, songea-t-il éploré, ou alors, au bout de plusieurs siècles, comme les statues.


Une après-midi, quelques semaines après sa chute, frère Thomas lui annonça :


– Mon cher frère, vous avez de la visite.

– Je ne veux voir personne. Fiche-moi donc la paix, je suis fatigué, répondit le vieillard avec sa hargne habituelle.


L’infirmier s’éloigna du lit et le moine l’entendit parler avec un homme, à l’entrée de la cellule :


– Frère Simon est un peu dérangé, mais ne vous inquiétez pas, il est inoffensif.

– Il a toujours été un peu dérangé, mais jamais dangereux, répondit l’autre.


La voix du visiteur était rauque mais douce à la fois. L’inconnu s’approcha, et le vieux malade couvrit son visage d’un drap pour ne pas être vu, il avait honte de son visage de gargouille.


– Tu ne reconnais pas ma voix, Pierre Toussaint ?


Non, il ne la reconnaissait pas. Il n’entendait plus que d’une seule oreille et un vrombissement incessant perturbait son écoute depuis plusieurs jours.


– Je suis Jacques Baptiste.


Sous son linceul, le moine venait de sursauter.


– Jacques ?

– Oui, c’est moi. Jacob, ton beau-frère… Tu te souviens de moi, depuis tout ce temps ? Alors, tu ne vas pas saluer ton vieil ami ? Cesse de te cacher sous ces draps, et laisse-moi te serrer dans mes bras.

– Non. Je ne peux pas. Je ne veux pas que tu me voies, je suis devenu un monstre.

– Un monstre ? Non, je ne crois pas, répondit Jacques d’une voix douce. Je sais que ta maladie t’a transformé, mais tu restes toujours la même personne, je te l’assure, en tout cas ta voix n’a pas changé. Je tenais absolument à te voir. Tu sais, il y a trois ans, j’ai appris ton accident, mais je n’ai pas pu venir te rendre visite, j’étais trop occupé à l’époque... Mais je sais tout ce qu’il t’arrive, depuis longtemps, parce que cela fait déjà vingt ans que je vis à Rouen. Je suis devenu le nouveau second de l’architecte de la cathédrale… Les maçons qui sont venus à Jumièges pour t’aider il y a trois ans étaient sous mes ordres. En apprenant que tu t’occupais du chantier de ce monastère, je me suis réjoui pour toi, alors je les ai envoyés pour te seconder. Et quand ils sont retournés à Rouen, ils m’ont raconté ton accident, le chaudron de chaux vive... Ah, vraiment je m’en veux de ne pas être passé te voir à cette occasion. Mais maintenant me voici pour de bon, et j’aimerais te regarder, parler avec toi, te serrer dans mes bras. Est-ce que je peux retirer le drap, Pierre ?


Le vieillard, lentement, fit tomber son voile et laissa son ami enlacer son pauvre tronc meurtri. Ensuite, Siméon dévisagea son beau-frère. Il n’avait pas changé, malgré son âge mûr, c’était toujours le même grand gaillard. Il avait peut-être soixante ans maintenant, mais il en paraissait à peine quarante. Certes, ses yeux n’étaient plus ceux d’un enfant, ses paupières s’étaient plissées, ses pupilles avaient perdu leur couleur d’azur et étaient devenues gris pâle. Mais surtout, le vieux moine ne perçut aucune peur ni aversion dans le regard de Jacques. Son beau-frère le voyait comme un être humain et ne cherchait pas à éviter son visage de diable borgne, et il s’en trouva grandement soulagé.


Siméon ne savait que dire, il se souvenait à peine de sa vie d’avant le monastère, quand il s’appelait encore Pierre Toussaint. Aussi, c’est Jacques qui parla. Il lui raconta qu’après des années au service des rois de France, il était retourné en Normandie pour s’établir à Rouen. Il avait participé à la construction de la cathédrale qui maintenant était achevée depuis presque quinze ans. Mais il était resté dans la capitale normande pour s’occuper des derniers détails du chantier et d’autres projets de construction comme l’agrandissement des murailles de la cité et l’édification de nouvelles églises. Il jouissait d’une situation confortable et s’était marié avec une chrétienne, fille d’opulents drapiers de la ville, avec qui il avait eu trois fils, tous déjà adultes et pères de famille.


– Et l’assassin de Judith, l’as-tu retrouvé finalement ? lui demanda le moine.

– Oui et non, en fait, je ne sais pas vraiment. Je crois qu’il a été tué à Bouvines, je n’en suis pas sûr. Mais je préfère ne pas trop parler de la guerre, tu sais…

– Et Sistreville, la cathédrale ? – Frère Siméon commençait à s’intéresser peu à peu aux anecdotes du maçon.

– Sistreville ? Il n’y a pas grand-chose à en dire. Le chantier est paralysé depuis déjà trente ans. Pas d’argent pour continuer les travaux, le projet était bien trop ambitieux pour une si petite ville… Mais tu ne me demandes pas… Ton fils ?


Frère Siméon avait totalement oublié Simon Pierre, et il en éprouva aussitôt du remords.


– Pendant longtemps, je croyais avoir perdu sa trace, expliqua Jacques. Quand je suis retourné en Normandie après mes années de guerre, je suis passé par Sistreville, mais le port avait pratiquement disparu, il ne restait quasiment aucun batelier. On m'expliqua que ton fils était parti en pèlerinage. Mais il y a deux ans, j'ai retrouvé sa piste et j'ai même pu parler avec lui sur la place du vieux marché à Rouen. Il a mené une vie aventureuse apparemment, si j'en crois ses dires il a été prêtre, puis il a défroqué, il est devenu soldat, il est parti en Terre Sainte et finalement en rentrant, avec le pécule accumulé après dix ans dans les armées du roi, il a acheté une petite ferme à quelques lieues de Rouen, il s'est marié et a fondé une famille. Il vit chichement, mais c'est un alleutier, ses terres lui appartiennent et il ne dépend d'aucun seigneur.

– Tu lui as parlé, dis-tu ? Mais à quoi ressemble-t-il ? Comment est-il ?, demanda Siméon à brûle-pourpoint, soudain anxieux de combler toutes ses lacunes sur les trente-sept ans passés en dehors du monde.

– Physiquement, il ressemble à Judith... Et peut-être un peu à moi, aussi. Un homme grand et de forte carrure, d'environ trente-cinq ou quarante ans. Hâbleur et un peu fanfaron. Et un sacré commerçant il faut croire, il fallait voir comment il négociait la vente de ses bœufs à la foire, il a réussi à en refourguer un devant mes yeux à presque le double de son prix. Enfin, je ne le connais pas, tu sais, je ne lui ai pas expliqué qui j’étais, je n’ai pu parler que de choses et d’autres avec lui et l’observer un peu, mais ça à l'air d'un bon gars, espiègle et bon-vivant.


Siméon fronça son sourcil gauche. Il ne parvenait pas à se faire une idée de quel genre d'homme était son fils, au caractère si différent de lui-même, qui ne paraissait avoir hérité d'absolument aucun trait de la personnalité torturée de son père.


Frère Siméon voulut continuer de parler à Jacques, lui poser mille questions sur le monde, mais frère Thomas s’interposa et congédia le visiteur : c’était l’heure des soins du malade, puis celle de la prière, et enfin le souper et le coucher, juste après vêpres. Le maçon promit de revenir le lendemain et quand il s’en fut, le vieux moine se sentit particulièrement las. Il feignit un accès de fatigue extrême pour éviter d’écouter les lectures saintes que chaque soir frère Thomas lui assénait avec son petit ton monocorde parfaitement soporifique et insupportable.


Pendant la nuit, frère Siméon fit un rêve déconcertant. Tout d’abord, comme d’habitude depuis trois ans, il vit le basilic qui serpentait dans son inconscient et gobait une à une les images de son passé. Mais soudain surgit l’archange saint Michel du fin fond de ses souvenirs. Le monstre chercha à le pétrifier du regard, mais c’était chose impossible, car l’ange était une statue de pierre, mais une statue capable de se mouvoir et de combattre. L’ange força le saurien à vomir toutes les scènes de l’enfance du vieux moine, et quand il eut fini, le dragon alla se réfugier dans la lézarde du mur de l’abbatiale de Tussignac, qui avait accouché jadis de Pierre Toussaint, l’enfant statue. Le paladin de Dieu referma la fente de pierre pour emprisonner le basilic à tout jamais, et une fois débarrassé de la bête, il nimba les songes du vieux moine de pourpre et d’or. Et dans ce somptueux décor saint Michel posa alors pour le sculpteur : il avait le dos voûté, comme preuve d’humilité et de déférence à Dieu, mais la tête levée vers le ciel, pour mieux l’interroger, ou peut-être le défier. Un bras descendait le long de son corps et s’achevait par trois doigts qui désignaient la terre en empoignant un bouclier inexistant. L’autre bras pointait vers le Très-Haut, le coude était plié par-dessus la tête, et le poing qui retombait près de son autre épaule tenait une épée invisible.


Frère Siméon se réveilla soudain, mais sous ses paupières demeurait intacte l’image de l’archange, dans le moindre détail. Saint Michel possédait exactement la même posture extravagante que le sculpteur avait autrefois imaginée pour la pierre qui lui avait sauvé la vie en deux occasions, une tout en haut des toits de la cathédrale de Sistreville, et l’autre dans la cave de la demeure d’Enguerrand.


Il ne put retrouver le sommeil et passa tout le reste de la nuit à prier et à méditer, jusqu’à l’aurore. Quand, après laudes, apparut frère Thomas dans sa cellule, Siméon lui demanda de lui parler de la légende de saint Aubert, le fondateur du Mont-Saint-Michel. Il connaissait vaguement cette histoire, mais il voulait être sûr de ne pas se tromper et que l’interprétation saugrenue qu’il était en train de faire de son rêve avait un fondement quelconque.


Frère Thomas lui narra donc la vie de saint Aubert, l’évêque d’Avranches qui fit au VIIe siècle construire un oratoire sur le mont Tombe, un morceau de rocher perdu dans une baie à l’embouchure du Couesnon, entre Normandie et Armorique. Le saint avait reçu, dans ses rêves, la visite de l’archange saint Michel qui lui demanda d’ériger une église sur cette île, mais l’évêque, ne sachant s’il s’agissait véritablement d’un message divin, d’une inspiration démoniaque ou de son propre esprit tourmenté, refusa d’obéir. L’archange lui apparut alors une seconde fois, mais de nouveau le prélat fit la sourde oreille. Alors, lorsqu’il apparut pour la troisième fois, saint Michel décida aussi de lui perforer le crâne avec son doigt, pour faire entrer définitivement la Vérité dans la tête d’Aubert. Ce dernier comprit enfin que l’ordre venait du Très-Haut, et l’exécuta.


Frère Siméon ne pouvait s’empêcher de penser à ses propres circonstances, absolument identiques à cette hagiographie. Il y avait trois ans, il avait rêvé en trois occasions de l’ange, qui lui avait expressément demandé de le sculpter, mais le moine avait refusé de l’écouter. Et le lendemain du troisième rêve, l’archange lui avait ouvert le crâne, en balançant sur lui un chaudron de chaux vive, pour y faire entrer son ordre… Cependant Siméon, au contraire de saint Aubert, n’avait toujours pas compris et à présent souffrait un terrible châtiment divin, en devenant statue, peu à peu…


Tout en écoutant frère Thomas, le vieillard se demanda s’il n’était pas tout simplement devenu fou, s’il n’avait pas lui-même forcé ses propres rêves, et si l’archange n’était pas juste le fruit de ses chimères, une manière de se persuader de recommencer à sculpter. Après la conversation avec Jacques, il avait de nouveau pris pied dans le monde, les affaires du siècle excitaient de nouveau sa curiosité et avec ce regain d’intérêt, son envie de sculpter s’était de nouveau déclenchée. Mais son esprit était tellement biscornu qu’il avait besoin d’un mensonge, de feindre un message de Dieu pour se convaincre de reprendre son labeur.


Pendant toute la journée, frère Siméon réfléchit. Finalement, en début d’après-midi il prit une résolution : si la pierre extraordinaire qui l’avait sauvé à Sistreville, et qu’il avait aperçue dans ses rêves existait encore et s’il pouvait la ciseler, alors cela voudrait dire que l’ange réellement désirait cette statue. Sinon, il cesserait toute spéculation et se résignerait à finir ses jours couché dans ce lit de l’infirmerie, en priant pour mourir comme un être humain.


Après tierce, comme promis, Jacques Baptiste vint lui rendre visite, et le moine lui demanda d’emblée, sans même lui laisser le temps de s’asseoir à son chevet :


– Jacques. Te souviens-tu de la pierre de justice ? Celle qui était tout en haut des arcs-boutants de la cathédrale, où tu es allé me chercher pour me sauver la vie ?

– Bien sûr que je me rappelle, répondit le maçon avec un large sourire. Je l’ai même gardée en souvenir. Elle est dans mon atelier, à Rouen…


Frère Siméon se redressa et lança, sur un ton exalté :


– C’est vrai ? Mais comment ce prodige est-il possible ?

– Oh, prodige, c’est un grand mot, répondit Jacques calmement. Au moment d’achever la cathédrale de Rouen, nous avions grandement besoin de nouveaux blocs et j’étais chargé d’en trouver. Je suis allé à Sistreville et j’ai raflé tout ce qu’il s’y trouvait, étant donné que le chantier était paralysé j’ai pu obtenir un bon prix. Je me suis aussi souvenu de ce bloc tout à fait particulier, caché dans la cave de la demeure du maître d’œuvre, et je l’ai pris aussi. Cette pierre était très différente des autres, d’une autre couleur, plus claire et plus légère aussi… J’ai préféré ne pas l’appareiller aux côtés des autres et la réserver en cas de besoin. Et puis pourquoi ne pas l’avouer, elle avait une certaine valeur sentimentale pour moi, quand je la voyais je me souvenais de toi, de notre rencontre… Une sacrée anecdote, tu te souviens, Pierre ? Quelle témérité, quelle folie ! Ah, nous étions jeunes et inconscients, à l’époque !


Frère Siméon se mit à rire, le cœur léger. Il ne l’avait pas fait depuis des décennies. Curieusement, son corps ne le faisait pas souffrir, tout d’un coup, il ne sentait aucune douleur… Il essaya de se lever et n’eut aucun mal à se tenir assis sur la litière. L’archange lui offrait une rémission, le temps de façonner un dernier chef-d’œuvre. Car il allait sculpter, maintenant il en était sûr et certain, tous ces éléments mis bout à bout étaient trop de coïncidences, il s’agissait bel et bien d’un signe divin, d’un geste de la Providence. Il allait ciseler un ange qui le libérerait du basilic, comme autrefois la sculpture de Judith lui avait permis de triompher de la méduse. Ensuite, il pourrait mourir avec la conscience tranquille ; s’il s’appliquait pour sa nouvelle œuvre, Dieu lui trouverait bien un petit coin de paradis où s’installer avec son épouse et les quelques personnes qu’il avait aimées au cours de sa longue et pénible existence.


 
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