PROLOGUE
Je devais avoir huit ans. À l’époque, mes parents avaient acheté une petite maison en Anjou, où nous passions nos vacances. J’aimais bien. Nous étions entourés de fermes remplies d’enfants de tous âges. C’est là que j’ai obtenu mon premier travail : cueilleur de camomille. J’étais fier quand, à la fin de la matinée (qui ne devait durer qu’une heure ou deux pour nous, les enfants), chacun se présentait devant monsieur Langevin, le fermier. Celui-ci était assis derrière une table posée sur deux tréteaux. Devant lui, une balance où chacun notre tour, nous déposions pleins d’espoir le fruit de notre cueillette. Nous étions payés en fonction de la pesée. Le moment était solennel. Tandis que la flèche oscillait sur le cadran, monsieur Langevin prenait un air grave, enlevait un poids, en rajoutait un, faisait mine de réfléchir jusqu’à ce que l’attente nous laisse exsangues d’impatience, suspendus au verdict. Monsieur Langevin baissait alors légèrement la tête et plongeait son regard sur nous par-dessus ses lunettes. Germaine, claironnait-il à sa femme assise à ses côtés, trois sous pour le gamin. C’est bien, mon grand, tu as fait mieux que tes aînés. Les grands jouaient le jeu, protestaient vigoureusement tandis que rouges de fierté, nous tendions la main vers madame Germaine qui y déposait précautionneusement le précieux butin. Fais attention, mon gars, hein ? Ne les perds pas.
Cet après-midi-là, je m’étais disputé avec la bande pour savoir qui orienterait vers le soleil le bout de miroir censé servir de code pour avertir les copains d’une guerre imaginaire mais où nous donnions tout. C’était mon tour, je n’en démordais pas mais Alain, le petit-fils de monsieur Langevin, ne l’entendait pas de cette oreille. Nous nous étions battus. Avant que j’aie pu l’atteindre, Alain m’avait décoché une gifle qui m’avait jeté à terre et avait réglé la question. Vexé, j’avais décidé de rentrer à la maison.
Je ne vis personne dans le jardin mais j’entendis la voix de mon père à l’étage. Bien décidé à faire reconnaître mon sentiment d’injustice, je montai les escaliers. La porte de la chambre que je partageais avec ma sœur Lucie était entrouverte. La voix venait de là. Sans trop savoir pourquoi, je m’approchai sans faire de bruit. Dans l’entrebâillement, j’aperçus dans un premier temps Lucie. Elle se tenait debout, légèrement de profil, elle ôtait son tee-shirt. Je voyais mal son visage mais je devinai qu’elle pleurait. Mon père l’encourageait. Voilà, c’est bien, tu vois, ça n’est pas si difficile. Allez, ta culotte maintenant. Papa, s’il te plaît. Voyons, ma puce, tu veux faire plaisir à papa, non ? Attends, je vais t’aider.
Mon père apparut dans mon champ de vision. Il s’agenouilla devant sa fille. Son bras velu et bronzé sur le corps blanc de ma sœur me mit mal à l’aise. Je ne bougeais pas. D’un geste rapide, sa main remonta le long de la jambe de Lucie qui avait croisé les bras sur sa poitrine. Il saisit la culotte et la fit glisser rapidement jusqu’au sol. Voilà, c’est bien. Tu es tellement jolie, ma fille. Tu as la peau si douce. Viens… Je vis sa main caresser les fesses de Lucie, remonter dans le dos, frôler son épaule et revenir devant, écarter les bras qu’elle s’obstinait à garder contre son buste. Allons, ma puce, l’encouragea-t-il, je ne te ferai pas de mal, tu le sais ça, n’est-ce pas ? Lucie hoquetait. Mon père se releva, masquant Lucie à ma vue. Il me tournait le dos. Je vis son jean descendre sur ses cuisses. J’entendis le froissement des draps, puis le grincement des ressorts quand mon père s’allongea sur ma sœur. Il se déplaça légèrement. J’aperçus un instant le visage de Lucie. Elle avait fermé les yeux. J’eus l’impression qu’elle était morte. Mon père avait posé une main sur sa gorge. Très vite, il se mit à gémir. Tétanisé, je fixais le mouvement régulier de son corps sur celui de ma sœur. Le mouvement s’accéléra, cadencé par les ahanements de mon père. J’eus brusquement envie de faire pipi mais je n’arrivais pas à me dégager de la scène. Soudain, mon père fit un mouvement, tournant la tête vers moi, nos regards se croisèrent, je faillis faire sur place. Me tenant l’entrejambe, je dévalai les escaliers, quittai la maison, puis le jardin pour me précipiter dans le sentier tout proche où je me soulageai, le souffle court.
Je rentrai tard cet après-midi-là. Maman dressait le couvert. Je ne vis pas Lucie.
– Où étais-tu ? C’est pas des heures, ça, je m’inquiétais, commença ma mère en se tournant vers moi.
Avant que j’aie pu répondre, j’entendis des pas derrière moi. Je sentis les mains larges de mon père peser sur mes épaules.
– Bah, laisse-le donc. Il apprend la vie, fit-il en accentuant la pression jusqu’à me faire grimacer de douleur.
Je n’osais plus bouger. Mon père relâcha enfin son étreinte et rejoignit sa place.
– N’est-ce pas, mon grand ? ajouta-t-il en s’asseyant, les yeux braqués sur moi. Il souriait.
Je hochai la tête, sans pouvoir soutenir son regard.
-o-
PREMIÈRE PARTIE : OLIVIER ET GRÉGORY
Le 14 novembre 1997
– Non, Sev. Maman a bien dit que tu devais me ramener à la maison et rester avec moi. – Rooh, elle est au bout de la rue, la maison, s’impatienta sa sœur, tu peux bien faire cinquante mètres tout seul, t’es plus un bébé !
Les deux enfants s’étaient arrêtés à l’endroit où la rue formait une fourche. Olivier secoua la tête d’un air têtu.
– Maman, elle a dit que… – T’es chiant, Olive ! je sais ce qu’elle a dit, maman, merci !
L’adolescente fulminait. Quel chieur, ce gosse.
– Je dois voir Pierre. Je vais être en retard. Allez, quoi… reprit-elle d’un ton suppliant.
Son frère réprima un sourire.
– Toute la semaine de corvée de table… – Pfff, OK ça marche. – … et c’est toi qui ramasses les feuilles du jardin. – Eh oh, t’exagères ! – Comme tu veux, Sev… Maman, elle va pas aimer ça.
Le garçon fit mine de partir.
– C’est bon, c’est bon, t’as gagné, concéda Séverine, corvée de table et ramassage des feuilles, ça marche. – Pour toute la semaine, rappela Olivier. – Ouiii, pour toute la semaine, sale corbeau ! Allez, j’y vais.
La jeune fille s’élança dans la ruelle de droite.
– Qu’est-ce que j’dis à maman ? cria Olivier. – Elle a une réunion ce soir. J’en ai pas pour longtemps, je serai rentrée avant elle, assura sa sœur sans se retourner.
Olivier resta quelques secondes planté où il était, un large sourire aux lèvres. Il avait bien joué, cette fois. Il avait horreur de ramasser les feuilles. Le garçon se retournait pour partir quand il se cogna contre un homme qui marchait à grands pas en sens inverse. Olivier cria, manquant perdre l’équilibre sous l’effet de la surprise. L’homme le retint par le bras. La cicatrice sur le poignet attira l’attention du garçon. « Fais gaffe, p’tit. » Leurs regards se croisèrent un instant puis l’homme releva la tête et s’engagea dans la ruelle où avait disparu Séverine.
-o-
Treize ans plus tard
Olivier attendait depuis quelques minutes la venue du serveur qui s’affairait derrière le comptoir quand il l’aperçut. Le jeune homme ressentit comme une décharge. Il ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait. L’homme se tenait devant l’entrée, s’apprêtant à sortir à l’instant où Olivier levait les yeux dans sa direction. Une femme tirait la porte de l’extérieur pour entrer. L’homme leva la main pour maintenir le battant vitré ouvert, s’effaçant pour laisser la femme passer. Olivier vit son visage un centième de seconde peut-être avant que le serveur ne fasse écran mais la vision de sa main posée plus haut contre la porte le tétanisa. Des images enfouies depuis longtemps surgirent brusquement de sa mémoire avec une intensité douloureuse, l’empêchant presque de respirer. Séverine qui l’attendait à quelques mètres de l’école, le parcours jusqu’à la fourche à se chamailler, le marchandage et le sentiment de victoire qui avait suivi, la silhouette de Séverine qui s’éloignait d’un pas vif. Et puis, juste après, la bousculade, la main de l’homme sur son bras, la marque sur sa peau, à hauteur du poignet, et son regard étroit, vide, avant qu’il ne s’engage dans la ruelle… Une avalanche de souvenirs dont la violence pétrifia le jeune homme.
– Vous désirez, monsieur ? – Hein ? Qu… Qu… Quoi ?
Le serveur reformula d’un ton impatient :
– Vous buvez quoi ? – Un… un caf… fé, s’il vous pl… plaît.
Se calmer, il fallait qu’il se calme. Il ferma les yeux quelques secondes, essaya de se concentrer sur sa respiration. Il fut un instant tenté de courir après l’homme mais il n’aurait pas fait trois pas sans tomber. Ses mains tremblaient, il sentait la sueur perler à son front, la nausée n’était pas loin… Calme-toi, se répéta-t-il comme un mantra, calme-toi… Peu à peu, son souffle s’espaça, le bourdonnement dans ses tempes s’atténua, il se cala dans la banquette, remercia machinalement le serveur qui posait la tasse et la coupelle contenant l’addition devant lui et laissa son esprit dériver dans les volutes de fumée qui dansaient devant lui.
Olivier n’avait jamais raconté la scène de marchandage avec sa sœur le jour de sa disparition. Au fil du temps, il avait fini par ne plus savoir la part de vérité et la part de réécriture de l’histoire. Leurs parents étaient rentrés plus tard que prévu, l’absence de Séverine les avait tout de suite alertés.
– Où est ta sœur ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? – Je… – Réponds, Olive, c’est important ! l’avait pressé son père, le regard sombre. Alors ? On t’écoute !
Devant l’inquiétude de ses parents, Olivier s’était soudain senti terriblement coupable. C’était à cause de lui. S’il n’avait pas voulu marchander, s’il n’avait pas voulu se débarrasser de sa corvée de ramassage, sa sœur serait rentrée à la maison avec lui.
– Je sais pas, je… je l’ai pas vue, elle ét… était pas là à la sortie.
Sa réponse le prit lui-même au dépourvu. Il vit ses parents se regarder. Sa mère porta la main à ses lèvres.
– Oh mon Dieu, Marc…
Monsieur Dumas saisit sa femme par les épaules, tenta de la rassurer.
– Reste calme, chérie, c’est peut-être rien, ne nous affolons pas.
Le ton de sa voix démentait ses propos. Il s’en rendit compte, respira profondément avant de reprendre.
– Voilà ce qu’on va faire : tu appelles ses amies, tu les connais ? La mère d’Olivier hocha la tête. Bien, moi pendant ce temps-là, je préviens la gendarmerie. Allez !
Les choses s’étaient enchaînées tellement vite. Enferré dans son mensonge, anéanti par le poids de sa faute, Olivier avait cessé de parler. Impossible de répondre aux questions des gendarmes, il avait l’impression d’étouffer dès qu’il ouvrait la bouche. On appela le médecin qui décréta un trouble de l’angoisse.
– Tenez, donnez-lui ça, il faut qu’il dorme, ça ira mieux après une bonne nuit de sommeil.
Mais rien ne devait aller mieux. Au réveil, Olivier s’était mis à bégayer. Chaque mot devenait un effort. Il répondait d’un signe de tête aux questions que lui posaient les enquêteurs :
– Tu es rentré seul ? Tu n’as pas vu ta sœur ? Tu n’as vu personne ? Tu ne sais pas où elle a pu aller ? Tu en es bien sûr… ?
Olivier sentait le regard de ses parents braqué sur lui. Il ne pouvait plus faire marche arrière, c’était sa faute, il eut soudain le sentiment que le sol allait s’ouvrir sous lui et le précipiter dans un gouffre sans fond.
– Oh là, mon gars, fit l’officier de gendarmerie qui l’interrogeait en le maintenant d’une main, reste avec nous !
Cette main sur son bras ! Olivier hurla. Madame Dumas se précipita et le serra contre elle, l’écartant des enquêteurs.
– Vous voyez bien qu’il n’en peut plus de toutes vos questions !
Elle lui toucha le front.
– Regardez, il est brûlant ! ajouta-t-elle en prenant les gendarmes à témoin. Ça suffit, laissez-le tranquille ! Vous feriez mieux de chercher ma fille !
Les gendarmes se regardèrent, embarrassés, tandis que madame Dumas emmenait Olivier dans sa chambre.
Des éclats de voix tirèrent Olivier de ses souvenirs. Deux hommes au bar s’injuriaient copieusement sans qu’Olivier comprît la teneur de leur différend. L’air désabusé, le patron s’approcha des deux adversaires en bougonnant des « allons, allons, messieurs… » qui suffirent à stopper la dispute. « Remets-nous ça, Georges. » L’incident était clos.
Olivier porta la tasse à ses lèvres avant de la reposer. Déjà tiède. De la main, il attira l’attention du serveur, désigna la tasse et mima le signe un avec le pouce. L’homme s’approcha.
– Un autre ? fit-il en débarrassant la table.
Olivier confirma d’un signe de tête. Il attendit que le serveur revienne pour l’interroger.
– Dites, l’homme qui est sorti tout à l’heure… – Lequel ? demanda le garçon en considérant la salle comme si l’homme s’y trouvait toujours. – Celui qui avait une veste militaire. – Dans la salle fumeur ?
Olivier hocha la tête, sans certitude.
– Vous le connaissez ? – Pas plus que ça, pourquoi ? – J’ai cru le reconnaître… – Un ancien ami à vous ? – Peut-être, je ne suis pas sûr, c’est pour ça que… – Vous devriez repasser demain, l’interrompit le serveur. Il est souvent là le midi. Il doit travailler dans le coin.
Olivier remercia le garçon. Il sentit un calme soudain l’envahir. C’était une impression étrange, juste au moment où la chance semblait être de son côté. Enfin !
-o-
Hélène fixait son reflet dans le miroir de la salle de bains. Qu’est-ce qui cloche chez toi ? Elle secoua la tête. Pourquoi ce serait chez moi, d’abord ? C’est peut-être lui… Elle jeta un nouveau coup d’œil sur le test de grossesse. Pas de miracle, négatif encore une fois. Désabusée, elle saisit le bâtonnet, le remit dans sa boîte et enfouit celle-ci au fond de la poubelle. Elle lui dirait, bien sûr, mais pas tout de suite. Elle ne comprenait pas. Ils avaient eu Jérôme sans presque le vouloir et maintenant qu’ils désiraient un nouveau bébé, plus rien ne fonctionnait. C’est psychosomatique, affirmait Chris d’un ton docte quand elle abordait le sujet. Comme s’il en savait quelque chose ! Il était flic, pas médecin. Parfois, elle avait le sentiment qu’il s’en fichait ou qu’il n’avait pas vraiment envie d’un autre enfant. On a Jérôme, lui disait-il pour la consoler, ça veut dire que ça fonctionne, c’est juste une question de temps. On devrait pas se focaliser là-dessus, ça arrivera quand ça arrivera. Il n’avait pas forcément tort, elle le savait, mais en même temps, sa désinvolture affichée l’agaçait. Sans même y penser, sa main glissait nerveusement sur son ventre plat.
La sonnerie du réveille-matin la fit sursauter. Elle sortit de la salle de bains. Chris avait profité de son absence pour s’étaler sur le lit. Il se débattait dans les draps en grognant pour tenter d’atteindre l’appareil. Sa femme le devança et appuya sur le bouton d’arrêt.
– Aaaah merci ! soupira Lorain, ça fait du bien quand ça s’arrête. Viens là, ma puce, fit-il en agrippant le bras de sa femme et en l’attirant à lui.
Elle se laissa faire en souriant et s’assit au bord du lit. Il la considéra quelques instants en clignant des yeux, ce qui la fit rire.
– T’as une de ces têtes le matin, c’est vraiment pas possible ! – C’est ça, moque-toi de ton vieux mari tout chiffonné.
Il continuait à l’observer et reprit d’un ton plus sérieux :
– Ça n’a pas l’air d’aller. Qu’est-ce qu’il y a ? – et tandis qu’elle secouait la tête – Allons, je te connais, mon ange, dis-moi… c’est Jérôme ? T’as eu ta mère ? – Non, non, Jérôme va bien. Tu penses, tout seul avec mes parents pour la semaine, c’est le roi du monde. Le Jardin est à lui.
Lorain hocha la tête. Le Jardin était le nom donné à la maison des parents d’Hélène à Ajaccio. Le confort y était sommaire. Vingt-cinq ans plus tôt, il fallait encore traverser l’ancienne porcherie et gagner la dernière stalle, tout au fond du bâtiment, pour aller se soulager, les deux pieds de part et d’autre d’un minuscule ru qui emportait les déjections à travers les cannes à sucre jusqu’aux égouts, en guettant l’irruption éventuelle d’un rat ou d’un serpent. Quand Hélène avait évoqué ses souvenirs d’enfance au début de leur rencontre, Lorain avait haussé les épaules, on n’était plus au Moyen Âge, mais quand il s’était rendu pour la première fois chez les parents de sa future épouse, il avait emprunté le chemin qui menait au bâtiment, il s’était retrouvé devant le long couloir sombre et malodorant et n’avait eu aucune peine à imaginer la frayeur qu’Hélène avait pu ressentir, gamine, lors de ces « excursions » quotidiennes. Hélène lui avait d’ailleurs avoué qu’elle et ses sœurs s’organisaient pour s’y rendre ensemble et qu’elles chantaient à tue-tête pour faire fuir les rongeurs et autres animaux de tout poil.
Mais en dehors de cet aspect à la Zola, le Jardin, c’était aussi dans leurs yeux d’enfants un espace de liberté, un immense terrain vague en dehors du potager, un territoire vierge de toutes règles où les trois sœurs se comportaient comme des sauvageonnes, pillant le néflier, traquant les sauterelles ou les gendarmes, promenant au bout d’une corde un jeune mouton qu’on prénommait invariablement Gaston et qui chaque année disparaissait, tout aussi invariablement, quelques jours avant la Pâque, sans que les gamines comprennent pourquoi ni comment, jusqu’à ce qu’un cousin, plus grand et vantard, ne vende la mèche au moment du repas pascal. C’est qu’il est drôlement bon, Gaston ! Après quelques secondes d’incrédulité, les filles avaient fondu en larmes, accusant entre deux sanglots leur père d’être un assassin et jurant que plus jamais elles ne mangeraient de viande. Le cousin Antoine avait reçu une taloche sur le crâne, les filles étaient parties se coucher les yeux rouges et le souffle hoquetant, sous le regard désolé du père, un homme déjà âgé que la sensibilité de ses filles laissait totalement désarmé. Mon pauvre Louis, se moquerait sa femme des années plus tard avec une once de mépris, tu n’as jamais su faire que des filles.
– Eh oh, tu m’écoutes ?
La voix d’Hélène tira Lorain de sa rêverie.
– Euh… excuse-moi, je pensais au Jardin. Je réfléchissais. Je pourrais t’accompagner, non, pour récupérer Jérôme ? Ça fait longtemps que j’y suis pas allé. J’ai des jours à rattraper et c’est calme au boulot en ce moment depuis l’arrivée en renfort de Solinas, on est presque trop nombreux. J’ai juste un cours à donner à la fac jeudi matin et ensuite, je peux me libérer. On pourrait passer la semaine ensemble. Ça serait sympa, non ?
La jeune femme fit la moue.
– Cache ta joie, reprit Lorain, un peu vexé de la réaction de sa femme. Je pensais que ça te plairait ? – J’en sais rien… C’est la première fois en cinq ans qu’on laisse Jérôme et qu’on peut souffler un peu. Si tu as quelques jours, on pourrait en profiter, rien que nous deux, ça nous ferait du bien.
Lorain se pencha pour saisir le regard de sa femme.
– Tu es sûre que tout va bien ? – Oui… c’est juste que… – Quoi ? Dis-moi.
Hélène se laissa tomber en arrière sur le lit en soupirant.
– J’ai fait un test tout à l’heure. Je croyais que c’était bon cette fois.
Elle ferma les yeux. Lorain l’observa quelques secondes en silence.
– Oh, je vois… – J’ai pas encore eu mes règles, j’ai cru que…
La voix d’Hélène s’étrangla.
– Je vois, répéta Lorain en lui pressant le bras.
-o-
Une fois encore, Olivier se retourna d’un geste brusque et observa la rue derrière lui. Il crut distinguer un bref mouvement derrière une camionnette garée au loin contre le trottoir. Il se déplaça de quelques mètres pour modifier son angle de vue. Rien. L’étau continuait de comprimer sa poitrine. Depuis quelques jours, il avait le sentiment d’être suivi. Le regard toujours tourné vers la fourgonnette, il respira à grands coups pour tenter de se calmer. Il devenait dingue. Au bout d’une ou deux minutes, il reprit sa marche, attentif au moindre bruit. L’impression d’être observé ne le quittait pas. Arrivé devant la maison de ses parents, il se retourna une dernière fois, en vain. La rue était déserte.
Madame Dumas l’accueillit dans la cuisine.
– Oh bonjour, mon chéri, on ne t’attendait pas ! Ҫa fait plaisir de te voir. – B’jou m’man, fit le jeune homme en l’embrassant sur la joue. – Tu aurais dû prévenir, on va pas tarder à partir. On passe la journée chez Claudine. – Elle est toujours à Étretat ? – Ben oui, c’est l’occasion d’une promenade, on ira voir l’aiguille. Tu veux veni… Mais, qu’est-ce que tu fais ?
Le jeune homme s’était posté légèrement en retrait de la fenêtre. Il scrutait la rue.
– Rien, rien… j’ai cru que…
Après un court instant, rassuré, il se tourna vers sa mère.
– C’est joli, Étretat. Tu feras une bise à tante Claudine pour moi, reprit-il en s’efforçant de sourire. – Ah ! pendant que j’y pense, reprit sa mère, j’ai récupéré ton agrandissement chez le photographe. Je l’ai posé sur ton bureau. T’es sûr que tu veux pas l’encadrer ? Je te le paye si tu veux. – Non, m’man, c’est gentil, je vais l’accrocher direct, j’aime bien le côté poster. Papa est dans son antre ? – sa mère hocha la tête – je vais lui piquer des punaises.
Tandis qu’il s’enfonçait dans le couloir, il entendit sa mère gémir toute seule.
– Ça va encore faire des trous dans le mur…
-o-
Madame Berthier aimait se poster sur son balcon pour observer les allées et venues quinze mètres plus bas, sur la place de la mairie de Sotteville-lès-Rouen. L’immeuble construit dans les années soixante-dix dominait le centre-ville. Longue barre rectiligne modèle du design architectural de cette période mais désormais plutôt hideuse, elle formait avec l’hôtel de ville et le marché couvert au toit hérissé de longs tubes jaunes qui évoquaient invariablement le dos miteux d’un hérisson un ensemble dénué de charme, témoin d’une époque révolue.
Chaque fois qu’elle rentrait chez elle et qu’elle levait les yeux vers la façade sans âme, les longs balcons filants aux garde-corps en plexiglas transparent orange, madame Berthier soupirait. Cet immeuble défraîchi constituait pour elle le symbole du naufrage de son union avec Georges, tout jeune capétien qu’elle avait rencontré lors d’une soirée étudiante où elle s’était incrustée avec une amie. La jeune femme avait été subjuguée par sa stature impressionnante, ses cheveux blonds qui bouclaient quand il les laissait pousser et aussi, il fallait bien l’admettre, par sa situation professionnelle stable et rassurante. Un cadre A de la fonction publique, ses parents maraîchers n’en étaient pas revenus qu’il s’intéresse à leur fille unique, elle qui n’avait pas dépassé le cap du brevet professionnel. Martine était cependant ravissante à l’époque. Appétissante était le terme qu’elle avançait elle-même quand elle évoquait son physique avenant. Elle avait aussi un sens pragmatique développé. Aussi, quand son époux avait claqué la porte un beau matin sans autre explication qu’un lapidaire « je ne t’aime plus, on s’est trompés, je m’en vais », Martine avait contacté un avocat et pris les dispositions nécessaires pour obtenir une compensation financière et assurer l’avenir de son fils. Sans emploi et sans vraie qualification, elle se retrouvait maman d’un petit Grégory bien joufflu et n’avait aucune idée de ce qu’elle allait pouvoir faire. Mais très vite, l’évidence s’était imposée : elle allait s’occuper de son fils. Comme elle faisait la cuisine, à l’étouffée.
– Grégory ! Grégoryyyyy ! Ouh-ouh !
Le jeune homme venait de s’extraire du métro bondé et se dirigeait vers l’entrée de l’immeuble. Instinctivement, il pressa le pas, la tête rentrée dans les épaules, sans lever les yeux vers la silhouette massive qui l’appelait en agitant la main depuis le cinquième étage.
Quand il sortit de l’ascenseur, sa mère l’attendait sur le palier.
– Tu ne m’as pas entendue t’appeler ? Pourquoi tu réponds pas ? commença-t-elle d’un ton de reproche. – Maman, je t’en prie ! Je t’ai déjà demandé d’arrêter de faire ça. – Pourquoi ça ? Tu as honte de moi, c’est ça, hein ? – Maman, arrête ton cinéma, fit le jeune homme en prenant sa mère par les épaules. Allez, rentre. Tu te donnes en spectacle, là. – Et alors, protesta madame Berthier, je n’ai rien à cacher. Tout le monde me connaît ici. Je suis une femme respectable. – Oui maman, oui, je sais, soupira Greg en baissant la tête. Allez rentre, s’il te plaît, je nous prépare du thé, tu veux ?
La proposition radoucit la femme. Elle saisit la main de son fils et se laissa entraîner à l’intérieur.
– Viens, je t’ai fait de la brioche pour le goûter, elle est toute chaude, tu vas te régaler. – Maman, je suis au régime, je te l’ai déjà dit. Si je ne maigris pas un peu, ils vont me refuser à l’école de police.
Madame Berthier écarta les protestations de son fils d’un haussement d’épaules.
– Allez, pose ton sac et enlève ton blouson. À ton âge, il faut manger. Tu n’es pas gros, tu es bâti, ça n’a rien à voir. Pour ça, tu as pris du côté de ton grand-père. Tu sais ce qu’il disait toujours, « mieux vaut faire envie que pitié ». Alors, tu vois !
Le jeune homme laissa ses affaires dans le vestibule tandis que sa mère se dirigeait vers la cuisine. Elle boitait un peu plus que d’ordinaire. Sa hanche devait la faire souffrir. Greg fronça les sourcils.
– Tu devais pas voir le docteur aujourd’hui ?
Il s’avança dans la pièce, saisit la manique sur le plan de travail et voulut écarter sa mère du four.
– Laisse, je vais le faire. Va t’asseoir.
Madame Berthier lui reprit la manique et le repoussa.
– Ne dis pas de bêtises, je m’en occupe. Va plutôt te laver les mains.
Greg n’insista pas. Quand il revint de la salle de bains, la brioche était sur la table, la théière fumante aussi. Il ne put retenir un cri d’enthousiasme.
– Humm, c’est vrai que ça sent bon ! – Allez viens là, je te sers. Tu veux de la confiture ?
Greg secoua la tête.
– Maman, mon régime ! – Très bien, très bien, j’ai rien dit. Allez, mange. Alors, elle est bonne ?
Greg avait les joues pleines. Les saveurs éclataient dans sa bouche, lui procurant un plaisir qu’il supposait comparable à l’ivresse. Comme il ne buvait pas, il ne pouvait qu’imaginer. Il hocha vigoureusement la tête en guise de réponse. Satisfaite, sa mère s’assit en face de lui, les mains croisées sur les genoux, les yeux amoureusement fixés sur son fils. Durant quelques minutes, personne ne parla. L’un mangeait, l’autre contemplait, dans une permanence d’attitude née de toute une vie d’habitudes communes. Après avoir avalé sa deuxième part, Greg reprit :
– Alors, ce bon docteur Meunier, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Madame Berthier haussa les épaules.
– Bah, qu’est-ce que tu veux qu’il me dise ? Je suis une vieille dame, maintenant, je… – Tu n’es pas vieille, voyons, tu n’as même pas cinquante ans ! la coupa Greg.
Elle sourit.
– C’est vrai, tu es gentil, mon fils. Il va me prendre rendez-vous au CHU pour de nouvelles radios de ma hanche, mais sinon ça va.
Le jeune homme considéra sa mère. Elle était encore jeune et son visage conservait l’éclat de sa beauté mais sa prise de poids importante avait fragilisé son organisme, et notamment ses articulations.
– Des radios ? Pourquoi faire ? – Bah, tu sais, les médecins… – Je l’appellerai tout à l’heure, fit Greg. – Si tu veux. Ça s’est bien passé à la fac ? – Ouais, nickel. J’ai hâte d’être à jeudi, on a un flic qui vient nous parler des enquêtes criminelles.
Madame Berthier leva les yeux au ciel.
– Quelle idée ! Tu veux vraiment te faire tuer par un voyou ? Pourquoi tu passerais pas l’examen du barreau pour être avocat après ton master ? Ou le concours de la magistrature, si tu préfères, moi je m’en fiche. – Maman, on en a déjà parlé. Je veux être flic, tu sais bien. – Oui, oui, je sais. Quand t’as une idée dans le crâne, tu l’as pas ailleurs hein. Comme ton père ! – Maman… – Quoi ? C’est pas vrai peut-être ? – J’en sais rien, maman, je ne le connais pas. – Ça aussi ! s’emporta madame Berthier. Comment peut-on couper les ponts comme ça ? Avec moi, encore, je dis pas mais toi, comment il a pu te faire ça, à toi, son fils ?
Greg se contenta d’écraser les miettes de brioche avec son doigt. Cette question, il se l’était aussi posée un million de fois, sans jamais trouver une réponse satisfaisante. À l’adolescence, il avait fait des recherches. Son père était en vie, remarié, deux enfants, il vivait à quelques kilomètres à peine de sa première famille. Greg avait longtemps hésité à le contacter mais il avait renoncé. À quoi bon ? Puisqu’il n’avait jamais manifesté le désir de renouer avec son fils. On pouvait donc concevoir des enfants et ne rien éprouver pour eux. Cet état de fait, Greg avait mis longtemps à l’accepter. Parfois encore, il sentait un sentiment de révolte monter en lui mais il refusait de lui céder. Il préférait ne plus y penser et, la plupart du temps, il parvenait à faire comme si... La chaise de sa mère racla le carrelage. Madame Berthier se levait.
– Tu as fini ? Je peux débarrasser ?
Greg l’imita.
– Laisse, je vais le faire cette fois. Va te reposer. – Merci, mon grand. Ne remets pas la brioche au four, il est encore chaud. Tiens, fit-elle en saisissant un torchon et en le tendant à son fils, mets ça dessus et laisse-la sur le buffet. Ah au fait, j’ai oublié de te dire, ajouta-t-elle, Olivier a appelé ce midi, il voulait te parler.
Greg leva les yeux vers sa mère.
– Olivier… ? Olive ? – Oui, t’en connais un autre ? – Non, mais ça fait un moment qu’on s’est pas parlé. – Oui, c’est exactement ce qu’il m’a dit. Il avait l’air… enfin, je sais pas, il a dit qu’il rappellerait. – Il t’a pas laissé de numéro ? – Non, je lui ai donné ton portable, il l’avait perdu. Je pensais qu’il t’aurait appelé directement.
Greg sortit son téléphone de sa poche. Non, rien.
– C’est drôle…, commença le jeune homme. – Quoi donc ? – Tout à l’heure dans le métro, je me suis retrouvé assis à côté de monsieur Geffroy, tu sais, mon prof de droit constitutionnel de l’an passé. – Ah oui ? – Oui, il est revenu donner quelques cours. On a parlé un peu. Figure-toi qu’avant, il était en Haute-Savoie. Je savais pas. Ça m’a fait penser à Olive. Et là, toi tu m’en parles. C’est drôle, cette coïncidence, non ? – Ouais, fit madame Berthier sans conviction avant d’ajouter en quittant la cuisine, ça doit pas être les seuls Savoyards qui vivent ou travaillent dans le coin. – Non, c’est sûr, concéda Greg en posant la brioche sur le buffet.
-o-
Au début, c’était juste des expériences. Un peu comme les scientifiques pour leurs recherches. Je voulais comprendre. J’ai commencé par des souris. Personne n’aime les souris. Maman était contente quand je lui montrais mes pièges. Tue-la vite, mon chéri, c’est dégoûtant. Je faisais oui mais en fait, j’essayais de les faire durer, de voir jusqu’où elles allaient tenir. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais souvent en tête l’histoire de la chèvre de monsieur Seguin. Je n’avais jamais aimé cette histoire. Je ne comprenais pas à quoi servait de lutter toute la nuit si c’était pour finir par capituler à l’orée du jour. Quel intérêt ? Pourquoi ne pas se laisser tuer tout de suite ? Qu’est-ce qui la poussait à vouloir survivre ? C’est ce mystère que je tentais de percer avec mes souris. Mais elles se sont vite avérées décevantes, elles mouraient bien trop vite. La moindre blessure et hop, elles crevaient. Et ça n’était même pas spectaculaire, je n’ai rien appris avec elles.
Je suis passé à la vitesse supérieure. J’ai profité d’un jour où j’étais resté seul à la maison. J’ai chopé le chat de nos voisins. Berlingot, ça me revient, c’était son nom. Un gros matou qui régnait sur les chats du quartier. Ça n’a pas été simple, j’ai eu du mal à l’amadouer, comme s’il sentait bien, malgré mon ton doucereux et les friandises avec lesquelles je l’appâtais, que j’avais une idée derrière la tête. Mais bon, j’ai fini par l’avoir. Et c’est là que j’ai eu l’idée de l’acide. Je savais que mon père en entreposait dans son atelier, je n’ai jamais su pourquoi exactement mais la tête de mort sur l’emballage me fascinait. C’est comme ça que je me suis fait cette cicatrice au poignet. J’étais encore un amateur, je ne savais pas qu’il fallait se protéger. J’avais enfermé Berlingot au garage, dans une sorte de fût transparent, mon père en ramenait de temps de temps de son boulot, je ne sais pas trop à quoi ça lui servait. J’ai soulevé le couvercle pour jeter l’acide dedans. Le chat a bondi, pas assez vite pour sortir mais il m’a chopé la main, juste au niveau du poignet. J’ai crié en tapant le bras contre les bords du fût pour le faire lâcher. J’ai juste eu le temps de refermer le couvercle. Je hurlais de douleur mais aussi d’excitation, le chat est devenu fou. La transparence du fût n’était pas très nette mais j’ai quand même pu voir les ravages de l’acide sur Berlingot. La bestiole s’agitait dans tous les sens, se cognant aux parois de sa prison. J’avais peur que ses hurlements ne rameutent les voisins. C’était chouette mais très vite, les traces de chair et de sang mêlés ont rendu le spectacle moins intéressant.
Je n’ai pas tué notre chien de l’époque. Arthur, un épagneul breton. Lui, il est mort sans mon aide, il s’est fait écraser par une voiture derrière laquelle il s’était mis à courir comme un dératé en aboyant. Faut être con aussi pour vouloir faire la course avec une voiture. La grille du jardin était restée ouverte mais je crois pas que c’était moi… C’est pas très intéressant, les chiens, c’est trop gentil. Je me souviens, quand c’était mon tour de le promener, je courais avec lui quelques dizaines de mètres en l’encourageant à aller au maximum et puis, quand il était à fond, je m’arrêtais brusquement en ramenant la laisse à moi d’un coup sec. Le chien manquait s’étouffer. Je m’agenouillais à côté de lui, je regardais les marques bleues sur son cou et j’en éprouvais une vraie jubilation. Je le caressais, je le serrais dans mes bras, j’entendais les battements affolés de son cœur, je lui disais des mots doux jusqu’à ce qu’il se remette d’aplomb, et hop, une nouvelle course recommençait, avec à la clé un nouvel étranglement. Au bout de deux ou trois essais quand même, je voyais bien qu’il courait avec moins d’entrain, qu’il n’y mettait plus tout son cœur, pressentant sans doute ce qui allait advenir. Mais il battait quand même de la queue en me surveillant du coin de l’œil. C’était pitoyable. Il fallait alors laisser passer un peu de temps, reprendre la promenade comme si de rien n’était et ensuite, je remettais ça, et le chien se faisait de nouveau avoir, tellement content de me faire plaisir. C’est trop con, les chiens. Après la mort d’Arthur, ma mère n’en a plus voulu. C’est trop de chagrin, elle a dit.
Ensuite, bien sûr, il y a eu les filles.
-o-
Après le départ de ses parents, Olivier traîna dans la maison. Il aimait l’ambiance désuète qui y régnait. Le temps semblait s’être figé depuis leur emménagement, les mêmes papiers peints, les mêmes meubles, les mêmes bibelots, les mêmes photographies encadrées, celles avec Séverine bien sûr et puis quelques autres qui s’étaient ajoutées au fil des saisons, de plus en plus rares, comme des témoignages un peu vains d’un bonheur dont chacun savait qu’il ne serait plus jamais sans failles. Chaque fois qu’il les regardait, Olivier repérait la place de l’absente, cette silhouette effacée qui prenait tout l’espace, et ses parents devaient faire la même chose…
Plusieurs fois, Olivier avait été tenté de revenir sur les circonstances de la disparition de sa sœur mais chaque fois, il avait manqué de courage. Ses parents avaient déjà tellement souffert, à quoi bon les ramener à cette journée ? Dans quel but ? Juste pour soulager sa conscience ? Non, même à son ami Greg, il n’avait rien osé dire. Avec le temps, il se rendait compte à quel point ce secret avait influencé son comportement et sa relation aux autres. Même quand, le temps passant, il avait cessé d’être ce vilain petit canard bégayant et chétif, l’adolescent n’avait jamais pu laisser entrer totalement quelqu’un dans son intimité. Toujours, il avait le sentiment de tromper les autres sur ce qu’il était vraiment. Il n’était pas niais, il avait bien vu qu’il plaisait désormais aux filles mais ses relations ne duraient jamais très longtemps, quelque chose en lui restait inaccessible et les jeunes filles se heurtaient à ce mur souriant mais impénétrable.
De même, ses amitiés masculines restaient superficielles, quelques potes de sport mais Olivier avait recherché des activités où l’individuel primait sur le collectif. Ça ne s’était pas fait consciemment mais avec le recul, il devait bien reconnaître qu’il s’était attaché à entretenir un rapport de rivalité plus que de solidarité avec ses partenaires de sport. Seule sa relation avec Greg avait échappé à cette mise à distance, sans doute parce qu’il avait été sa première bouée de secours après la mort de Séverine, le seul avec qui il s’était senti presque totalement lui-même. Le physique rondouillard de Greg, ses lunettes, sa bonne humeur, ses gaffes aussi, et l’exubérance souvent embarrassante de madame Berthier, tout cela avait contribué à défaire Olivier de son système de défense. Même s’il n’avait pas partagé son ultime secret avec lui, Greg demeurait de loin la personne dont il était resté longtemps le plus proche.
En fait, Olivier avait très mal vécu l’éloignement progressif de son ami à partir du lycée. Si le jeune homme avait acquis une certaine assurance à mesure que son physique évoluait et que son élocution s’améliorait, il n’avait pas le sentiment d’avoir tant changé. En tout cas pas au point de renier son amitié pour Greg ou de la considérer avec désinvolture. Mais Greg affichait désormais une certaine froideur, instaurait entre eux une distance qui désarçonnait Olivier. Celui-ci mit un certain temps à comprendre que Greg avait sans doute perçu dans l’assurance nouvelle de son ami une sorte de jugement, un peu de mépris à son endroit. Olivier avait tenté de lutter contre ce sentiment. Il avait cherché à entraîner son ami dans ses activités sportives, à lui faire partager son envie de réussite scolaire, l’incitant à préparer avec lui le concours d’entrée à Sciences Po. Ça avait été un véritable fiasco, une erreur de jugement d’une telle maladresse qu’Olivier en éprouvait encore une bouffée de honte en y repensant. Greg n’avait ni les capacités sportives ni l’ambition intellectuelle de son ami. Ses centres d’intérêt étaient tout autres. Il avait pris les incitations d’Olivier comme une humiliation supplémentaire et, avec le recul, Olivier ne pouvait que lui donner raison. Il n’avait pas su lui expliquer et peu à peu le malaise s’était installé durablement entre eux, les rendant tous deux malheureux sans parvenir à s’en dépêtrer.
Olivier avait ressenti le détachement de Greg comme un abandon. Il s’était jeté à cœur perdu dans la préparation du concours. Sa réussite avait pratiquement sonné le glas de leur amitié, même si les deux jeunes gens avaient maintenu devant leurs proches les apparences d’un lien qui ne les unissait plus vraiment. Les parents d’Olivier avaient tenu à associer Greg au repas de célébration, puis au départ de leur fils. Olivier ne pouvait y songer sans un sentiment de malaise. Il se revoyait avec Greg sur le quai de la gare, tous deux aussi empruntés l’un que l’autre tandis que son père proposait :
– Allez, une photo des garçons ensemble.
Les jeunes gens s’étaient regardés d’un air embarrassé avant de prendre la pose. C’était tellement pathétique, cette impression d’avoir toujours douze ans en présence de ses parents.
– Un beau sourire, les enfants !
Olivier avait deviné le sourire contraint de Greg à ses côtés, si semblable au sien. Sa mère et celle d’Olivier se tenaient légèrement en retrait, visiblement émues. Au prix d’un réel effort, Olivier avait surmonté son embarras et passé son bras autour des épaules de son ami.
– Regardez-moi comme ils sont beaux !
Quelque chose en lui s’était noué, un sentiment de gravité l’avait brusquement saisi, que l’objectif avait fixé sur la pellicule.
– Attention, on ne bouge plus ! Hop, c’est dans la boîte !
C’était cette photo qu’Olivier avait décidé de faire agrandir. Il avait eu cette idée ces derniers jours, au cas où… Il était convaincu que l’attention de Greg serait attirée par le poster. Olivier serait bien allé directement voir la police, mais pour leur dire quoi ? Les informations qu’il avait collectées, les recoupements qu’il avait opérés, ne seraient pas de nature à faire aboutir une enquête ou à désigner un coupable. C’était juste une compilation de données, rien de plus en l’état. Et les photos n’apportaient rien, il s’y était mal pris, craignant d’être démasqué. D’ailleurs, il se demandait depuis si ça n’était pas le cas. L’impression d’être observé ne le quittait plus. C’est pour cette raison qu’il avait décidé d’appeler Greg. Lui comprendrait et l’aiderait. Il avait failli laisser un message à la mère de son ami, mais la connaissant, il avait renoncé. Le jeune homme consulta sa montre, il était encore un peu tôt, il rappellerait tout à l’heure. D’ici là, il aurait achevé ses petits préparatifs.
La sonnette d’entrée le surprit alors qu’il déroulait le poster dans sa chambre. Il descendit d’un étage et tenta d’apercevoir qui sonnait depuis la fenêtre de la salle de bains. Sans succès, le rosier grimpant de l’entrée avait colonisé la marquise et empêchait de voir. La sonnerie retentit à nouveau. De longs coups de sonnette à intervalle régulier. Leur répétition avait quelque chose de menaçant. Tu deviens parano, mon pauvre Olivier, murmura le jeune homme. Il rejoignit le rez-de-chaussée et s’avança dans le vestibule en retenant sa respiration, comme si l’on pouvait l’entendre depuis l’extérieur. Une silhouette massive se tenait devant la porte en verre pailleté. Olivier crut deviner une veste kaki. Les sonneries s’étaient arrêtées mais l’homme restait sous l’auvent, immobile. Le silence avait quelque chose à la fois d’irréel et d’oppressant. Olivier entendit un grincement, la poignée de la porte tournait. Il eut un moment de panique, et s’il avait oublié de refermer à clé après le départ de ses parents ? Le regard du jeune homme était hypnotisé, tout son corps suspendu au mouvement de la clenche qui pivotait lentement… pour finalement se bloquer. Olivier respira à nouveau. Après quelques tentatives infructueuses, le visiteur renonça et fit demi-tour.
Cette fois, Olivier avait vraiment peur. Il fallait qu’il voie Greg et qu’il lui raconte tout. Mais avant ça, mieux valait assurer le coup. Olivier regagna sa chambre quatre à quatre, termina le transfert des fichiers, accrocha le poster bien en évidence au-dessus du bureau. Il récupéra ensuite les deux clés et sortit par la porte du jardin après avoir pris sa parka. En hâtant le pas, il se dirigea vers la grille qui séparait la maison de l’allée donnant sur le parc. Greg habitait juste de l’autre côté. Olivier fit un bref arrêt dans le chalet de jardin où les deux amis avaient passé des heures, enfants. Mais l’heure n’était pas aux souvenirs. Le jeune homme posait la main sur le portillon quand un homme surgit derrière la haie de cyprès, lui bloquant le passage. Olivier reconnut son regard. Il mit quelques secondes à voir l’arme qu’il braquait sur lui.
-o-
|