DEUXIÈME PARTIE : LORAIN
Je suis fasciné par la mort depuis l’enfance. Ça m’a toujours intrigué. Je me souviens, à la mort de ma grand-mère, j’avais une dizaine d’années. Elle vivait dans la banlieue de Nantes et mon père avait tenu à nous emmener pour les funérailles. On était arrivés pour la veillée. À l’époque, bien sûr, je ne savais pas ce que c’était. Ma mère m’a expliqué, le corps sur le lit et ses enfants qui la veilleraient toute la nuit. Nous, nous dormirions dans une chambre à l’étage. On nous a autorisés, ma sœur et moi, à entrer dans la chambre où ma grand-mère reposait. Des bougies étaient allumées un peu partout sur les meubles autour d’elle. Des chaises avaient été placées le long des murs, en fonction des espaces libres. Tout le monde était habillé de noir. Les femmes chuchotaient en touchant nerveusement leurs colliers, c’était à la fois étrange et beau. Les hommes, eux, ne restaient pas, ils saluaient la famille, se recueillaient un instant devant la dépouille en faisant un signe de croix, puis ils partaient fumer sur la terrasse. À chaque nouvelle sortie, le bruissement des murmures augmentait comme une vague, toutes les informations ou commentaires sur l’homme qui venait de sortir – sa stature, son statut social, sa filiation, son comportement, sa tenue, etc. – passant de chaise en chaise, avant de reprendre son flux régulier.
Je me suis approché de ma grand-mère. Je ne l’ai jamais aimée. Je me souviens, elle me regardait parfois d’un air dur, pénétrant, et disait à mon père en me désignant du doigt, celui-là, avec les yeux qu’il a, méfie-toi, c’est de la mauvaise graine. Je ne sais pas pourquoi. À l’époque, j’étais plutôt calme, peut-être parce que j’observais autour de moi en silence, je crois que ça la mettait mal à l’aise. Ou alors, elle savait. Avec les vieux, hein… Ma mère se tenait derrière moi, elle m’a légèrement écarté, se penchant pour embrasser la morte sur le front. J’en ai profité pour me coller contre le lit et j’ai tendu la main pour toucher celle de ma grand-mère. Je me souviens encore de ce que j’ai éprouvé, cette sensation inhabituelle de froid qui m’a fait retirer la main. Je n’ai pas su tout de suite si j’aimais ou si ça me dégoûtait. J’ai voulu recommencer, pour vérifier, mais ma sœur m’observait en faisant des yeux ronds, elle allait me dénoncer, c’est sûr, alors j’ai reculé un peu. Ma mère s’est méprise.
– Oh mon chou, tu l’aimais ta grand-mère, hein ? Allez viens, ne reste pas là, a-t-elle commencé en me tirant à l’extérieur de la pièce.
– Mais tu sais, a-t-elle continué tandis que nous regagnions la terrasse, c’est du chagrin bien sûr et c’est normal, mais c’est la vie, tout le monde finit par mourir. L’important, c’est de les conserver dans notre cœur pour qu’ils ne meurent jamais vraiment.
Mon père nous a vus arriver.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? – Rien, a fait maman, il est juste un peu secoué. Ça se comprend, tu penses.
Mon père m’a fixé en hochant la tête. J’ai enfoui le visage sous le bras de maman qui a repris :
– Allez, mon chou, c’est rien, elle est heureuse, mamie, là où elle est.
Elle me caressait les cheveux tout en continuant à murmurer des mots de réconfort. Je risquai un coup d’œil vers mon père. Il continuait de me fixer, et je crus voir un instant dans ses yeux cette même lueur froide que ma grand-mère posait sur moi.
Après le coucher, j’ai attendu un très long moment. La respiration de ma sœur s’était faite régulière depuis longtemps, avec un petit sifflement très significatif. Elle dormait profondément. Je me suis levé et suis redescendu marche après marche jusqu’au rez-de-chaussée. J’entendais des voix dans la cuisine sur la droite, j’ai reconnu celle de mon père. Je me suis dirigé dans le couloir à gauche, vers la chambre de ma grand-mère en jetant de temps en temps des coups d’œil de l’autre côté. La porte de la chambre était ouverte, plus j’approchais, plus je sentais une certaine exaltation me gagner.
Je glissai la tête dans l’encadrement avec d’infinies précautions, une vieille femme était assise à l’autre bout de la pièce, la tête légèrement penchée sur le côté, les yeux fermés. Rassuré, j’avançai au bord du lit et m’approchai du visage de ma grand-mère. L’éclairage aux bougies faisait danser des ombres qui m’empêchaient de bien distinguer ses traits. Je me penchai un peu plus encore, son parfum me chatouilla les narines. Je crus un moment que j’allais éternuer. Je me reculai rapidement et m’efforçai de contrôler ma respiration, me pinçant le nez pour éviter le drame. Les yeux me piquaient mais au bout de quelques secondes, le picotement s’atténua. Après un regard sur la gardienne assoupie, je me penchai à nouveau sur le visage de ma grand-mère, scrutant ses rides à la recherche d’un indice, d’un signe qui me dirait ce qu’il se passe ensuite. En vain. Je n’avais pas pris tous ces risques pour rien. Je m’enhardis et avançai la main, les doigts tendus vers sa paupière la plus proche de moi. J’allais la saisir et tenter de la soulever pour savoir enfin quand des bruits de chaises au fond du couloir m’alertèrent.
Vite, je battis en retraite et quittai la chambre. Mon père me surprit au milieu du couloir.
– Tu fais quoi, là ?
Il appuya sur l’interrupteur. La lumière soudaine m’aveugla. Je clignai des yeux et répondis d’une voix ensommeillée :
– J’ai envie de faire pipi. Je cherche les toilettes.
Une fois encore, je sentis son regard de faune qui me transperçait.
– Y a un WC à l’étage. – Je… je savais plus…
Un léger sourire s’imprima sur son visage, si bref que je doute encore de l’avoir vu. L’instant s’éternisait quand mon oncle surgit dans l’encadrement de la porte.
– Ah ! mais qu’est-ce qu’il fait là, lui ? Veux-tu bien retourner au lit, petit monstre !
Je fixai mon père qui baissa la tête en signe d’assentiment. Tandis que je regagnais ma chambre, j’entendis la voix de mon oncle.
– Il est pas croyable, ce môme. T’as vu ses yeux ? Vous allez vous amuser dans quelques années.
-o-
Malgré la fraîcheur matinale, Lorain avait le sourire aux lèvres quand il reprit le chemin du commissariat central de Rouen. Ces vacances lui avaient fait du bien. Leur avait fait du bien. Hélène était radieuse. Lorain avait toujours été surpris du changement qui s’opérait en elle dès qu’elle touchait le sol corse. Même l’intonation de sa voix se modifiait, reprenait l’accent maternel, à la fois chantant et plus nonchalant. Son visage gagnait en sérénité, la petite ride qu’elle avait si souvent à Rouen quand elle fronçait les sourcils semblait disparaître comme sous l’effet d’un lifting surnaturel. Elle haussait les épaules quand il lui en faisait la remarque mais c’était pourtant bien le cas. Ces quelques jours seuls à se balader sur les routes de l’île leur avait permis de retrouver un état amoureux que la routine rouennaise avait un peu malmené ces derniers temps. Lorain se mit à siffloter. Les images de leurs ébats sur la plage d’Arone surgirent brusquement devant ses yeux, le sourire d’Hélène, son corps alangui, son visage tendu par le plaisir… Un crissement de freins et un coup de klaxon le ramenèrent à la réalité.
– Eh oh, tu peux pas faire gaffe, connard !
Lorain pila. Tout à ses rêveries amoureuses, il avait pris trop large le virage qui menait au parking du commissariat, débordant sur la voie de gauche et obligeant le motard qui venait en face à monter sur le trottoir. Lorain baissa sa vitre.
– Ah c’est vous, lieutenant ? fit Gilles Leclerc en remontant la visière de son casque. Désolé mais là… Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous ne connaissez plus la route ? Ah les vacances !
Lorain passa le bras par la portière, agitant la main en signe d’excuse.
– C’est bon, c’est bon, Leclerc, désolé. Le parking est réservé à la police, je vous rappelle. – Vous avez raison, capitaine, je m’en vais. Bonne reprise et faites gaffe, hein !
Lorain grimaça un sourire. Pauvre con. Il n’aimait pas les journalistes de façon générale parce qu’ils perturbaient les enquêtes. Il aimait encore moins celui-là. Une fouine. Toujours à fureter autour des flics pour obtenir des infos. Et le pire, c’est qu’il en obtenait. Il n’était pas là depuis longtemps mais il arrivait toujours à avoir le scoop, la petite déclaration qui faisait le buzz, le témoignage qui relançait l’enquête ou qui mettait à mal les actions des policiers. Lorain n’avait pas encore compris comment il faisait pour être aussi bien informé. Il se demandait s’il ne fricotait pas avec une permanente d’accueil.
Il y pensait encore quand il pénétra dans la salle des inspecteurs. Elle était déserte. Au fond de la pièce, le bureau du commissaire séparé de ses officiers par une cloison vitrée était également vide. Le patron devait être chez le proc et les collègues sur le terrain. Ou au café. Lorain s’avança vers le tableau d’enquêtes. Le portrait d’un jeune homme blond et joufflu y était affiché. On avait écrit sous l’image son nom au marqueur, Grégory BERTHIER. Sur la gauche du tableau, on trouvait deux autres photographies, celle d’une gamine au visage souriant et celle d’un jeune homme au regard sombre. Là encore, les noms avaient été précisés : Mélanie Colbert et Olivier Dumas.
Lorain examina le visage de Berthier. Il ne le découvrait pas. Quand il avait rappelé le portable après l’interruption de la communication deux jours avant, un flic lui avait répondu et après quelques minutes de confusion, on lui avait fait parvenir la photo de Berthier pour qu’il puisse identifier son interlocuteur. Effectivement, il l’avait déjà vu. Il s’en souvenait surtout à cause du café renversé sur sa chemise préférée et l’apparition ubuesque chez un gamin de ce mouchoir en tissu de grand-père. Mais pas seulement, il avait aussi noté son enthousiasme, son œil pétillant de curiosité et la pertinence de ses questions. En rentrant, il avait même dit à Hélène que ça faisait plaisir à voir, des jeunes aussi intéressés par le travail de la police. C’était pour ça qu’il avait du mal à y croire, quelque chose le chiffonnait, et pas seulement parce que le gamin l’avait appelé au secours.
Une voix résonna dans son dos.
– T’as vu un peu la gueule de l’assassin ? C’est pas croyable, hein ? On dirait un chérubin qu’aurait abusé du Nutella.
Lorain se retourna tandis que son collègue s’avançait vers lui, la main tendue.
– Comment ça va, Solinas ? – C’est à toi qu’il faut demander ça. Alors, ces vacances ? Sympas ? – On peut dire ça, fit Lorain en hochant la tête.
Il se retourna vers le tableau.
– T’en penses quoi ? – Comment ça ? – Tu crois que c’est lui pour la fille ? – Ben écoute, a priori, je vois pas qui d’autre. Il était seul avec elle, on a ses empreintes sur l’arme du crime, il était couvert de son sang à elle. C’était pas joli à voir, tu peux me croire. Quand je pense qu’avec Landrau, on l’a croisé quelques jours avant ! – Comment ça ? – On faisait l’enquête de routine sur un suicide et il s’est pointé chez les parents. Figure-toi que c’était le meilleur pote du suicidé. Jamais je me serais douté que ce balourd était capable de ce genre de choses. Comme quoi, même après autant d’années, on peut encore être surpris.
Lorain s’approcha à nouveau du portrait affiché, scrutant les traits juvéniles de l’assassin présumé.
– Je sais pas, commença-t-il, je vois pas pourquoi il m’aurait appelé s’il était coupable. – Va savoir, avec ces dégénérés…
Solinas avait regagné son bureau. Il s’assit à sa place et fit pivoter son fauteuil pour faire face à Lorain. Ce dernier restait devant le tableau d’enquêtes. Du doigt, il tapota le portrait du deuxième homme.
– C’est qui, lui ? Un complice ? – Non, c’est le fameux ami de Berthier dont je te parlais, celui qui s’est suicidé. Enfin, c’est ce qu’on pensait mais du coup, on s’interroge. – Il est mort comment ? – Pendu, mais tu sais ce que c’est… On a fait une demande d’exhumation, histoire d’être sûrs, on attend le résultat de l’autopsie.
Lorain considéra le visage du jeune homme, le sourire un peu contraint, le regard grave. Qu’est-ce que tout cela signifiait ?
– C’est toi qui es chargé de l’enquête ? – Oui, avec Landrau. On était déjà sur la disparition de la gamine, c’était logique. – C’est sûr.
Il se rapprocha de son collègue et désigna du doigt une pochette verte sur son bureau.
– C’est le dossier ? Je peux jeter un œil. – Fais-toi plaisir, mon vieux, fit Solinas en faisant glisser la pochette dans sa direction.
Lorain ouvrit le dossier et commença à le feuilleter. Il passa rapidement sur les photographies du corps de la gamine.
– Regarde-moi ce que ce taré lui a fait, commença Solinas. Je te jure, des fois, je me demande pourquoi on a aboli la peine de mort.
Lorain fronça les sourcils.
– Vous l’avez logé comment ? – C’est un journaliste qui nous a appelés. Il avait reçu un appel anonyme.
Lorain leva les yeux du dossier.
– Un journaliste ? – Ouais, tu sais, Gilles Leclerc. Tu l’as pas croisé en arrivant ? Il était là tout à l’heure. – Vous l’avez interrogé ? – Mais ouais, t’inquiète, on a vérifié, il est clean. Un mec l’a appelé pour lui dire qu’il pensait savoir où était la gamine disparue. Il n’a pas laissé son nom et n’a rien dit de plus. Leclerc nous a tout de suite contactés. – Pourquoi le mec l’a appelé lui ? Pourquoi pas directement la police ? – Ça, mon gars, fit Solinas en haussant les épaules, tu les connais, les gens ne nous aiment pas beaucoup. En tout cas, poursuivit-il, Leclerc a eu le bon réflexe. Je connais pas beaucoup de journalistes qui auraient appelé la police au lieu d’aller vérifier par eux-mêmes. – Ouais… murmura Lorain d’un air songeur, t’as pas tort. Et le môme, comment il va ? Vous avez pu l’interroger ? – Non, ça risque pas pour l’instant. Il est toujours dans le coma, pronostic vital engagé comme ils disent. D’après les médecins, il a une balle logée entre le cœur et la moelle épinière, ils savent pas encore s’ils vont pouvoir opérer. Si ça tenait qu’à moi, je vais te dire, on prendrait pas tant de… – Pourquoi vous avez tiré ? le coupa Lorain. Il était armé ? – C’est Bénard. Quand il est arrivé sur les lieux, il a vu la gamine égorgée sur le lit, le mec avait quelque chose dans la main, il a cru que c’était une arme. L’IGPN est sur le coup.
Solinas secouait la tête. À l’évidence, il n’approuvait pas cette enquête. Lorain était convaincu que beaucoup dans le service partageaient son agacement. Quelque chose le titillait.
– Bénard… le p’tit nouveau ? – Solinas opina du chef – Mais il sort à peine de l’école de police, s’étonna Lorain, qu’est-ce qu’il faisait en première ligne sur une opé de ce calibre ? – T’es drôle, toi ! rétorqua Solinas. Tu crois qu’on a eu le choix ? Y avait urgence je te rappelle. J’ai pris les hommes dispos et on a foncé. T’aurais fait quoi, toi ?
Lorain observa son collègue un instant, puis il leva la main en signe de reddition.
– T’as raison, excuse-moi, c’est juste que… – Après coup, poursuivit Solinas, bien sûr que j’me dis que j’aurais dû faire autrement mais bon, on voulait sauver la petite…
Des éclats de voix interrompirent ses explications. Les collègues surgirent dans la salle des inspecteurs, la plupart tenant encore leur gobelet de café à la main.
– Ah mais c’est notre capitaine Lorain ! Tout bronzé ! Y en a qui se la coulent douce quand même !
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Après sa discussion avec Solinas, Lorain se rendit au CHU de Rouen. Son collègue avait tenté de l’en dissuader :
– Il est dans le coma, je te dis, tu pourras même pas le voir. La seule chose que tu vas y gagner, c’est que tu vas tomber sur sa mère. Et alors là, mon brave, tu vas sentir ta douleur ! – Comment ça ? Elle nous en veut ? – Oh, c’est même pas ça ! Elle est complètement azimutée. Je sais pas à quoi elle carbure, mais ça doit être de la bonne. – Tu déconnes. – Bah, vas-y, tu verras par toi-même. Mais viens pas te plaindre après de pas avoir été prévenu.
Comme l’avait prédit Solinas, la visite à l’hôpital pour voir Berthier ne donna rien. Le jeune homme était alité dans le service réanimation. Son état de conscience n’avait pas évolué. Un gardien de la paix surveillait l’entrée de la chambre, ce qui n’avait pas grand sens. La situation judiciaire était assez confuse car il n’avait pas été possible de notifier au suspect sa garde à vue. Sa mère avait fait appel à un avocat qui ne se privait pas de se répandre dans les médias sur les violences policières et l’agression, c’étaient ses termes, dont son client avait été victime.
Lorain demanda à parler au responsable de l’équipe chirurgicale qui avait en charge le jeune homme. Le chirurgien était au bloc, un assistant vint à la rencontre du capitaine sans rien lui apprendre de nouveau. Berthier avait reçu deux balles. La première avait perforé le bras avant de ressortir sans faire trop de dégâts. C’était la seconde qui posait problème. Elle avait frôlé le cœur pour finalement se loger près de moelle épinière. Les spécialistes débattaient encore de l’opportunité de l’enlever mais en l’état actuel du patient, il fallait de toute façon attendre, son organisme n’était pas en mesure de supporter une opération aussi lourde pour l’instant. Lorain prenait congé quand il vit fondre sur lui une femme d’une petite cinquantaine d’années, de forte corpulence, les cheveux en bataille et l’air déterminé.
– Alors c’est vous l’assassin ! Vous venez contempler votre œuvre ? commença-t-elle en arrivant sur Lorain.
Celui-ci jeta un regard en arrière, faisant mine de chercher à qui elle s’adressait, avant de se tourner vers son interlocutrice.
– Vous parlez à qui ? – Oh ne faites pas le malin avec moi, je sais bien qui vous êtes ! – Vous avez un avantage sur moi, madame. Vous êtes ? – Comme si vous ne le saviez pas ! Madame Berthier, la mère de ce pauvre Grégory.
Lorain avança la main.
– Bonjour, madame, je vous cherchais. On peut se parler sans se mordre ?
Madame Berthier ignora ostensiblement la main tendue.
– Qu’est-ce que vous me voulez ? Ça ne vous a pas suffi de manquer tuer mon garçon ? – Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je n’étais pas sur cette opération. Mais votre fils voulait me parler, lui. Il m’a appelé juste avant le… enfin, la… – La tentative de meurtre ! Vous pouvez le dire, monsieur, car il s’agit bien de cela !
Lorain commençait à perdre patience.
– Écoutez, vous voulez bien vous calmer ? Une enquête est en cours, qui déterminera les circonstances du tir. – le capitaine vit la moue sceptique de madame Berthier mais il continua en désignant des fauteuils quelques mètres plus loin dans le couloir – Si on s’asseyait deux minutes pour en parler tranquillement ?
Son ton à la fois calme et autoritaire sembla faire réfléchir la femme. Sans attendre, il fit quelques pas en direction des sièges, puis se tourna vers elle en ouvrant le bras pour l’inviter à l’accompagner. Après une dernière hésitation, la femme le suivit. Lorain attendit qu’ils soient tous deux assis pour reprendre :
– Vous saviez qu’il avait essayé de me joindre ?
La mère de Berthier secoua la tête avant de lancer :
– Vous êtes qui, d’abord ? – Oh, excusez-moi, je suis bête : capitaine Lorain. Votre fils avait assisté à une conférence que j’ai donnée à la fac il y a une quinzaine de jours.
À mesure qu’il parlait, Lorain vit le visage de madame Berthier s’éclairer.
– Ah mais oui ! s’exclama-t-elle sur un tout autre ton. Il n’arrêtait pas de parler de vous ! Il veut être policier, vous savez ? Moi, je suis pas d’accord, c’est bien trop dangereux, mais quel enfant écoute sa mère de nos jours ?
Elle ponctua cette question d’un air de désolation absolue. Lorain attendit.
– Enfin, c’est comme ça, reprit-elle après quelques secondes. De toute façon, maintenant… – J’ai parlé au médecin. Il faut attendre. – Je sais, je sais. – Et donc, vous n’avez aucune idée de la raison qui l’a poussé à m’appeler ? – Comment voulez-vous ? s’impatienta madame Berthier. Il a dû penser que vous, vous pourriez l’aider. C’est vraiment injuste. D’abord Olivier et maintenant Grégory, Dieu ne devrait pas permettre de telles horreurs !
Lorain joua le candide : – Olivier ? – Olivier Dumas. Son meilleur ami. Ils se connaissaient depuis la primaire. Il s’est pendu. Lui aussi avait tenté de joindre Grégory juste avant. Décidément…
Le regard de la femme se perdit dans le vide. La remarque éveilla l’intérêt de Lorain.
– Comment ça ? Ils s’étaient parlé ?
Madame Berthier leva les yeux vers le capitaine.
– Ben non justement, Grégory n’a pas compris. Ils se voyaient moins depuis qu’Olivier était sur Paris, avec leurs études, tout ça… Mais il s’est passé quelque chose en tout cas. Quelques jours après l’enterrement, Grégory est allé voir les parents d’Olivier. Quand il est revenu, il était tout bizarre, il s’est enfermé dans sa chambre, il n’a même pas voulu de dessert, c’est vous dire ! Il m’a dit qu’il devait travailler mais je suis sûre qu’il y avait autre chose. – Il ne vous en a pas parlé ? – Non, j’ai juste entendu l’imprimante qui n’arrêtait pas de tourner – ça fait un bruit ces trucs-là, c’est pas possible – et quand il a ouvert la porte de sa chambre, il y avait plusieurs piles de feuilles étalées sur son lit. Je l’espionne pas, hein, reprit-elle après un petit temps, mais je m’inquiétais, pensez, il n’avait même pas fini son assiette !
Lorain hocha la tête en signe d’assentiment.
– Et ces papiers, reprit-il, vous savez ce qu’il en a fait ? – Ben, c’est vos collègues qui les ont embarqués quand ils sont venus fouiller l’appartement. Ils ont tout mis sens dessus dessous, les sagouins ! – Je vois… – Vous avez bien de la chance, fit la femme, parce que moi j’y comprends rien ! Jamais il aurait fait ça, mon fils ! Vous auriez vu sa réaction quand on a appris la disparition de la gamine à la télé, ça l’a complètement remué. – Comment ça ? – On était à table, c’était le jour où il avait rendu visite aux parents d’Olivier. Il est parti dans sa chambre, comme je vous disais, et ensuite il est revenu pour manger. C’est là qu’on a vu le reportage sur la petite. – Oui ? – Il a regardé ça, et juste après, il s’est levé et il s’est à nouveau enfermé dans sa chambre. C’est là qu’il a refusé de manger, je m’en souviens bien maintenant, c’est à ce moment-là ! s’enflamma madame Berthier. Alors, vous comprenez, ça peut pas être lui, c’est n’importe quoi cette histoire, surtout après ce qui est arrivé à Olivier. – Le suicide ? Je comprends… – Mais non, pas le suicide. Je vous parle de la disparition de sa sœur ! – Grégory avait une sœur ? – Pas Grégory ! s’impatienta madame Berthier. Je vous parle de la sœur d’Olivier, Séverine. Elle a disparu quand elle avait treize ans. Ils habitaient en Haute-Savoie à l’époque. On l’a retrouvée quelques jours plus tard, elle avait été violée et étranglée, pauvre petite. Alors pensez, après ça, imaginer que mon Greg aurait pu faire ce genre de choses, ça n’a pas de sens…
Après sa discussion avec la mère de Berthier, Lorain emprunta l’ascenseur pour regagner le hall de l’hôpital. Il en sortait quand il faillit percuter Gilles Leclerc.
– Décidément, lieutenant ! s’exclama le journaliste. Vous m’en voulez ou quoi ? – Qu’est-ce que vous faites là ? – Je viens voir madame Berthier. Liberté de la presse, vous connaissez.
Lorain hocha la tête.
– Faites pas trop le malin, Leclerc. Vous avez cinq minutes ? J’ai quelques questions à vous poser. – J’ai déjà tout dit à vos collègues. – Je sais, je sais, juste quelques détails à éclaircir. Allez, venez, je vous paie un café.
Les deux hommes se dirigèrent vers le distributeur automatique. Lorain fouilla dans sa poche à la recherche de monnaie.
– Vous prenez quoi ? – Un expresso sans sucre.
Lorain sélectionna le bouton correspondant et actionna la machine. Les deux hommes restèrent silencieux durant l’écoulement du liquide.
– Tenez.
Lorain tendit le gobelet à Leclerc. Celui-ci avança le bras pour le saisir. La manche de sa veste remonta, découvrant une cicatrice à la naissance du poignet.
– Oh mais qu’est-ce que vous avez là ? fit Lorain. Méchante cicatrice, j’avais jamais fait attention. – C’est rien, un vieux souvenir.
Le journaliste tira sur sa manche. Lorain l’observait.
– Une victime d’un de vos scoops qui s’est vengée ? lança-t-il.
Leclerc porta le gobelet de café à ses lèvres sans répondre. Lorain se tourna vers le distributeur et recommença l’opération pour lui-même. Une fois servi, il revint à son interlocuteur.
– Dites-moi, Leclerc, vous pouvez me parler de cet appel anonyme ? – Vous voulez savoir quoi ? – Je sais que vous ne pouvez pas révéler vos sources mais est-ce qu’il s’agissait d’un de vos informateurs habituels ou vraiment d’un anonyme ? – Un anonyme. – Vous avez une idée de la raison qui l’a poussé à vous appeler ?
Le journaliste haussa les épaules.
– Plutôt que la police, vous voulez dire ? – Entre autres, oui.
Leclerc sourit.
– Ça, c’est pas difficile à deviner, capitaine. Les gens n’ont pas vraiment envie de parler à la police. – Vous marquez un point, concéda Lorain en touillant son café. Ils ne sont jamais assez sucrés, se plaignit-il en levant son gobelet. – Le sucre, c’est très mauvais, vous savez. – Tout l’est, Leclerc. À la longue, tout l’est, répéta le policier d’un air pénétré.
Le journaliste hocha la tête sans répondre. Lorain avala une gorgée de café et grimaça avant de reprendre.
– Vous connaissiez déjà Berthier ? – Je ne l’avais jamais vu mais… – Oui ? – Il avait appelé la station la veille ou l’avant-veille, je sais plus. Il voulait me parler. – À quel propos ? – C’est la secrétaire qui l’a eu. Il voulait voir le journaliste qui avait fait le reportage sur la gamine disparue. – Mélanie Colbert ? – Oui, c’est ça. – Vous savez pourquoi ? – Non, il a rien voulu lui dire. Il a juste dit que c’était important. Il devait rappeler pour prendre rendez-vous mais il l’a pas fait. Mais je vous répète, j’ai déjà tout dit à vos collègues. – Et ce reportage… – Eh bien quoi ? – Vous l’avez aussi donné à mes collègues ?
Leclerc semblait perplexe.
– Ben non, personne m’a rien demandé. – Il y avait quelque chose de particulier sur cette vidéo ? – Ben… non, je vois pas. – Ça vous dérangerait de me la faire parvenir ? – Non, pas du tout, c’est déjà passé à l’antenne, y avait rien de particulier. Vous avez une adresse mail ? – Quoi ? – Une adresse mail, répéta le journaliste. C’est pour vous envoyer la vidéo, c’est plus simple. – Ah oui, bien sûr, je vous donne celle du service tout de suite.
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C’est pour ça que j’ai choisi ce métier. Pour comprendre, toujours. Savoir ce que les proches ressentent, toucher du doigt leur détresse. Je ne ressens rien de leurs émotions, ça a toujours été comme ça. Je ne sais pas. J’ai vite compris que je ne pouvais pas me montrer tel que j’étais. Alors, j’ai appris à faire semblant, je porte un masque en permanence et j’ai toujours peur de me trahir, que les autres voient qui je suis vraiment. Je n’ai absolument pas honte de moi. Mais je vois bien que personne ne comprendrait. Je me souviens, petit, quand j’essayais quelquefois de partager ma passion avec les enfants de mon âge, le dégoût ou la peur dans leurs yeux quand ils prenaient conscience que je ne plaisantais pas. Je n’ai jamais eu d’ami véritable. Sauf peut-être… mais au fond, je sais bien qu’il m’est resté fidèle parce qu’il avait peur de moi, de ce que je pourrais dire, de ce que je pourrais lui faire…
Dans ma vie professionnelle, j’ai la réputation de savoir faire preuve d’empathie, que ce soit envers les victimes ou quand je rencontre un suspect. C’est important, cette proximité, ça m’apprend des choses que je ne pourrais savoir sinon. J’ai besoin de ça, je parle aux gens, j’écoute leurs plaintes, leur douleur, ils se confient à moi, me parlent de la victime, leur fille ou leur sœur, cherchent des raisons, veulent des coupables… Je suis souvent leur seul recours, ils ont confiance en moi, ils espèrent et ça aussi, c’est jouissif. Certaines fois, j’ai presque envie de leur dire que c’est moi qui ai tué leur gamine, de leur expliquer tout ce que je lui ai fait subir avant de l’achever, tout ce qu’elle a accepté de faire dans l’espoir de survivre à ce cauchemar. Et puis, l’éclat particulier dans son regard quand elle a compris qu’elle n’en réchapperait pas. La révolte d’abord, avant l’abandon, le corps qui cesse de lutter et qui s’amollit. C’est tellement beau, ce moment-là, quand elles s’offrent. Elles le font toutes. C’est ça qui me fait jouir. Mais ça ne dure pas longtemps, les battements d’ailes d’un papillon contre la vitre et c’est fini… J’essaie pourtant de prolonger ce moment, cet instant de grâce presque christique. Quand elles comprennent et qu’elles acceptent leur sort. À cet instant-là, elles savent que je suis tout pour elles, que le reste de leur monde n’existe plus, n’a jamais existé.
C’est ce que j’aimerais dire à leurs parents, à leurs frères et sœurs quand ils sont là devant moi à pleurer. Ils étaient où quand elle avait vraiment besoin d’eux ? C’est ce que je leur dis, aux filles, parce que c’est la vérité : personne n’a rien fait pour vous. Moi si, je vais vous rendre immortelles. Tout le monde se souviendra de vous.
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Quand il rentra chez lui à la fin de cette première journée de reprise, Lorain était déprimé. Les vacances lui semblaient n’être plus qu’un lointain souvenir. Il avait terminé sa succession d’interrogatoires informels par une visite chez les parents d’Olivier. Il avait appelé avant de s’y rendre pour se présenter et s’assurer de leur présence à leur domicile. Où voulez-vous qu’on soit ? avait répondu madame Dumas. Il s’était senti bête.
En arrivant devant la maison, Lorain avait sorti sa plaque par habitude. La porte d’entrée s’était ouverte sur un couple avant même qu’il ne sonne. Pensant qu’il s’agissait des Dumas, Lorain tendit la main mais l’homme le salua furtivement d’un signe de tête avant de s’éclipser dans l’allée. Le policier eut juste le temps de surprendre son regard qui s’était arrêté une fraction de seconde sur l’insigne du flic.
– Capitaine Lorain, je présume ? fit madame Dumas. Entrez, je vous en prie. On vous attendait, mon mari est au salon.
Lorain se retourna en direction de la silhouette qui s’éloignait :
– J’ai cru un instant que c’était lui… – Ah non, c’est un ancien professeur de notre fille, monsieur Geffroy ou Godfroy, je sais plus trop, je n’ai pas osé lui faire répéter. Il a rencontré Olivier il y a quelque temps et il l’a reconnu tout de suite, malgré les années. C’est vrai qu’il ressemble – la femme sembla chercher ses mots – qu’il ressemblait, se reprit-elle avec un petit air d’excuse, à Séverine. – Il a fait tout ce voyage depuis la Haute-Savoie pour vous présenter ses condoléances ? s’étonna Lorain. Vous étiez restés proches ? – Non, pas du tout, mais il vit à Paris désormais. Ça n’est pas très loin. D’après ce qu’il nous a dit, il enseigne le droit dans une université parisienne, ne me demandez pas laquelle, mais il lui arrive aussi de venir donner des cours à Rouen. C’est bizarre, les coïncidences, non ? Il a appris le décès d’Olivier après l’enterrement, c’est pour ça qu’il est venu nous voir. Les gens sont si gentils avec nous.
Lorain ne répondit pas. Tout en notant mentalement le nom du professeur, il suivit la femme au salon. Monsieur Dumas les y attendait, le visage si marqué que le policier se demanda comment il pourrait survivre à ce nouveau drame. Devant leur douleur muette, accablée, Lorain n’insista pas. Ils étaient encore sous le coup de la demande d’exhumation du corps de leur fils, ils ne semblaient pas pouvoir enregistrer l’information, ils avaient l’air un peu hébétés. Une photographie encadrée et posée sur la table attira l’attention du capitaine. Il la prit entre ses mains. On y voyait Olivier Dumas aux côtés de Grégory Berthier.
Les deux jeunes gens souriaient mais l’expression du regard d’Olivier troubla le policier. Elle le replongea près de vingt ans en arrière, quand le jeune Lorain n’était encore qu’un collégien qui séchait les cours et faisait les quatre cents coups avec des copains plus âgés et peu versés sur les études. Une après-midi, les gamins s’en étaient pris à un couple d’hommes qui sortaient d’un sauna dont tout le monde savait qu’il était fréquenté par les homosexuels. Lorain était resté un peu en retrait. Les insultes avaient fusé, les éclats de rire moqueurs aussi. Un plus téméraire que les autres s’était approché pour décocher un violent coup de pied dans les reins d’un des deux hommes. Celui-ci s’était retrouvé au sol sous les lazzis des adolescents. Le jeune homme s’était relevé et avait fait face tandis que son compagnon s’enfuyait. Lorain avait reconnu son frère Jérôme. Leurs regards s’étaient croisés un instant et le jeune Lorain, rouge d’embarras et de honte, avait crié plus fort que les autres : Dégage, sale pédé !
Des années plus tard, Lorain s’en voulait encore d’avoir été si lâche. En rentrant ce soir-là à la maison, il avait tenté de se justifier. Jérôme l’avait regardé sans sévérité, avec une sorte de résignation triste, c’était peut-être ça le plus dur à supporter avec le temps. C’est rien, t’inquiète, je comprends, avait-il murmuré. Son frère avait dix-sept ans à l’époque. Quelques mois plus tard, leur père le mettrait à la porte en apprenant son homosexualité et Lorain ne le reverrait plus que mort, trois ans plus tard, victime d’une agression. Le ou les coupables n’avaient jamais été retrouvés et, vu le profil de son frère, Lorain soupçonnait la police de n’avoir pas fait beaucoup de zèle sur cette enquête. C’était ce souvenir et son sentiment de honte et de culpabilité qui avaient conduit Lorain à choisir son futur métier. Très régulièrement, le jeune homme consultait les affaires criminelles de l’époque, vérifiait dans les plus récentes, cherchant des indices, des connexions qui le mèneraient à la résolution du meurtre de son frère.
Madame Dumas toucha la main du policier.
– Vous voulez voir sa chambre ?
Lorain sortit de sa contemplation. La femme le considérait avec une bienveillance qui dissipa son embarras. Le policier reposa le cadre et la suivit dans l’escalier. Parvenue en haut des marches, madame Dumas s’effaça pour le laisser passer et resta sur le palier tandis qu’il jetait un rapide coup d’œil. Il n’espérait pas forcément obtenir des éléments précis mais Lorain aimait se familiariser avec l’environnement des victimes ou des accusés. Il avait le sentiment que ça l’aidait à mieux les cerner, à mieux comprendre… Son regard s’arrêta sur la place laissée vide sur le mur, juste au-dessus du bureau.
– C’est Greg qui a retiré le poster, lui apprit madame Dumas en désignant l’espace nu. C’est un agrandissement de la photo des garçons que vous avez vue en bas. C’est drôle mais monsieur Geffroy, oui en y repensant, je crois bien que c’est ça, nous a dit qu’il avait eu Greg en cours l’année passée. Ça nous a surpris qu’il s’en souvienne, avec tous les étudiants qu’il doit voir chaque année. « Je n’oublie jamais un visage », c’est ce qu’il nous a d’abord répondu d’un air sérieux, ça nous a impressionnés. Mais après, il a souri et nous a dit qu’en fait, il l’avait rencontré récemment, c’était pour ça qu’il s’en souvenait aussi bien.
Madame Dumas secoua la tête d’un air perplexe avant de reprendre comme si de rien n’était :
– C’est vrai qu’elle est jolie, cette photo. Olivier venait de l’accrocher. Je rouspétais à cause des trous faits par les punaises. Ce qu’on peut être bête…
Sa voix s’étrangla. Lorain ne releva pas, se dirigeant vers la fenêtre.
– Olivier aimait beaucoup sa chambre. Au fond, là-bas, reprit madame Dumas en s’avançant dans la pièce, après les grands arbres du parc, on peut voir le toit de l’immeuble de Greg. C’est ridicule cette histoire, ajouta-t-elle en se tournant vers Lorain. – Vous n’y croyez pas ? – Greg est un gentil garçon. Il a été très important pour Olivier, après ce qu’on avait traversé. Vous comprenez, nous, on était ses parents, c’était compliqué. Avec Greg, je pense que ça a été moins difficile pour lui. Il n’a pas remplacé sa sœur, bien sûr, comment voulez-vous ? Mais il l’a aidé à se sentir moins seul. – Vous voulez bien me parler d’elle ?
Après une brève hésitation, madame Dumas alla s’asseoir sur le lit. Elle croisa les mains sur ses genoux et leva les yeux vers Lorain qui fut frappé par leur douceur.
– Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle simplement.
-o-
Lorain prit une profonde inspiration au moment de franchir le pas de sa porte.
– Ah, tu es déjà là ? fit Hélène depuis le salon. Tu rentres tôt. Ça s’est bien passé, ta reprise ? – Parlons d’autre chose, soupira Lorain. Où est Jérôme ? – Il joue dans sa chambre. – Ҫa s’est bien passé à l’école ? – Pas de souci, il a retrouvé ses copains, il était tout content. La maîtresse m’a demandé s’il avait visité un zoo : il a un peu extrapolé en parlant du Jardin.
Le policier sourit en suspendant sa veste dans la penderie. Il sortit son arme de son étui, vérifia la sécurité et la déposa sur l’étagère du haut avec son holster. Il rejoignit sa femme dans le salon.
– Et toi, ta journée ? Ça a été ? reprit-il en se penchant pour l’embrasser rapidement. – Très bien. C’est l’avantage d’être à mi-temps, on reprend en douceur. – Veinarde, va ! Je file voir Jérôme. – Ne l’énerve pas avant le repas, hein ? Sinon, on va encore s’amuser pour le faire manger, tu sais comment il est. – T’inquiète, t’inquiète, fit Lorain en disparaissant dans le couloir.
Hélène sourit en entendant les exclamations de leur fils à la vue de son père. Ça promet encore pour ce soir, songea-t-elle avant de replonger dans sa lecture. Elle lisait encore quand Lorain regagna le salon.
– T’as raison, il est en pleine forme, il m’a épuisé, fit-il en se laissant tomber sur le canapé. On mange quoi ce soir ?
Hélène leva les yeux de son livre pour regarder son mari.
– Chais pas, t’as prévu quoi ? – Ah ah, très drôle. Ça va, j’ai compris, soupira-t-il, je vais regarder ce qu’on a au congèl’. Je mangerais bien des cannelloni s’il en reste. Ça te dirait ? – Ouais, très bien. Laisse, fit Hélène en retenant du bras son mari qui se levait, j’y vais. Repose-toi. – Aahh, c’est gentil, ma puce.
Lorain ferma les yeux. Il entendit sa femme farfouiller dans le congélateur.
– C’est bon, cria-t-elle, il en reste !
Hélène sortit la barquette, l’approcha de son nez pour la sentir, mouais, bof, ça devrait aller, avant de reprendre en direction du salon :
– Ah, tu sais qui j’ai croisé à la clinique ? – Non. Qui ça ?
Lorain entendit la fonction surchauffe du four se mettre en marche.
– Laurine ! – Qui ça, Laurine ? – La femme de ton collègue Solinas, voyons ! Tu te souviens pas ? Elle était à la fête d’anniversaire de votre commissaire.
L’image d’une belle brune au teint hâlé revint à l’esprit de Lorain. Il faillit demander à Hélène ce que la femme de Solinas était venue faire à la clinique mais il se retint. Elle l’aurait envoyé paître et elle aurait eu raison, ça ne le regardait pas. Lorain rouvrit les yeux.
Sa femme se tenait debout devant lui, un sourire entendu aux lèvres.
– Tu l’avais trouvée très jolie, si je me souviens bien. – Je vois pas ce que tu veux insinuer, se défendit Lorain. – Oh, je n’insinue rien, je ne suis pas flic, moi. J’affirme.
Hélène approcha du canapé, elle se pencha vers Lorain et, d’un mouvement leste, lui saisit le nez entre le pouce et l’index et le tordit.
– C’est malin ça, maugréa Lorain. Aïe, tu m’as fait mal, en plus. Viens voir là, un peu.
Il tenta d’agripper le bras de sa femme. Celle-ci lui échappa et s’enfuit en riant dans la cuisine.
– C’que t’es douillet quand même !
Lorain la rejoignit en se frottant le bout du nez.
– Pff, c’est bien la peine d’avoir une infirmière à la maison si je peux pas en profiter.
La jeune femme s’approcha et lui déposa un baiser sur le nez.
– Là, ça va mieux comme ça ? – Hmmm, encore, gémit Lorain en l’enlaçant.
La jeune femme s’avança pour recommencer. Lorain redressa le menton. Leurs lèvres se rencontrèrent. Hélène s’abandonna.
– Je t’aime, tu sais ? murmura Lorain au bout d’un moment en relâchant son étreinte. – Dis-le moi encore, chuchota Hélène. – C’est pas du jeu, protesta Lorain. Toi, tu me le dis jamais. – Moi j’ai pas besoin, je t’ai fait un enfant. Si c’est pas une preuve, ça ! – Pourquoi c’est toujours toi qui gagnes ? – Parce que je suis plus intelligente, voyons ! fit Hélène en riant, tu le sais, non ? – Embrasse-moi au lieu de dire des bêtises. – D’abord, il faut que je te dise quelque chose au sujet de Laurine. – Mais je m’en fiche complètement de Laurine, qu’est-ce que… – Je sais, je sais, l’interrompit Hélène en lui mettant la main sur la bouche. C’est pas ça. – Quoi alors ? demanda Lorain en mordillant les doigts de sa femme. – Je les ai invités tous les deux à manger samedi, pas celui-là, le prochain. – Quoi !?
Lorain s’écarta brusquement.
– T’as pas fait ça ? – Ben si, fit Hélène d’une voix penaude. – Mais pourquoi ? – Elle m’a fait de la peine si tu veux tout savoir. Toute seule ici loin de sa famille. Ça fait combien de temps qu’ils sont là ? Quelques mois ? Ils ne connaissent encore pratiquement personne. Et t’imagines le choc pour elle ? Rouen, c’est pas vraiment le climat de la Réunion ! J’ai pas réfléchi, ça m’est venu comme ça… C’est pas si terrible quand même, si ? – Nn… non… ânonna-t-il avec difficulté. – T’as un souci avec Solinas ? – Non, c’est pas ça. – Eh bien, alors, où est le problème ? Ҫa nous fera du bien à nous aussi de voir un peu de monde. – … – Si tu veux, on invite aussi les Gutierrez, proposa Hélène. Ils seront revenus de vacances. Tu verras, ce sera très sympa. – Si tu le dis…
Lorain ne semblait pas convaincu.
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Leclerc n’était pas tranquille. Sa discussion avec le capitaine Lorain l’avait déstabilisé. Notamment quand le flic avait repéré sa cicatrice. D’habitude, il était plus vigilant, il portait des chemises à manches longues ou la masquait sous une montre à bracelet large. Il n’aimait pas se souvenir de cette histoire. Il avait manqué de prudence, trop confiant. Il s’apprêtait à quitter Bordeaux, ses études étaient terminées, il devait rendre les clés de son appartement le lendemain. Pour sa dernière soirée, il avait voulu fêter son diplôme à sa manière. Il avait embarqué une fille dans un hôtel miteux près de la gare Saint-Jean, il l’avait fait boire et s’était enivré lui aussi. Dans le feu de l’action, perdant tout contrôle, il s’était mis à l’étrangler et en avait éprouvé une véritable jouissance. Il avait continué jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Mais quand il avait voulu la pénétrer, elle avait repris conscience et s’était débattue. Durant la lutte, elle était parvenue à saisir le tire-bouchon qu’il avait laissé à côté du lit et l’avait menacé avec. Laisse-moi partir, je dirai rien, je te jure, je dirai rien. Il avait tenté de lui arracher l’outil mais elle avait été plus rapide, il avait juste eu le temps de tendre les mains pour se protéger le visage. La pique du tire-bouchon avait pénétré le poignet jusqu’à l’os où elle avait ripé, traçant une profonde entaille. Le sang avait giclé partout sur les draps.
Malgré la douleur, Leclerc avait saisi la fille par les cheveux et l’avait projetée de toutes ses forces contre le mur. Son crâne avait heurté la paroi avec un bruit sourd et le corps avait glissé sur le sol. Leclerc ne s’était pas attardé, des coups répétés contre la cloison lui avaient craindre le pire. C’est pas un peu fini, ce bordel ? Je vais appeler les flics ! Le jeune homme avait utilisé une des taies d’oreiller pour faire un semblant de bandage avant de quitter précipitamment la pièce. Dieu merci, il avait eu la présence d’esprit de ne pas donner son nom et de payer en espèces quand il avait retenu la chambre. Le lendemain, il quittait Bordeaux pour rejoindre Annemasse. Là, craignant que sa blessure ne s’infecte, il s’était rendu aux urgences où il avait invoqué un accident de bricolage. Les jours suivants, Leclerc avait guetté les comptes rendus de faits divers dans la région bordelaise. L’affaire avait fait l’objet d’un entrefilet dans le journal régional. On parlait d’une agression sauvage. La jeune femme avait été conduite à l’hôpital. En dépit d’un fort traumatisme crânien et de nombreuses contusions, ses jours n’étaient pas en danger. Elle n’avait pas pu donner une description précise de son agresseur mais les enquêteurs disposaient d’éléments susceptibles de le confondre, et notamment son ADN.
Après cet incident, Leclerc s’était montré très prudent. Longtemps, il avait vécu avec cette menace suspendue au-dessus de sa tête. Cette sensation s’était atténuée au fil des ans mais les événements récents le ramenaient à cette erreur de jeunesse. Leclerc pensait au regard de Lorain quand il avait vu la marque sur son poignet. Il connaissait bien ce genre de flic, il allait creuser jusqu’à trouver un lien.
Et puis, il y avait cette histoire de l’appel du gamin. Leclerc avait menti. Quel idiot ! Il sentait les choses lui échapper, glisser sur la pente sans qu’il puisse les maîtriser. Il pensa à Pauline. Il aurait dû lui dire, elle l’aimait, elle aurait compris mais maintenant, après tout ce temps… En plus, les collègues allaient se déchaîner, ce serait une aubaine pour eux, ils allaient s’en donner à cœur joie. Leclerc appela la station.
– Sylvie ? C’est Gilles. – Oui, Gilles, qu’est-ce qu’il y a ? – Rien de spécial mais j’ai besoin de ma journée demain. Tu peux prévenir Benoît ? – Rien de grave ? – Non mais… je vous expliquerai. – OK, mais tu devais pas retourner voir la mère de Berthier ? – Non, c’est bon, on a ce qu’il faut. C’est un cas cette femme ! Malik termine le montage demain matin, ce sera bon pour l’édition de midi. – OK, ça marche, je préviens Benoît. À plus.
Leclerc allait couper son portable quand la secrétaire le rappela :
– Ah au fait, Gilles ! T’es toujours là ? – Ouais, je t’écoute, qu’est-ce qu’il y a ? – J’allais oublier. La police a appelé la station. Il parait que tu devais envoyer une vidéo à un certain capitaine Lorain.
Leclerc frappa le vide du poing. Et merde !
– Ouais ouais j’ai oublié. – C’est quoi cette vidéo ? Tu veux que je m’en charge ? – Non, laisse, je l’ai sur l’ordi, je m’en occupe, Sylvie, merci. – Comme tu veux. Mais ne traîne pas trop parce qu’il m’a pas l’air patient, ce flic. – T’inquiète, je gère. À plus.
Le journaliste affichait une assurance qu’il était très loin de ressentir. Après le gamin, le flic aussi voulait voir la vidéo. Comment avait-il pu être aussi con ? Tout ça pour quelques images. Maintenant, il se retrouvait en première ligne. Ça devenait trop dangereux, il ne pouvait pas prendre un tel risque. Leclerc savait ce qui lui restait à faire. Demain matin, il irait jusqu’à son box. Il l’avait loué sous un nom d’emprunt, un peu à l’extérieur de Rouen. De ce côté-là, a priori, rien à craindre. Il effacerait tous les fichiers. Ensuite, il ferait ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps. C’était la seule solution. Toute cette histoire durait depuis trop longtemps.
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