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La légende du Temps
Charivari : La légende du Temps  -  Premier poème – Les temps d'avant le Temps
 Publié le 25/12/20  -  6 commentaires  -  25612 caractères  -  136 lectures    Autres publications du même auteur

LA LÉGENDE DU TEMPS


Poème en prose.

Récit mythologique et syncrétique.

Essai sur le pouvoir, sur l'amour et le temps.



PROLOGUE


Au grand commencement, aux temps d’avant le monde,

D’avant le temps compté, qui fait naître et mourir,

Qui engendre au hasard et retire à coup sûr,

Le Temps maître de tout, le souverain des âmes,

Qu'y avait-il ?

Qu'y avait-il avant ? Qu'y aura-t-il après ?

Ces deux questions nous sont à jamais interdites,

Mais les êtres humains, toute leur vie durant,

N’ont de cesse, angoissés, d'interroger le vide

Jusqu'à ce que la mort tranche enfin la réponse.


Et ne pouvant savoir alors l'homme inventa

Et dans la déraison il crut à son phantasme

Qu’il fit dogme de foi… Et pourtant, l’existence

Des dieux est improbable.

Seul un fait est certain :

Nul ne peut ici-bas deviner l’au-delà.


Mais l’imagination nous est toujours permise

Et voici ce récit, la légende du Temps,

Un conte qui décompte les sept âges du monde

Jusqu'à sa destruction.

Car tout est à jamais amené à périr,

Car tout commencement nous conduit à la fin,

Chaque amour en naissant nous entraîne au trépas.


Voici donc ce récit, la légende du Temps,

Ronde comme le monde

Et sans morale aucune,

Créée sans autre but

Que de vous divertir

En attendant la mort.



POÈME 1 : LES TEMPS D'AVANT LE TEMPS


(Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Lamartine)



Chant 1


Bien avant les tourments du monde,

Aux temps d’avant le Temps,

Était l’Harmonie.


L’Harmonie, hiératique, souveraine,

Le bonheur éphémère et figé,

Le Temps dans sa course arrêtée,

Prisonnier de l’amour,

De l’amour unique dans l’univers absent.


La femme et l’homme,

Le jour et la nuit,

Et tous les éléments

Ne faisaient qu’un seul corps,

Tous les contraires formaient un seul esprit,

La parfaite Harmonie régnait sur le néant.


Mais tout passe et trépasse, même l’amour,

Et l’Harmonie fut rompue.


Les tout premiers amants du monde,

Qui n’étaient qu’un seul corps,

Qui n’avaient qu’un seul cœur

Et qu’une seule volonté,

Cessèrent soudain de s’enlacer.

Ils se déchirèrent en un violent baiser

Et dans la douleur naquit le monde.


Crachés dans le vide,

Augurant les malheurs à venir,

Naquirent les deux premiers dieux,

Mayda et Mordod,

La femme et l’homme,

Le jour et la nuit,

L’ordre et le chaos.



Chant 2


Mordod était roi sur la Terre, sur le roc infini, sur l’horizon sans vie du tout début des temps. Il régnait sans partage sur son trône de pierre tout au milieu du monde. Sombre et sévère, il demeurait là, assis, impassible, regrettant le temps de l’Harmonie, de l'amour perpétuel. Et il se lamentait :


– Seul le bonheur suffit. Tout le reste est folie.


Mayda, c’était elle qui avait brisé l’Harmonie, pour créer mille choses sur l’univers. Le bonheur éternel ne lui suffisait plus. Elle avait voulu connaître la beauté du souvenir, la fragilité de l’éphémère présent, la promesse de l’avenir. Elle avait détruit l’Harmonie, pour créer le Temps.


Et sur son trône de pierre, tout au milieu du monde, Mordod se lamentait :


– Seul le bonheur suffit. Tout le reste est folie.


Mayda créait, et Mordod détruisait.

Elle était la vie et lui le trépas.

Elle avait fait la lumière, mais lui l’avait drapée dans son manteau de nuit.

Seules restaient les étoiles dispersées sous la voûte, comme l’espoir qui persiste et qui nargue la mort.


– Seul le bonheur suffit, tout le reste est folie.


Mordod demeurait là, assis seul sur son trône, tout au milieu du monde, ressassant sa tristesse. Et ses pensées prenaient chair. Du venin de ses paroles, des routes sinueuses de son esprit, du feu de sa colère, naissaient les serpents. Ils se faufilaient partout sur la lande, s’insinuaient dans chaque recoin du monde pour aller chasser les créations de Mayda. Ils avalaient tout, gobaient tout, ne recrachant que sable et poussières. Rien n’échappait à leur voracité. Rien, sauf le feu des étoiles, hautes et souveraines, que les monstres rampants ne pouvaient attraper.


– Seul le bonheur suffit, tout le reste est folie.


Mordod était hanté par des passions funestes, rancune, colère et jalousie. Mais à ses yeux, lui était raisonnable et Mayda l’insensée, la seule coupable de tous les maux du monde. Elle avait rompu l’Harmonie par pure vanité et reportait son amour sur les milles choses qu’elle engendrait. Mais lui les annihilait toutes, désireux de rester coûte que coûte l’objet unique de sa passion. Et il avait remplacé l’amour, pour toujours évanoui, par la haine vive et tenace. Il ne pouvait se passer d’elle, et il la violentait.


Mayda avait perdu l’éclat de sa beauté d'antan. La douleur et la détresse avaient terni son corps. Elle n’était plus qu’un monstre blafard pleurant la souffrance du monde, elle qui n’était que splendeur aux temps de l’Harmonie.


Et la reine engendrait les enfants de Mordod, les fils du viol, les géants, difformes et sans esprit. Les enfants du chaos subsistaient dans la lande, errant dans le désert. Ils chassaient les serpents pour en manger la chair, et ils tuaient le temps avec des jeux barbares.


Ils lançaient de longs javelots d'os dans le ciel ombrageux, et parfois parvenaient à perforer une étoile qui tombait en filant dans la nuit froide pour venir agoniser à leurs pieds. Les enfants de Mordod alors contemplaient ébahis le feu qui mourait, en se délectant de la chaleur des flammes sur leurs peaux épaisses. Mais toujours le feu se dissipait et bientôt il ne restait plus que des cendres dans le désert. Alors la meute des géants hurlait de rage, et leurs cris affolés déchiraient la nuit froide.



Chant 3


Or, après une éternité de vains efforts, Mayda se mit à douter.


« À quoi sert de créer, si tout meurt à l’instant, si chaque nouvelle vie porte le sceau du malheur ? » pensa-t-elle, pour la toute première fois.


« Seul le bonheur suffit, tout le reste est folie. »


Mayda répéta plusieurs fois les mots de son époux, et, caressée par l’ombre du doute, s’endormit sur le sable froid. Elle se mit à rêver aux temps de l’Harmonie.


Une lumière intense l’éblouit soudain. Elle se réveilla en sursaut. De ses songes était née une nouvelle étoile, la plus brillante de toutes, qui monta lentement dans le firmament. C’était l’étoile du Nord, celle qui aide les voyageurs perdus à trouver leur chemin.


Mayda se laissa guider par l’étoile qui l’amena jusqu’au trône de son époux, tout au milieu du monde. Mordod était là, endormi. Il était sombre, il était laid, mais Mayda, aveuglée par la lumière, ne vit qu’une silhouette étincelante. Silencieusement, elle défit le manteau de son époux, et sans le réveiller, elle le laissa pénétrer dans sa chair. Elle fit l’amour au vieux roi endormi, qui lui fit l’amour aussi, dans les songes, sans lever les paupières. L’Harmonie réapparut un temps, avant de s’évanouir, réminiscence éphémère des temps d’avant le Temps.


L’un contre l’autre, les deux vieux amants venaient d’engendrer un enfant, le fils de l’Harmonie. En le portant, Mayda n’avait pas cogné son ventre, comme elle le faisait pour chacun de ses odieux rejetons, et le nouveau-né était plus petit que ses frères les géants, car il avait refusé de grandir pour ne pas blesser sa mère en naissant.


Mayda garda en secret le nom de l’enfant, Potestorm, qui signifie dans une langue oubliée « celui qui devient sage ». Mordod, en voyant ce petit si chétif, se prit d’un rire énorme. Mais en remarquant que son épouse choyait amoureusement le nourrisson, il l’arracha, jaloux, de ses bras, et lui interdit de s’approcher de sa progéniture. La reine s'en fut alors à l’autre bout de la lande pour installer sa demeure dans une grotte secrète, au-delà de l’horizon.


L’enfant fut jeté dans la meute de ses frères les géants. Il devint vite la risée de tous, le souffre-douleur, la victime choisie de tous les jeux cruels, lui si petit et si beau parmi les fils de la laideur.


Mais Potestorm ne réagissait guère. Il ne gardait pas de rancœur, nulle haine ni colère ne venait voiler son cœur ni éteindre l’innocence de ses yeux. Tout juste s’enfuyait-il de temps à autre dans la lande, loin de la horde. Il courait à en perdre haleine dans le désert, libre, insouciant, puis, éreinté, s’allongeait pour contempler les étoiles suspendues dans la voûte. Il avait donné un nom secret à chacune d’entre elles, et aimait leur parler, car elles étaient ses seules amies.


Or, une fois, au cours d’une de ses fugues, l’enfant s’éloigna plus encore, et découvrit une grotte. Il entra, attiré par une lueur qu’il devinait tout au fond du roc. Là, au plus profond de la pierre, se tenait une jeune femme fort belle. Ses cheveux de lumière éclairaient la caverne.


– Bonjour, Potestorm, mon fils, lui dit-elle d’une voix douce. Je savais que tôt ou tard tu viendrais me rendre visite.

– Qui es-tu ? répondit l’enfant apeuré.

– Je suis Mayda, ta mère. Viens m’embrasser, mon fils.

– Non, tu n’es pas ma mère ! clama le garçon. On dit que ma mère est vieille et laide, et qu’elle nous déteste tous. Et toi tu es belle.

– Je peux aussi être laide, poursuivit la femme… Je suis la dame aux deux visages, tout dépend de la manière dont on me regarde. Si tu as de l’espoir, si tu crois en l’avenir et n’as pas peur de périr, je suis belle et jeune, et je te sourirai toujours. Mais je suis mauvaise et plus laide que la mort si tu me violentes ou me retiens prisonnière. Je ne suis que le reflet du regard qu’on me porte. Mais si toi, tu m’as trouvé belle, c’est que tu portes en toi la promesse du monde que je veux faire naître. Potestorm, mon enfant, tu es ma seule espérance. Tu détrôneras ton père et deviendras le roi des nouveaux âges, celui des harmonies légères, éphémères et changeantes.

– Mais… Comment ?

– Tu dois tuer ton père et monter sur le trône.

– Non ! cria l’enfant. Je ne veux la mort de personne. Et toi, tu es encore plus mauvaise que mon père !


Le garçon épouvanté sortit de la grotte aussi vite qu’il le put, et se mit à courir, courir dans la lande, fuyant son destin.



Chant 4


De retour parmi les siens, Potestorm, perdu dans ses pensées, bouscula Oynog le borgne, le plus craint parmi tous les géants, le plus fort, le fils chéri de Mordod. En guise de réponse, le colosse asséna au gamin un formidable coup de poing qui projeta l’enfant dans la poussière, dans la risée générale.


Du revers de la main, Potestorm essuya le filet vermeil qui coulait de sa lèvre. Dans sa bouche le goût du sang appelait le sang, et pour la première fois, il ressentit la haine. L'enfant ramassa au sol un caillou tranchant et se relevant d’un bond, le lança de toutes ses forces à la gueule du géant. La pierre atteint le seul œil valide d’Oynog, et déchira son orbite.


Le silence se fit. Les géants n’en croyaient pas leurs yeux. Le colosse aveuglé hurlait comme un dément et son cri faisait trembler le monde en ses moindres recoins. Le petit souffre-douleur se tenait fier et farouche debout au milieu de la meute.


On amena séance tenante l’enfant jusqu’à son père Mordod, sur son trône de pierre tout au milieu du monde. Le roi des ombres dévisagea le plus petit de ses fils, incrédule.


– Voici donc le dernier d’entre nous qui devient téméraire ! Tu as blessé mon fils préféré. Tu es fou ! Crois-tu vraiment que je vais pardonner ?


Potestorm fixait son père, sans trembler. Il avait fait déjà fait couler le sang. Il avait donc cessé d'être un enfant. Il répondit, d’une voix ferme :


– Je suis là pour te détrôner.


Mordod se prit d’un rire tonitruant. La meute entière des géants rit avec lui.


– Au moins, tu ne manques pas d’audace, dit alors le roi. Tu as blessé Oynog et tu te crois grand sous les étoiles. Mais tu es le plus chétif d’entre nous. Ainsi donc tu oses me défier ? Soit. Je te montrerai ma toute puissance à travers trois épreuves. Si tu me surpasses dans ces trois épreuves, alors je te cèderai le trône. Mais si tu échoues à une seule d’entre elles, je donnerai ton corps à manger entre tous mes fils, et tes yeux à Oynog, pour qu’il recouvre la vue.


Le roi s’empara alors de son long arc d’os, taillé dans la côte du plus puissant dragon. Il le banda de tous ses muscles, et le trait se perdit dans la nuit. Sept étoiles tombèrent, perforées par la flèche. Elles brûlèrent sur le sol froid, et lorsqu’elles s’éteignirent, Mordod déclara :


– Si tu parviens, d’une seule flèche, à faire chuter plus de sept étoiles, alors tu auras gagné ma première épreuve.


L’enfant, pris de panique, recula. Il profita de l’inattention des géants pour s’enfuir, et se mit à courir. Et il courut, courut, courut encore dans la lande, refusant son destin. Mordod voulut l’occire d’un de ses traits, mais les étoiles soudain s’éteignirent, pour protéger le gamin dans sa fuite.



Chant 5


Tous oublièrent bientôt cet enfant insensé qui s'était échappé. Seul Oynog l’aveugle gardait, marquée dans sa chair, une rancœur tenace.


Et pourtant… Potestorm revint voir son père sur son trône de pierre tout au milieu du monde. Devant le roi, il déplia un étrange filet d’or, que sa mère Mayda avait tressé dans son cheveu. Il noua le filet à une flèche, s’empara de l’arc de son père, le banda et décocha la flèche en pointant les étoiles.


En retombant, le filet était rempli de lumière. Un être en sortit, puis un autre, un troisième, une multitude… Jusqu’au nombre de sept fois sept. Ils étaient petits, fluets et tristes, la chevelure d’argent ou d’or, et deux opales allumaient leurs visages de nacre.


– Quelle est cette magie ? hurla alors Mordod.


Un des êtres avança :


– Je suis Istaril, le prince des étoiles, et voici mes frères. Nous sommes le feu de l’espoir. Dispersés, minuscules, nous éclairons la Terre. Certains d’entre nous sont tombés sous vos traits et leur corps en mourant vous réchauffa la peau, mais pour qui sait nous apprivoiser, nous brillons pour lui d’un feu éternel.


Mordod dut alors accepter sa défaite, mais dans un sursaut d’orgueil, il déclara :


– Tu te prétends roi, mais tu n’es qu’un enfant. Or, un roi n’est rien sans ses fils, sans un peuple attaché à son père, un peuple fort, à l’image de leur chef qui les guide, les aime et les châtie. Engendre donc un peuple, avant de te prétendre roi, car les géants ne sont pas de ta race et ne t’accepteront jamais sur le trône. Pendant ce temps, mes enfants se préparent à la guerre, pour affronter les tiens.

Si ton peuple obtient la victoire, tu auras gagné ma deuxième épreuve, en attendant la dernière… Oui, engendre donc un peuple… Tu peux toujours essayer de t’accoupler avec ta mère, si tu le souhaites, mais dépêche-toi, sous peu je reviendrai pour tuer tes bâtards !


Mordod s’en fut alors, laissant l’enfant seul au milieu du désert. Le roi des ombres prépara les géants aux combats. À travers le désert, le long des défilés, ils s’entraînaient au jeu de la guerre. On entendait le fracas des armes jusqu’au creux de la pierre.


L’enfant demeurait seul dans la lande, abandonné de tous. Les étoiles avaient rejoint le firmament, et Mayda ne répondait pas à ses appels.


Potestorm se mit à pleurer… Il était seul, il était nu. Comment pouvait-il donc engendrer un peuple ? Il demeura longuement à ressasser son malheur, quand soudain, il se rendit compte que de sa paume distraite, par hasard il avait caressé le sol, et là, il avait façonné une silhouette. Le sable mêlé de larmes était devenu argile. L’enfant jaugea son dessin, et il le trouva beau, alors il laissa flâner ses mains, divaguer son esprit, oubliant sa détresse.


Il modela des multitudes de silhouettes dans le désert, jusqu’à ce que la fatigue s’emparât de lui. Il s’endormit alors sur la poussière mouillée de sueurs et de larmes, sous le linteau des étoiles. Mille statuettes jonchaient le sol. Elles n’étaient ni grandes ni finement ouvragées, car la terre de la lande était grise et poudreuse, mais elles provenaient d'un cœur pur et de mains habiles.


Et dans le rêve de l’enfant, les statues s’animèrent et se mirent à chanter :


« Une terre, un rêve, un roi,

Unis sont pierre et chair,

C’est d’un cœur en émoi

Que l’enfant devient père. »


Le gamin s’éveilla, et ils étaient là, qui l’acclamaient dans une grande farandole, gesticulant et bien en chair, les enfants de ses rêves, le peuple des fous, le peuple des lutins.



Chant 6


Les lutins firent une grande ronde, et pour la première fois des rires retentirent dans la lande… Mais la danse cessa, car on entendit au lointain un grondement sourd. C’étaient les géants qui allaient à leur rencontre.


À travers le désert, le long des défilés, sur le roc, résonnait leur pas lourd, et le monde tremblait à leur passage. Ils avançaient, comme un corps tourmenté sur les pentes des rochers, un corps unique et mille poings prêts à broyer, mille gueules prêtes à engloutir.


Devant eux, avançait Mordod, le roi des ombres, qui tenait la main d’Oynog, la vengeance aveugle, et tous deux dans les ténèbres guidaient le pas de la horde. Et tout autour des géants, grouillaient mille serpents, dragons et salamandres. Sur le sol ils rampaient, voletaient dans les airs, s’engouffraient dans la terre.


Le pas des géants palpitait jusque dans les poitrines des lutins affolés. Potestorm aussi était terrorisé, mais il se ravisa, en songeant qu’à présent il était père et roi, et qu’il devait protéger ses fils. Alors il rassembla les lutins et déclara :


– Mes enfants, mettez-vous au travail. Creusez, creusez tant que vous pourrez une brèche, longue comme la moitié de la Terre et profonde, jusqu’à l’envers du monde.


Les lutins creusèrent une fissure dans le roc. Ils travaillèrent sans relâche, et, en réalisant leur labeur, ils en oublièrent presque les géants qui avançaient.


Mais bientôt Potestorm les pressentit dans l'ombre. Mordod se tenait là-haut, sur une des crêtes en surplomb. Il scrutait la vallée et ne parvenait pas à deviner l’ennemi. À ses côtés Oynog humait l’air froid, en cherchant dans le vent l’odeur de l'adversaire. Le peuple des géants suivait derrière, armé de masses et de javelots. Les dragons tournoyaient au-dessus de leurs têtes, s’enroulaient à leurs bras, s’insinuaient sous leurs pieds.


Mordod lança enfin l’assaut, et les géants dévalèrent la pente en galopant, charriant avec eux un nuage de poussière, de serpents et de cris.


Quand soudain…


Soudain le firmament brûla. Il y eut une grande lumière dans le ciel et les étoiles se détachèrent de la voûte. Des milliers de lucioles tombèrent en trombe sur l’armée des géants. Des nuées scintillantes, dansantes, aveuglantes, ardentes, tranchantes qui vinrent meurtrir les chairs, mettre à vif les esprits.


Les géants essayaient d’attraper les étoiles filantes de leurs doigts gourds. Ils se débattaient à l’aveuglette, frappant sans trop savoir, au hasard, à l’instinct, se démenant en vain. Quand ils s’en emparaient d’une, ils se brûlaient les mains.


Nombreux d’entre eux roulaient sous le poids de leur propre course jusqu’à la vallée. Les autres étaient entraînés par les feux follets qui rutilaient devant leurs yeux, et les guidaient inexorablement vers le ravin. Les colosses au pas lourd poursuivaient la lumière légère qui les rendait fous, comme un troupeau furieux qu’on mène à l’abattoir. Mordod leur sommait de rester là, les exhortait, en vain. Les géants émerveillés se ruaient vers leur perte, happés par les étoiles, appelés par la lumière et son insoutenable attrait.


La tâche fut facile de les plonger dans la brèche. Les lutins firent trébucher les géants en se faufilant entre leurs pieds difformes, et le petit peuple agile vint bientôt à bout de ces corps immenses dépourvus de raison.


Un à un les géants tombèrent dans l’abîme,

Ils tombent aujourd’hui et tomberont demain,

Leur cri est éternel et résonne toujours,

On l’appelle l’écho.


Certains géants cependant parvinrent à éviter la chute, et coururent, affolés, pour aller se réfugier dans les cavernes les plus profondes du monde. Dès lors, la race des géants redoute plus que tout la lumière, comme la bête féroce craint le feu des hommes.


À la fin du combat, les étoiles rejoignirent la voûte céleste, et ne laissèrent bientôt qu’un subtil nuage d’or et d’argent sur le champ de bataille.


Contemplant la défaite, Mordod, sur la crête, fit alors un geste vers le ciel, et soudain une nuée de dragons s’envola ; un geste vers le sol et soudain les serpents rampèrent vers la plaine.


L’attaque fut brève. Une multitude de serres comme des couteaux, de crocs et de venin, de morsures et d’entailles. Les lutins s’éparpillèrent effrayés, et bientôt le silence se fit sur le monde. Les dragons et serpents s’étaient imposés sur la vallée, et Mordod savourait sa victoire.


Seuls, douze lutins purent se mettre à l’abri, avec leur père l’enfant, dans une grotte si étroite que nul dragon ne pouvait y glisser son corps. Ils se voyaient condamnés pour toujours à rester prisonniers dans la pierre, fuyant la mort rampante qui avait détruit l'espoir.



Chant 7


Mais une lumière éclaira les visages des lutins dans la grotte. De ce halo, jailli de nulle part, apparut Istaril, la plus vive des étoiles. D’une voix douce il déclara :


– Ne vous tourmentez pas, jeune roi, ni vous peuple d’enfants. Restez là, laissez-vous bercer par la tristesse dans le creux de la pierre. Bientôt vous sortirez, et la lumière sera.


Istaril adressa un sourire à l’enfant, un sourire grave comme un adieu, puis sortit de la grotte. Il avança seul sur la plaine grouillante de serpents. Il marchait droit, se frayant un chemin parmi les corps sinueux des odieux reptiles.


Il entama un chant. Sa voix claire coulait jusque dans les abîmes, et rejoignait l’écho des géants déchus.


« Voyez ce pèlerin

Qui trace son chemin

Au milieu des serpents

Vêtu de blanc

Ses veines sous sa chair

Bouillonnent tout entières

D’une envie de venin. »


Istaril s’arrêta. Un premier serpent lui avait répondu d’une morsure acérée. Autour du marcheur, les dragons se groupaient, intrigués par cette proie si facile. Mais l’être incandescent reprit sa marche, et son chant, plus décidé encore. À la fin de la seconde strophe, les monstres l’enlacèrent. Le sang jaillit, bouillant, sur la lande glacée. Le pèlerin n’était plus qu’un pantin en pâture aux viles créatures. Néanmoins Istaril continua, jusqu’à la fin de sa troisième strophe et, dans un dernier râle, il sauta dans la brèche creusée par les lutins. Avec lui tombèrent tous les serpents, sangsues et salamandres, accrochés à sa chair. Le martyr emportait avec lui le tumulte des serpents vicieux. Le silence se fit, angoissant, terrible.


Depuis les profondeurs de la brèche, trouant l’obscurité, apparut bientôt une étoile nouvelle, qui monta peu à peu, légère, jusqu’au zénith. C'était l’étoile du Sud, et d’elle émanait une grande chaleur qui éclaira chaque repli du monde.


Oynog sentit sur sa peau la chaleur inconnue, Mordod protégea son regard du revers de la main. Les deux êtres, au milieu de la clarté, demeuraient dans les ténèbres. Chancelants, ils descendirent la crête. Le grand roi n’était déjà plus grand, ni roi. Il était juste vieux et il tremblait dans la chaleur.


– Père, dites-moi la troisième épreuve, ordonna Potestorm.


Mordod hésita. Son fils le toisait, impassible, imbu d’orgueil. Son visage avait perdu ses contours enfantins. Le monde avait vieilli soudain, un âge nouveau s’annonçait.


Mordod alors parla, tête baissée, balbutiant :


– Mon royaume et mes fils m’importent peu. Seul compte pour moi cet amour éternel, perdu à tout jamais. Mayda aujourd’hui est vieille et mauvaise, l’Harmonie a disparu. Puisses-tu me montrer une dernière fois l’être aimé, comme aux temps d’avant le Temps, et je t’offrirai volontiers tout ce désert pour retrouver son regard.


Potestorm dissimula son étonnement, et alla quérir sa mère, toujours si belle et jeune à ses yeux. Et ainsi la vit aussi Mordod, car la haine avait enfin disparu de son esprit. Mayda resplendissait dans la lumière naissante, elle était redevenue la beauté de l’aurore des temps.


Mordod mouilla ses yeux de remords, Mayda pleura de chagrin.


– Ma détresse vint de ce que le Temps passe, déclara le vieux roi. Nos corps faits pour l’amour se flétrissent dans l’horreur, l’amour est comme le feu qui s’embrase et puis meurt. Le Temps gagne l’amour, il est donc vain de vivre.

Mon fils, tu es maintenant appelé à me succéder sur le trône du monde, mais sache que l’amour te fera aussi perdre la raison. Pour une femme, toi aussi tu perdras ton royaume, et feras renaître le chaos du commencement.


Mais Potestorm, le nouveau roi des âges, dans la fougue de sa jeunesse, épris de vengeance, n’écouta pas le vieux roi, et ne laissa pas sa mère accorder le pardon.


Il saisit une longue lance et perfora la poitrine de son père à genoux. Le sang coula, abreuvant la terre. Et ainsi apparut la vie.


Oynog l’aveugle s’effondra auprès du corps du roi, mais Potestorm ne put se résoudre à le tuer aussi. Il laissa donc le colosse enlacé à son père, pleurant des larmes de sang de son œil aveuglé.


Et ses sanglots de sang résonnaient dans la plaine,

Résonneront toujours en rejoignant l’écho

Jusqu’à ce qu’un beau jour à force de pleurer

L’âme du roi Mordod ne réponde à sa plainte

Et qu’en Oynog le père ne ressuscite enfin,

Bien plus tard,

Au crépuscule du monde.


FIN DU PREMIER POÈME


 
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   Charivari   
25/12/2020
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   ANIMAL   
25/12/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un superbe début qui me fait penser à une véritable saga nordique. J'ai lu d'une traite ce premier chapitre, j'ai aimé à la fois l'esprit du texte, les raisonnements des personnages et le déroulement de l'action.

   Lulu   
26/12/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Charivari,

J'ai bien aimé le prologue. J'ai notamment aimé ces mots :
"Car tout commencement nous conduit à la fin", ainsi que "Que de vous divertir / En attendant la mort".

Le poème 1 m'a beaucoup plu.
Chant 1 : Je l'ai trouvé très harmonieux.
Chant 2 : Belle imagination. J'ai trouvé cela très beau visuellement, et suis contente, quelque part, de m'être détachée des images vues dans la vidéo liée à ce récit. L'écriture fonctionne en elle-même, même si l'on peut penser à ces images singulières nées des dessins qui nourrissent tout autant en parallèle.
Chant 3 : J'ai trouvé très beau cette émergence et cette ascension de l'étoile du Nord.
J'ai eu du mal à lire le nom de Potestorm, même en lecture silencieuse... Cela tout au long de ce chant. Ca a été mieux dans les chants suivants, même si cela reste un peu difficile. Je me demande comment ce nom a été construit puisqu'un sens - la sagesse - y est associé. S'il n'est que pure invention, bravo pour l'idée.
J'ai bien aimé l'idée aussi de cette mère aux deux visages, ainsi que la denière phrase de ce chant avec l'image de cet enfant, Potestorm "fuyant son destin".
Chant 4 : J'ai bien aimé "ces étoiles [qui] s'éteignent" soudain, pour protéger le gamin dans sa fuite".
Chant 5 : Je suis toujours aussi enchantée par l'imaginaire de ce récit nous montrant, dans ce chant, ces "êtres petits, fluets et tristes", à même de briller "d'un feu éternel". J'ai beaucoup aimé l'émergence du "peuple des fous et des lutins"...J'ai trouvé cela très inattendu.
Chant 6 : Toujours un bon dernier mot. Chaque chant se termine par une phrase très percutante, comme ici. Je me suis sentie prise par la lecture. Le suspense fonctionne au delà de la beauté de l'imaginaire. Cela du fait d'une écriture impeccable et de l'harmonie qui s'en dégage. Nous lisons des chants, et c'est le cas de le dire. C'est très poétique et le rythme y est très agréable.
Chant 7 : Je l'ai trouvé très intéressant.

Au terme de la lecture de ce premier poème, je trouve que la promesse donnée - celle de divertir - fonctionne tout à fait. On se laisse volontiers porter par cet imaginaire sans âge, d'une certaine façon.

   placebo   
2/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Beaucoup aimé.
En prose mais des vers au début :)

Je n'étais pas sûr du sens du mot "syncrétique" et j'ai bien fait de chercher : "Issu de la fusion de différents cultes, religions ou visions du monde". Du coup je me surprend à chercher dans mes références un nom, une histoire, une déformation, un ajout à une mythologie existante.

La partie qui m'a le plus surpris est celle sur le filet et les étoiles du chant 5, je rattachais plus ça aux contes et aux magiciennes qu'aux dieux anciens.

Pas mal de violence, normal. J'ai vu que tu avais fait une note sur le viol notamment, je lirai après les 7 chants.

Merci !
placebo

   cherbiacuespe   
26/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Dès le début, cela s'annonce mal pour les fidèles croyants. Un récit légendaire qui en vaut bien d'autres. Comme il est maîtrisé, de lecture agréable, fantastique à souhait comme il se doit pour un récit de naissance du monde, l'ennuie est rudement chassé de ses lignes. Le syncrétisme permet de beaux mélanges et motive l'imaginaire. Un récit mythologique qui s'annonce bien !

   Marite   
6/4/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
A peine terminé le prologue, ma curiosité a été éveillée par les questions posées et la structure du récit qui suivait ne m'a pas déçue. Ce premier chapitre m'a rappelé ces contes les plus anciens de l'humanité qui, curieusement, fascinent toujours dès qu'on s'y hasarde en espérant y trouver des réponses ...


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