(Le cœur a ses raisons que la raison ignore. Pascal)
Chant 1
Il est souvent vain de conter les temps heureux, car le bonheur ne se décrit pas mais se vit, alors que les périodes de tourments sont toujours ressassées. L'âge de la concorde dura longtemps, jusqu’à ce qu’un grand malheur vint agiter le monde, et faire oublier la joie des temps passés.
Potestorm sentait peu à peu la torpeur le ronger, dévorer lentement son corps, son cœur et son esprit. L’ennui accompagnait sa journée infinie, car en ces temps-là, il n’y avait pas de nuit.
Aussi, lassé de demeurer dans son palais, il décida finalement de descendre les mille et une marches qui le séparaient de la terre pour y laisser vagabonder son âme.
Il s’en fut sur la lande, comme aux temps de son enfance, des temps sans le Temps. Sous le brasier ardent, il contempla de ses yeux fiers le soleil planté dans le ciel immobile. Il voulut le défier du regard mais ne put soutenir son affront. Alors il ferma les yeux et, au plus profond du vide, les rayons éclatants demeuraient accrochés entre ses cils, et cerclaient ses orbites en une multitude de points blancs lumineux, des milliers de lucioles dansantes sous ses paupières. Le soleil feu follet à ses yeux aveuglés le guida vers le lit d’une rivière évaporée où s’écoulaient paisibles sables noirs et graviers.
Il se déshabilla, et nu comme un enfant perdu dans l’immensité, il laissa le râle du vent brûlant caresser sa tignasse et dorloter ses membres, le soleil inonder son torse ébloui. Il s’allongea sur le ventre et se fit une couche en lovant son corps dans le lit de la rivière absente. Son sexe raclait la terre poudreuse et, coulant parmi les pierres, il se laissa pénétrer par les sentiments du monde, bercer par la mélancolie douce, dans ce repli de terre aride qui lézardait l’horizon infini.
Il laissa son esprit d’enfant divaguer, son corps batifoler dans les débris pierreux du torrent asséché. Ses pensées désordonnées secouaient sa chair, il s’agitait mollement, guidé par le va-et-vient du vent rauque qui lui incendiait le dos, et frissonnait sur sa peau. Le sable tiède se mouillait peu à peu de sa sueur et la terre devenue boue s’étalait sur ses joues, sa poitrine, ses cuisses. La rivière devenait son aimante, il sentait ses flots rugir tout au bout de son sexe engouffré dans sa crue.
Le feu à ses épaules l’animait au combat, s’écrasait sur sa nuque fiévreuse, l’embrasait tout entier en mordillant sa chair et bouillait dans ses veines. Il bataillait dans un demi-sommeil, comme l’enfant fait un délicieux cauchemar et refuse de s’éveiller.
Il s’endormit enfin, et se laissa glisser sans frein dans ses songes les plus doux.
Il s’éveilla égratigné de mille blessures sur sa verge et son ventre, et mille senteurs frémissantes attisaient ses narines. Autour de lui ronces et aubépines avaient surgi du roc, un petit ru courait vivace à ses pieds. Un buisson garni de fleurs l’entourait à présent, comme une alcôve de couleurs chaleureuses qui le protégeait des assauts du soleil.
Il contempla les fleurs, stupéfait et ravi : elles n’étaient pas là avant qu'l s'allongeât. Sans doute ne les avait-il pas aperçues dans l’ivresse de sa fatigue, à moins que, pensa-t-il alors, après avoir fait l’amour à la terre, elles ne fussent le fruit de sa semence.
Chant 2
Bientôt, le jeune roi entendit un chant qui bruissait dans le vent en caressant les roses. Guidé par la douce mélopée, Potestorm se fraya un passage parmi les ronces, en suivant le ruisseau, puis, comme il devina l’ombre d’une silhouette toute proche, il s’aplatit soudain sous un fourré garni d'aubépines. Devant ses yeux exorbités, apparut alors une jeune femme.
Elle nageait dans le ruisseau. Son corps déformé par l’onde transparente frétillait avec grâce, fragmenté par mille reflets et vaguelettes. Et lorsque, lentement, elle sortit de l’eau, elle dévoila au jeune homme un à un chacun de ses attributs : ses épaules, sa poitrine, son ventre, son pubis, ses hanches et ses cuisses, ses jambes, ses pieds légers qui foulaient l’herbe douce. Elle était nue, aussi fraîche que l'eau, caressante au milieu des épines, rose parmi les roses, et si belle qu'aucun mot n'aurait su la décrire.
Ondulante parmi les roseaux, elle s’en fut s’asseoir sur un tapis de mousse, et se mit à peigner son abondante chevelure qu’elle fit choir sur ses reins, sans cesser de fredonner son lancinant refrain. Les feuilles et les pétales des arbrisseaux fleuris tombaient sur elle, habillant la douce créature, et leurs ombres mouchetaient son corps rayonnant.
Potestorm contemplait la scène, tapi dans les fourrés, effaré. Des gouttes de sueur glaciales coulaient à son front, son cœur palpitait avec force dans sa poitrine. Il demeurait cloué sur place, n'osant broncher. Le Temps s'était pour lui arrêté sur l'instant.
Mais bientôt, une autre silhouette apparut parmi les taillis. C'était Solsunn, le dieu du soleil, le fils chéri du roi, l'héritier de Caelvala. Le dieu, qui du plus haut des cieux pouvait scruter le monde dans ses moindres détails, avait découvert les buissons et s'approchait à présent de la jeune fille. Solsunn se présenta, et les deux jeunes gens échangèrent quelques mots anodins, mais au-delà des mots, Potestorm comprit aussitôt le langage de leurs regards, de leurs gestes, de leurs sourires. C'était un dialogue harmonieux qui se passait de paroles, une danse gracieuse juste esquissée des yeux. Ils étaient beaux et radieux, mais le jeune roi qui les épiait dans l'ombre, au lieu de se réjouir, sentait la colère monter en lui, peu à peu, sans en saisir la raison.
Solsunn baptisa la jeune femme « Liebama », qui signifie « sourire », et lui fit une robe de fleurs cueillies dans les taillis. Puis il l'invita à séjourner à Galdenor, la cité rayonnante bâtie au milieu du monde, dont il était le prince. Potestorm contempla les jeunes gens partir main dans la main. Il voulut bondir hors des fourrés, s'interposer, mais il n'y parvint pas, et demeura là, terré, lâche, immobile.
Il regagna son palais céleste, et s'installa fourbu sur son trône. Unaïa, la servante de Caelvala, devinant son chagrin, voulut l'animer, et elle fit venir musiciens, danseurs, acrobates et rhapsodes pour divertir le roi, mais les rondes endiablées des bouffons lui parurent monotones, les épopées des bardes soporeux, les mets préparés par Unaïa insipides. Et sous l'œil navré de la pauvre servante, Potestorm abandonna la fête, pour s'en aller sur la terrasse de cristal, où il demeura assis, sans boire ni manger, à l'affût de la silhouette de Liebama qui dansait tout en bas sur le monde. Quant à Solsunn, qui accompagnait les moindres mouvements de la déesse, Potestorm le foudroyait des yeux. Le roi était jaloux, mais ne le savait pas, et peu à peu la haine aveuglait son regard, accaparait son âme.
Chant 3
Une fois à Galdenor, Solsunn organisa une grande fête en l'honneur de son invitée Liebama, la déesse au sourire. Il fit envoyer des messagers aux quatre coins du monde pour annoncer la nouvelle, en les chargeant de distribuer des fleurs de toutes les couleurs et senteurs sur leur passage. Les dieux et les rois des hommes répondirent à l'invitation de Solsunn, et se rendirent en cortège jusqu'à la cité du prince, tout au milieu du monde. À Galdenor, tout n'était que musique, danses, chants et rires.
Hélas, certains manquaient au rendez-vous. Ni les gens d’Elvenya, qui vivaient dans les entrailles des monts Untarok, ni les rois guerriers de Gwaerior et d’Helixan, ni Feobrann, leur seigneur, dieu de la guerre et du feu, n'étaient là. Potestorm leur avait donné l'ordre de demeurer chez eux, car ils étaient les gardiens de la grande crevasse d'où pouvaient jaillir à tout moment serpents et géants. Mais l'absence la plus commentée fut celle du roi des dieux et de sa mère, que personne ne savait comment interpréter. En réalité, Mayda, la déesse aux deux visages, n'avait pas été avertie par son fils, et ce dernier, rongé par la jalousie, n'avait aucune envie d'assister à la fête.
Cependant les autres dieux et rois étaient présents et célébraient Liebama, la déesse au sourire, s'extasiant de la beauté des fleurs et de la grâce de la jeune femme. Dans une cérémonie joyeuse, princes et dieux déposèrent leurs offrandes aux pieds de la déesse. Betteliand, peuple guerrier, offrit poignards et hachettes d'or et d'argent finement ouvragés, mais, en signe de paix, les armes étaient de petites tailles et leurs lames peu tranchantes. Simar et les siens, les gens d'Izlis et d'Akwassar, apportaient deux flacons. Le premier contenait des pétales concassés dans l'eau la plus pure, et lorsque Liebama ouvrit le flacon, les convives demeurèrent subjugués par les senteurs du tout premier parfum du monde. Le deuxième flacon était rempli de gouttes provenant de toutes les sources de l'univers. Les peuples d’Amazul et de Sandarien, qui vivaient libres comme l'air, offrirent une cithare aux cordes d'airain ; Aerwind, la déesse des quatre vents, une gourde contenant une brise légère et quelques grains de sable dans un sachet de lin, et elle déclara à l'assemblée que les cadeaux somptueux servaient à acheter les êtres, et qu’elle refusait d'obliger quiconque. Les archontes de Volkentis, la cité des poètes, offrirent un parchemin où chacun des citoyens avait dessiné son mot le plus doux. Enfin, Solsunn, prince de Galdenor, octroya les terres tout autour de sa cité, et présenta une nouvelle robe à la déesse, tissée dans les rayons du soleil.
Liebama remercia les convives, puis, une fois vêtue de la robe, elle s'en fut sur les terres que le prince lui avait cédées, s'empara d'une des hachettes de Betteliand et traça sur le sol sept sillons. Ensuite, elle y déposa le sable d’Aerwind et arrosa la terre avec l'eau d’Akwassar et trois gouttes de parfum pour embaumer le sol. Puis elle prit la cithare aux cordes d'airain, la présenta à Solsunn et lui demanda d'en jouer en improvisant un poème avec les paroles des hommes de Volkentis. La belle déesse dansa au milieu des sillons, tandis que la mélodie légère caressait la terre humide. Bientôt, sous les yeux ébahis des convives, une herbe fine commença à éclore. Liebama tournait avec grâce en effleurant de ses mains l'herbe douce, qui, sous sa paume, grandissait et devenait aussi blonde que le cheveu de la déesse. Tout à coup, Liebama fit cesser la musique. Avec un des couteaux courbes du roi de Betteliand, elle trancha une gerbe et, la tenant dans son poing, déclara :
– Amis, voici le blé. Le présent le plus cher qu'il soit sur le monde. La somme de tous les cadeaux offerts par la nature, fruit de la paix, de la concorde, de l'amour entre l'homme et la terre, l'air, le soleil et l'eau.
Après la fête, chacun des convives repartit avec un épi, et à leur retour, les hommes commencèrent à cultiver la terre, sauf trois peuples, Helixan, Gwaerior et Untarok, qui n'avaient pas participé à la cérémonie.
Et sur la terrasse de Caelvala, Potestorm observait le monde, le regard distordu par la haine. Il contemplait le blé qui ondulait en vagues blondes sur les plis de la terre, et le jaugeait avec crainte et courroux, comme jadis il avait vu l'océan, au tout début des âges. Si les hommes pouvaient se nourrir d'eux-mêmes, songeait-il, à quoi servait-il donc, lui, le roi des cieux, le père des hommes, qui distribuait la manne céleste à ses fils, les denrées les plus exquises que le lutin Doyo cultivait dans le verger du palais des nuées ?
L'esprit malmené par la jalousie, il pensait que les hommes et les dieux venaient de le trahir, et qu'ils ne tarderaient guère à accourir jusque dans son palais pour le détrôner. Et qui porteraient-ils à sa place sur le trône ? Solsunn bien entendu, le prince héritier, Solsunn le radieux, que tous adulaient, l’ami intime de Liebama, son amant déjà, peut-être...
Chant 4
Une idée bientôt traversa l'esprit torturé du roi des dieux, une idée qui lui permettait tout à la fois de se venger de Solsunn et de se faire aimer de Liebama, la dame au sourire, l'unique objet de sa lubie : puisque chaque roi de la terre et chaque dieu avait fait un cadeau à la déesse, Potestorm allait offrir aussi le sien, le présent le plus beau, le plus faste, le plus aimant, qui subjuguerait la jeune femme. Il allait fabriquer un nouveau soleil, mais un soleil doux, qui ne brûle ni n'aveugle. Ainsi Solsunn, le fils maudit, tomberait en disgrâce, éclipsé par l'astre de son père.
Et pour confectionner son cadeau, Potestorm songea à la seule lumière capable de rivaliser avec le soleil, celle des étoiles, ses anciennes amies. Les yeux rivés dans le firmament, il pria alors l'étoile du Nord, qui guide les pèlerins, de l'aider dans son ouvrage. Mais le roi des dieux entendit dans sa tête l'étoile lui répondre :
– À quoi bon deux soleils sur l'univers ?
Potestorm demanda de nouveau, avec plus d'insistance, à l'étoile de l'aider, et une autre fois encore, mais par trois fois l'étoile refusa sa requête.
Le roi des dieux retourna alors dans le palais et ordonna à Unaïa, l'intendante de Caelvala, de lui apporter l'arc de son père Mordod, qui lui servait à pourfendre les étoiles, jadis, aux temps d'avant le Temps. À ces mots, Unaïa devint blême, et tenta de dissuader son maître de ne point commettre cette folie, mais Potestorm, ulcéré, hurla :
– Tu es ma servante et tu as juré de m'obéir jusqu'à la fin des temps. Vas-tu donc me trahir, à la première contrariété ?
Unaïa baissa les yeux. La chaste intendante, comme tous les serviteurs qui vivaient au palais, avait fait le serment d'être fidèle au roi, et elle était sans conteste la plus dévouée d'entre tous les sujets, cependant elle ne pouvait se résigner à accomplir un ordre si pernicieux. Elle demeura un temps chancelante, avant de trouver une réponse appropriée :
– Mon sire, dit-elle, je ne peux accomplir cet ordre, car cet arc ne vous appartient pas, il est Mayda, votre mère.
Potestorm, confondu, envoya alors sa servante quérir sa mère.
Mayda apparut bientôt dans la salle du trône avec l'arc à la main. Elle le tendit à son fils en disant :
– Mon fils, je t'ai offert autrefois la vie, mais ta vie t'appartient. Et je t'offre aujourd'hui cet arc. Si tu veux d'un seul trait effacer la nouvelle Harmonie qui règne sur ce monde et faire renaître le chaos du tout début des temps, libre à toi.
Potestorm s'empara de l'arme et faillit bien la lâcher en croisant le regard éploré de la belle Unaïa. Mais à côté d'elle se tenait Mayda, et déjà le roi voyait le visage de sa mère se durcir pour prendre l'aspect horripilant d'antan. Aussi, incapable de soutenir cette vision de cauchemar, il abandonna la salle du trône, l'arc à la main. Et une fois sur la terrasse du monde, avivé par la colère, il tira sur l'étoile, qui tomba aussitôt à ses pieds. Blessé à mort, l'astre transpercé n'était plus qu'un feu de couleur d'argent sur le sol de cristal. Dans le ciel, à la place de l'étoile, il y avait à présent un trou béant et sombre, un coin de nuit qui déchirait l'azur.
Mais Potestorm ne se soucia guère de l'obscurité du tout début des âges que sa folie venait de rappeler. Il s'attela sans plus attendre à la tâche, avant que l'étoile ne mourût tout à fait, et modela un soleil de ses mains. Et quand le feu prit enfin la forme d'une sphère, il le projeta dans le ciel, en espérant ainsi dissiper les ténèbres.
Malheureusement, ce nouveau soleil était bien trop petit, et son feu bien trop faible pour éteindre la nuit. Il était pâle et triste, sans éclat, perdu dans les ombres du ciel. Et bientôt, l'astre vil disparut, happé par l'obscurité. Potestorm pensa alors que l'étoile était morte, et il reprit son arc, disposé à tirer sur les constellations pour recommencer son ouvrage ; mais juste au moment où il ajustait sa flèche, il aperçut de nouveau l'astre. Et à sa grande stupeur, celui-ci n'avait plus la forme d'une sphère, mais celle d'un arc. L'âme de l'étoile du Nord demeurait vivace, vengeresse, et se moquait du roi en épousant maintenant les contours de l'arme qui l'avait assassinée.
Ainsi était née la lune, fruit du mensonge, ce faux soleil qui affole les hommes et qui les pousse au crime. Et naquit aussi Monalund, souveraine de la lune, maîtresse des illusions et des arts malévoles, qui trouble la raison en parlant dans les rêves, mais que jamais nul n'a vu ni ne verra, hormis les âmes damnées et les hommes à l'heure de leur trépas. Car Monalund n'est autre que la mort, une archère qui distribue ses traits au hasard sur le monde, qui tue sans coup férir, ne rate jamais sa cible et possède pour chacun d'entre nous une flèche invisible dans son carquois.
Potestorm hurla à la lune, dépité, fou de rage. Mais, lorsque la pleine lune commença à décroître dans le ciel noirâtre, sa furie cessa. Hélas, au lieu d'accepter sa défaite, il persévéra dans son erreur et songea à un nouveau stratagème.
Il s'en fut à Galdenor, la cité de Solsunn, bâtie en face de la première marche de l'escalier des cieux. Dans la ville, les hommes n'avaient d'yeux que pour ce recoin de ténèbres qui perforait le jour et pour l'étoile blafarde plantée au beau milieu de la commissure du ciel, ne comprenant en rien les raisons de ce prodige, mais pressentant déjà qu'il n'augurait rien de bon. Aussi, la venue de Potestorm soulageait leur angoisse et tous se prosternèrent devant lui en le voyant entrer dans la cité.
Le dieu des dieux déclara aux gens de Galdenor :
– Mes amis, un grand malheur vient de s'abattre sur le monde, et éprouver notre courage. Le dragon le plus vil, le plus sournois, a jailli de la grande crevasse des lutins depuis les profondeurs du monde. Feobrann, mon fier soldat, gardien de la lézarde, a voulu s'opposer au serpent, mais le monstre s'est enfui aussitôt au plus haut des cieux, hors de portée de l'épée du dieu et de ses javelots. Aussi, je demande à Solsunn, mon fils, mon héritier, d'aller combattre à son tour la bête qui menace le jour.
L'assemblée écoutait atterrée les graves paroles du roi. Solsunn avança vers son père et se prosterna en déclarant :
– Père, j'irai combattre cette odieuse créature, dussé-je en périr, et je fais le serment de la pourchasser sans relâche, s'il le faut, jusqu'à l'envers du monde, jusqu'à la fin des temps.
Et le dieu rayonnant s'en fut dans son palais pour revêtir son armure d'or, son casque empanaché de flammes, son bouclier scintillant, et empoigner son glaive à la lame plus tranchante qu'un rayon du soleil. Juste avant de partir, il adressa un regard triste à Liebama, qui ne put empêcher les larmes de couler sur ses joues de nacre. Le peuple de Galdenor pleurait aussi, à l'instar de la déesse, en voyant leur prince, aimé de tous, quitter la cité pour s’en aller défier la nuit.
Bientôt, la silhouette de Solsunn disparut en volant dans l'horizon. Les gens de Galdenor scrutaient, anxieux, le firmament. Et lorsque peu à peu ils virent la nuit tomber, ils en conclurent que Solsunn venait de succomber. L'effroi figeait les visages des sujets du prince, tandis que les ténèbres peu à peu se refermaient sur eux. Bien entendu, personne ne savait encore que le soleil réapparaîtrait bientôt, au matin, à l'autre bout du monde, et qu'il continuerait de poursuivre la lune, sans répit, dans le ciel. Pour l'instant, les hommes assistaient apeurés à la toute première nuit depuis que le soleil était né, ignorant encore l’existence de l'aurore apaisante.
Potestorm en son for intérieur jubilait. Son rival était mort – il ne savait comment, mais le fait était là, le soleil s'était éteint – et plus personne ne s'interposait désormais entre lui et Liebama, son amour, sa folie. Il s'approcha de la déesse et dans le creux de l'oreille lui demanda de le suivre. Profitant de l'obscurité et du désarroi des hommes, il partit avec elle jusqu'au lieu le plus secret du monde.
Chant 5
Ce fut cette nuit-là, la toute première du monde, qui marqua le début du quatrième âge, l'âge de la discorde, qui dura dix mille ans.
Ce qu'il advint ce soir-là, les hommes n'osent en parler, et ce n'est qu'à voix basse qu'ils évoquent parfois « la grande faute ». Sachez seulement que le roi Potestorm emmena Liebama au Nord-Ouest de la terre jusqu'au lieu le plus secret du monde, la caverne où, aux temps d'avant le Temps, Mayda s'était révélée à lui ; que là, il demanda à Liebama de devenir son épouse, et que la déesse refusa, arguant qu'elle ne pourrait jamais aimer personne d'autre que le beau Solsunn qui venait de périr ; qu'alors le roi furieux ordonna à la jeune femme d'obéir à son souverain, et que finalement, comme elle résistait, il la viola.
Le sang jaillit, perçant l'hymen de la vierge, et l'innocence fut sacrifiée aux pulsions viriles du roi des âges.
Lorsque Potestorm lâcha enfin sa proie, la Vérité crue jaillit soudain à son esprit coupable. Il ressentit la honte lui fouetter le visage, un flux amer de dégoût lui parcourir l'échine, le remords lui piquer les yeux.
« Le Temps gagne l'amour, il est donc vain de vivre. Mon fils est aujourd'hui appelé sur le trône du monde, mais l'amour balaiera la raison. Pour une femme, il perdra son royaume, et fera renaître le chaos du tout début des temps. »
Les dernières paroles de Mordod vinrent hanter l'esprit du roi des âges. Ce père qu'il avait tant haï venait de renaître en lui, et Liebama gisait inconsciente dans le fond de la grotte, noyée de larmes et de sang, comme sa mère Mayda se tenait après chaque étreinte barbare de Mordod, jadis, au tout début du monde.
Le jeune roi détourna son regard, mais il était trop tard. L'image de la vierge souillée reviendrait à tout jamais tourmenter sa raison, jusqu'à la fin des temps.
Potestorm s'enfuit, et il courut, courut sur la lande, en hurlant comme un fou, comme un fauve traqué par sa propre proie. Dorénavant, où qu'il aille, quoi qu'il fasse, reviendrait à jamais à son esprit le souvenir du sang.
Rouge, le monde devint rouge aux yeux du roi des âges.
Il courut à en perdre haleine dans les champs, mais les blés étaient criblés de fleurs nouvelles maculées de sang. Le coquelicot venait d'éclore pour rappeler sa faute.
Il courut dans les déserts, et le sable qu'il foulait aux pieds devenait boue cramoisie en se mêlant aux larmes.
Il courut le long de rivières amarante, de torrents empourprés, de mers érubescentes.
Et lorsqu'il arrêta sa course, il vit que la nuit flamboyait. C'était la toute première aurore du monde : elle était écarlate.
Alors, comprenant que la terre, le feu, le ciel et l'eau, l'univers entier le condamnait, le roi courut vers son palais de verre perdu dans les nuées, et là, il s'empara de son sceptre. Il le tint un temps tremblant contre son cœur, puis, d'un geste grave, depuis la terrasse du palais, il le lança soudain dans la plaie béante de l'aube rougeoyante.
Ensuite, Potestorm gagna les vergers de Caelvala et demanda à l’échanson Doyo de lui apporter tout le vin qui jaillissait de sa fontaine d'ivresse. Et Doyo, qui comme Unaïa avait juré fidélité à son souverain, ne sut comment refuser l'ordre de son maître. À contrecœur, il servit son roi qui avait décidé de mourir en buvant. Potestorm ingurgita, peu à peu, le sang de la terre, jusqu'à ce que le nectar vermeil noyât son esprit. Mais avant que l'alcool ne le tue tout à fait, Doyo lui fit boire une dernière coupe remplie du suc d'une mandragore mêlée de poudre de pavot. Potestorm but la coupe jusqu'à la lie et tomba aussitôt, inconscient, sur le sol du verger. Bientôt, dans ses rêves éthyliques, le visage de Liebama s'estompa puis disparut, remplacé par celui de Monalund, la reine de la nuit et des songes éternels. Le roi sourit à la lune dans son sommeil, ivre mort et ravi.
Doyo, troublé, décida de descendre l'escalier de Caelvala et de rejoindre la terre. Là, dit-on, il apprit aux hommes à cultiver la vigne et le houblon, et leur enseigna à noyer leurs chagrins dans le vil élixir et à oublier leurs peines en buvant. Mais Doyo avait beau boire, il n'oublierait jamais Caelvala, son faste et ses fêtes, et ce roi qu'il avait trahi. Lui, l'échanson céleste, il devint bientôt l'être le plus misérable du monde, rossé, foulé au pied par les hommes, se vautrant dans la boue pour mendier sa chopine.
Unaïa, quant à elle, demeura à Caelvala. Elle fit installer le roi endormi sur son trône de cristal, tissa pour lui une couverture de pourpre, et choya la dépouille du souverain comme une mère chérit un nourrisson.
Chant 6
Le sceptre que Potestorm avait lancé dans l'aube tomba sourd sur la terre, et vint se planter devant la caverne où reposait Liebama. Il se cloua au sol en arrêtant le Temps, et prit bientôt racine, des racines qui plongèrent dans la terre jusqu'au plus profond du roc. Et des branches commencèrent à pousser, auréolant le sceptre, qui montèrent droites vers les cieux comme des bras levés par milliers, comme pour provoquer Caelvala ou invoquer sa clémence. Le premier arbre du monde s'élevait là, un chêne majestueux gorgé de sève dans son tronc noueux.
Soudain, l'écorce de l'arbre se fendit violemment en maints endroits, et du cœur du chêne jaillirent en troupeau tous les animaux du monde ; et cette horde fauve déferla soudain sur la terre, en un cortège désordonné et furieux, mêlant les forts aux faibles, les carnassiers à leurs proies, les animaux du jour à ceux des ténèbres, les splendides et les affreux. Et toute la faune du monde, oiseaux, reptiles, poissons et mammifères, en vrombissant, piaillant, grognant, s'envola dans les cieux, creusa la terre, rampa sur le sol, galopa dans la lande, plongea dans les rivières et nagea jusqu'à l'océan, pour aller annoncer à chaque recoin de l'univers que le roi n'était plus, que la nature avait gagné ses droits, et qu'elle imposerait désormais sa loi sur le monde.
Au beau milieu de la horde se trouvait une amazone montée sur une jument noire. C'était Sawilda, la déesse sauvage, qui chevauchait nue, le cheveu dressé dans le vent, le visage barbare de chasseresse farouche, et sous le galop furieux de sa monture naissait la flore sauvage, éparse, tous les buissons et les arbres du monde, une forêt épaisse et confuse, plantée là, au hasard des pas du palefroi fougueux.
La forêt, belle et terrible, imposa sa loi anarchique sur la lande, et s'étendit, sans cohérence ni ordonnancement depuis les rivages d’occident jusqu'au pied des montagnes où erraient encore les géants perdus, au Septentrion, jusqu'aux premières terres cultivées de Galdenor au Méridion, et vers l'Orient, jusqu'aux portes du royaume d’Helixan où vivaient les peuples guerriers qui n'ensemençaient pas la terre.
Sawilda galopa sur sa jument pendant trois jours et trois nuits, sans arrêt, pour délimiter son domaine, et lorsqu'elle eut fini, elle arrêta sa course et se rendit paisible jusqu'au cœur de son territoire, la caverne de la honte où reposait Liebama, dans une large clairière que la forêt avait épargnée.
La chasseresse descendit de sa monture et entra dans la grotte. Elle y trouva le corps de Liebama, inconscient et meurtri, comme une proie trop facile abandonnée aux charognards.
Elle fit boire à la déesse une décoction de plantes sauvages. Liebama ouvrit alors les yeux, et sourit comme un enfant convalescent à sa bienfaitrice. Sawilda eut aussi un sourire, un rictus mal esquissé qui barra son visage guerrier. Puis, lorsque Liebama s'assoupit de nouveau, Sawilda sortit hors de la grotte, et disposa la clairière pour en faire un écrin digne de la déesse au sourire. Elle détourna un torrent, qu'elle fit jaillir en cascade au pied de la grotte, et parsema le sol de joncs, de fleurs sylvestres, de mousse tendre et de fougères. Et avant de repartir chasser dans la forêt, Sawilda envoya une chèvre paître au pied de la caverne, pour que son lait alimentât la jeune femme, et elle ordonna aussi à un loup, choisi parmi les plus forts de son espèce, de protéger la grotte.
Chant 7
Liebama demeura cachée au cœur de la forêt, dans la clairière constellée d'ombres douces. En ce lieu calme et serein, protégé des affres du monde, le Temps semblait s'être arrêté, dans l'Harmonie sauvage.
Liebama bientôt comprit qu'elle attendait un enfant, et contemplait avec angoisse son ventre distendu. Ses sentiments se troublaient en son cœur, elle souhaitait aimer l'embryon qui logeait en son sein, mais n'y parvenait pas, en son for intérieur elle n'éprouvait que dégoût pour cet enfant marqué par le sceau de la honte. Et la jeune femme, horrifiée par sa propre émotion, cherchait éperdue à contrôler ses pulsions. Mais c'était peine perdue, car nul ne peut ni pourra jamais ordonner à l'amour.
Sawilda ne pénétrait jamais jusque dans la clairière. Elle apportait à l'aube des baies ruisselantes de rosée et le meilleur gibier qu'elle chassait dans la nuit, et déposait son offrande à l'orée des bois, disposée avec soin sur un lit d'herbes sèches, toujours au même endroit.
Liebama, qui ressentit bientôt la solitude l’oppresser, chercha la compagnie de la dame chasseresse, mais dès que la déesse au sourire s'approchait, Sawilda d'un bond s'enfuyait dans les fourrés. Alors Liebama, un jour, décida de répondre à l'offrande de la déesse sauvage. Elle confectionna pour elle un bouquet des fleurs les plus belles de la clairière, qu'elle attacha d'une mèche de son cheveu d'or, et le déposa à la lisère du bois. Au matin, Sawilda s'empara des fleurs, sans se laisser voir.
Alors Liebama, le lendemain, confectionna un second bouquet, qu'elle déposa légèrement plus loin de l'orée des bois, et le surlendemain, un troisième, plus loin que le précédent. Chaque jour, Sawilda venait s'emparer de l'offrande, laissant Liebama l'entraîner imperceptiblement jusqu'au cœur de la clairière. Et lorsqu'un jour, la déesse sauvage vint chercher le bouquet jusqu'aux pieds de la dame au sourire, alors elle comprit que la jeune femme l'avait apprivoisée.
Une profonde amitié les lia toutes deux, le silence les unit, dans l'écrin de nature interdit aux humains, très loin des peines du monde.
L'enfant de Liebama vint enfin au monde, le fils de la honte, le bâtard des dieux, Bahadar. Il naquit sans crier sa douleur, comme le font les autres nourrissons, et Liebama soulagée crut avoir accouché d'un mort-né.
Mais l'enfant bougea et rampa comme une larve sur l'humus, à la recherche du sein maternel. Il était d'une laideur repoussante, fripé, bossu, blanchâtre, le visage anguleux où venaient s'incruster de petits yeux rouges comme des fourmis sans pattes.
Sur la terre devenue fange, grouillaient autour de lui cafards et scolopendres, punaises et scorpions, et des nuées de mouches survolaient le nouveau-né. Avec lui étaient nés les insectes.
Liebama, au lieu de lui offrir le sein, le repoussa, écœurée, en détournant les yeux ; et Sawilda, qui avait extrait l'enfant des entrailles de sa mère, comprit ce que ce geste signifiait. Elle s'empara du rejeton, et l'abandonna dans la forêt, à la merci des fauves.
Néanmoins l'enfant survécut, car un loup le recueillit et l'emporta avec lui auprès de sa meute, un loup fort et puissant que Sawilda avait failli choisir pour garder la caverne où logeait Liebama, mais qui était trop fou et trop féroce pour devenir un chien.
Bahadar grandit dans la meute des loups enragés, et devint comme eux, ombrageux et cruel, fasciné par la lune, un charognard solitaire qui s'empare sans gloire des proies les plus faciles, celles qui ne méritent pas de vivre et menacent l'équilibre du monde de par leur faiblesse.
Lorsque Bahadar eut atteint l'âge viril, il quitta la meute et marcha sur le monde, pour mener la discorde entre les hommes et propager le mal.
Mais Bahadar n'était pas le mal, il n'en était que la conséquence. Le mal avait déjà été fait, il était né dans le cœur du roi des âges, lorsque l'amour déçu était devenu haine.
L'âge de la souffrance commençait, et Bahadar révélerait bientôt la laideur du monde aux yeux des hommes et des dieux. Déjà, la laideur avait transformé le visage de Mayda, lorsqu'en voyant son fils Potestorm réclamer l'arc de son père, elle avait retrouvé son visage de jadis, déformé par la peine, la peur et la colère.
La mère du monde retourna alors dans ses appartements, et s'y cloîtra résignée à ne plus jamais en sortir. Personne n'entendit ses sanglots secrets, personne, hormis le géant Oynog, qui errait sur le monde, car les aveugles savent entendre ce qui est imperceptible pour ceux qui voient mais ne savent discerner. Et Oynog, en écoutant sa mère Mayda, pleurait aussi de son œil unique et vide, en répondant à la plainte de la dame du Temps.
FIN DU TROISIÈME POÈME
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