(L'homme est plein d'imperfections mais on ne peut que se montrer indulgents si on songe à l'époque où il fut créé. Alphonse Allais)
Chant 1
Le ciel était joyeux, mais la terre était triste. La lande n'était plus qu'un vaste charnier couvert de cendres et noyé de pluie. Les dragons planaient sur la terre fumante, brûlant ce qu'il restait encore de vie sur le désert, et les géants faisaient trembler le monde.
Les cités des hommes étaient en ruines, et tout espoir semblait perdu. Mais Potestorm, en compagnie des dieux, un jour descendit sur la terre pour mener les humains à la victoire.
Chaque divinité commença par réunir les lambeaux des armées des cités dont ils étaient les protecteurs, et peu à peu, de bataille en bataille, d'exploit en exploit, de sacrifice en sacrifice, les troupes du souverain céleste commencèrent à prendre le dessus sur la horde des ennemis. Après trois cents ans de guerres incessantes, Potestorm, Simar et Sawilda avaient réussi à libérer, une par une, les cités à l'Ouest de la grande lézarde, mais à l'Est, Aerwind avait été mis en déroute. Aussi la déesse du vent vint avec les siens se réfugier à Helixan, la place forte au Nord de la crevasse des lutins, qui venait d'être reprise par le roi des dieux.
La citadelle d’Helixan semblait donc destinée à sceller la fin des combats, puisqu'y étaient réunies toutes les forces favorables à Potestorm et qu'y convergeaient tous leurs adversaires, les géants venus du Nord, alliés aux rois d’Helixan qui rêvaient de reconquérir leur cité ; et provenant du Sud, les damnés de Ninferheyl conduits par les astres déchus inspirés par la lune, et les barbares de Gwaerior, fidèles à Feobrann, qui chevauchaient les dragons.
Les ennemis du roi lancèrent de nombreux assauts contre la forteresse, mais Helixan, bâti sur un piton rocheux, cerclé de sept murailles, semblait parfaitement imprenable. Les tribus rebelles décidèrent donc le siège de la cité, mais la citadelle possédait une multitude de labyrinthes secrets creusés sous la montagne, dont certains menaient jusqu'à Betteliand en longeant la crevasse des lutins, jusqu'aux monts Untarok et jusqu'à la mer, et les dieux empruntaient ces souterrains pour approvisionner la ville avec le blé des royaumes de l'Ouest, ou pour surprendre l'arrière-garde ennemie.
Au bout de trente-trois ans de siège, les armées adverses s'étaient considérablement affaiblies. Il ne restait plus sur le monde que douze géants aux ordres d’Oynog l'aveugle, sept dragons seulement, et les astres déchus, princes sorciers de Ninferheyl, n'étaient plus qu'au nombre de trois. Potestorm songea à une grande offensive qui délivrerait enfin l'univers de ses monstres. L'attaque était fixée à l'aube du solstice, et les armées stationnées dans l'enceinte d’Helixan piaffaient d'impatience en attendant ce jour.
Hélas, c'est alors que Bahadar, qui jusque-là s'était maintenu à l'écart, décida d'agir. Il vint voir le roi, la nuit qui précédait le grand assaut final et lui tint ce discours :
– Mon sire, êtes-vous prêt pour le grand massacre ? – Oui, la victoire est acquise, demain sera le jour où la paix règnera enfin sur le monde. – La paix ? répondit Bahadar. Je croyais que demain était le jour de la guerre, me serais-je mépris ? N'est-ce pas singulier de nommer « paix » ce qui est son contraire ?
Potestorm regarda, circonspect, le bâtard, et Bahadar continua :
– Mon sire, te rappelles-tu comment tu as réussi à reconquérir Caelvala, comment les dieux t'ont de nouveau laissé monter sur le trône ? Non point en les châtiant, mais en leur pardonnant. Le sacre du pardon t'a démontré que l'amour pouvait plus que la haine. L'aurais-tu oublié ? Père, si tu veux la paix, offre la paix et non la guerre. La violence engendre la violence, mais l'amour appelle l'amour. Aime et pardonne à tes ennemis, à tous tes ennemis, et peut-être la charité pourra-t-elle résoudre ce conflit sans avoir à verser la moindre goutte de sang. Laisse-moi parler à tes adversaires, leur promettre une rédemption sans représailles, et tu verras comment ils se soumettront.
Potestorm médita longuement ces paroles, et après un long silence, répondit :
– Il est vrai que mes ennemis n'ont pour l'instant d'autre choix que de mourir en combattant. Les guerriers de Gwaerior et d’Helixan sont des humains, et je sais que l'humain est capable du pire, mais aussi du meilleur. Tous ces êtres peuvent donc être sauvés, tu as raison. Par contre, le peuple de Ninferheyl est damné à jamais, les princes sorciers les ont accouplés aux bêtes féroces ou ont voué leurs âmes aux enfers, leur essence est mauvaise, il n'y a pas de rémission possible. Et il en est de même pour mes frères les géants, ou pour les dragons, que je connais depuis le début des âges. Ils sont le mal incarné, ce sont des monstres vils qui doivent être anéantis.
Bahadar hocha de la tête et rétorqua :
– Les princes sorciers, avant d'être déchus, étaient des étoiles qui brillaient, splendides dans le firmament et réchauffaient le cœur des hommes… Quant aux géants, n'as-tu point vu ton frère Oynog pleurer la mort de son père ? N'a-t-il pas démontré là qu'il pouvait éprouver de l'amour ? Et les dragons aussi peuvent être sauvés, car le mal absolu n'existe pas sur terre.
Potestorm s'esclaffa :
– Les dragons ? Te moquerais-tu de moi ? Ce sont les créatures les plus horripilantes et infâmes de l'univers, depuis les temps sans âges ils cherchent à dévorer le monde ! – Si je te prouve que les dragons sont capables d'amour, changeras-tu d'avis, et appliqueras-tu le pardon à toutes les créatures de la terre, sans exception ? – Soit, répondit le roi, fort étonné.
Alors Bahadar sortit de sa besace un œuf de dragon et le tendit au roi des âges en disant :
– Je suis parvenu à le voler dans le nid du dragon le plus puissant du monde. Et ce soir, cet œuf va éclore, car les dragons naissent lors des solstices. Garde cet œuf avec toi, moi, je m'en vais parler aux armées ennemies. Je reviendrai à l'aube avec leur promesse de reddition.
Bahadar s'en fut dans la nuit. Il n'eut, bien entendu, aucun mal à convaincre les hommes, car ils évitaient ainsi de souffrir une défaite cuisante. Les géants acceptèrent aussi, de même que les princes sorciers, de négocier la paix, et Bahadar insuffla le don de parole aux dragons pour qu'ils puissent dialoguer avec le roi.
Le dieu perfide revint voir Potestorm à l'aube, comme promis. Le dragon nouveau-né mangeait dans la main du souverain, sans tenter de le mordre, au contraire il cherchait la caresse en frottant sa tête sur les phalanges du roi qui riait à cœur joie en découvrant que le mal n'était pas une fatalité, que l'amour pouvait soulever les montagnes et vaincre les êtres sans besoin de recourir à la force. Potestorm appela l'enfant dragon Feyniss, qui signifie « charité », car, expliqua le souverain enthousiaste à son fils, la naissance de cette créature annonçait celle d'un nouvel âge de charité qui triompherait sur la terre et durerait éternellement. Les soldats deviendraient poètes, les criminels seraient touchés par la grâce, et tous auraient leur place dans le monde, y compris les géants, les dragons, y compris Monalund et Feobrann.
Et Bahadar, en écoutant les paroles de son père, s'esclaffa, car une nouvelle fois, le dieu des ombres venait d'éviter au tout dernier moment que le mal fût anéanti. Car le mal existe, certes il n'est pas absolu et souvent excusable, mais lorsque le mal est fait, il ne peut être oublié ni réparé, et comme la mort, il est irréversible. Et Potestorm, qui pensait avoir agi en sage se rendrait bientôt compte que la rémission sans condition, l'amour sans intérêt, ne sont que de vaines illusions, de folles chimères. Le souverain céleste s'apprêtait à rendre justice, mais il ignorait que le pardon sans châtiment est chose au moins aussi dangereuse que le châtiment sans pardon.
Chant 2
À la stupeur générale, c'est vêtu simplement d'une tunique de lin blanc, sans armure et sans arme que Potestorm se présenta au-devant de ses troupes empressées d'attaquer, au matin du solstice. Le roi monta au plus haut de la plus haute tour d’Helixan qui dominait à la fois la plaine et la cité, suivi de Bahadar, qui se cachait dans son ombre. Et une fois au sommet, le roi prononça un discours adressé autant à ses armées qu'à celles des adversaires, et au-delà des montagnes, à l’univers entier :
– Mes amis, je vous le dis, cessons les luttes fratricides, retirons nos cuirasses pour laisser l'amour transpercer nos poitrines et pénétrer nos cœurs. Délestons-nous de nos boucliers, notre seule armure sera la conviction que, si les corps sont destructibles, en revanche les âmes rayonnantes sont immortelles, et que le paradis attend les hommes charitables, alors que les âmes lourdes de crimes demeurent clouées au fin fond des enfers. Lâchons nos glaives enfin, desserrons les poings pour tendre nos mains ouvertes à notre prochain, et brandissons ensemble l'arme la plus puissante au monde, celle de l'amour.
Potestorm s'arrêta un temps, et demeura chancelant face à la foule, car seuls le silence et le froid accompagnaient son sermon. Il regarda Bahadar dans l'ombre qui souriait en songeant qu'au nom d'un amour prétendument désintéressé, son père venait de promettre aux violents que leurs coups seraient rendus au centuple pour l'éternité, dans l'au-delà, mais Potestorm prit ce sourire pour un encouragement et continua sa harangue :
– Mes amis, je vous le dis, l'heure est venue de faire la paix entre nous. Chaque peuple de la terre désignera trois représentants, et chaque dieu sera convié aussi pour sceller la paix entre les hommes. Au sein de ce conseil des humains et des dieux, tout sera débattu, en toute liberté, et les décisions que je prendrai équitablement en écoutant chacune des voix présentes seront gravées sur la muraille d’Helixan, afin que tout le monde connaisse la loi nouvelle et que personne ne puisse l'interpréter ou la déformer. Et lorsque tous les conflits seront enfin résolus, tous les hommes et tous les dieux inscriront leur nom au bas de la muraille, pour que chacun d'entre nous se souvienne de cet accord et demeure fidèle pour les siècles des siècles à son ancien serment.
Les premiers à briser le silence et acclamer le roi furent les armées ennemies, car, après avoir entendu, pendant la nuit, que Potestorm leur laissait la vie sauve, ils apprenaient maintenant que leur voix serait prise en compte. En revanche, au sein des troupes du souverain il y eut un long silence, tant les hommes étaient décontenancés par les propos de leur chef, si différents de ceux de la veille, et aussi à cause des cris de joie que l'on entendait de l'autre côté des murs, provenant des armées adverses. Mais comme les dieux présents, Aerwind, Simar et Sawilda semblaient approuver le souverain, peu à peu les hommes dans la cité commencèrent aussi à ovationner Potestorm, et la clameur bientôt devint universelle.
On choisit dans chaque camp trois représentants, ce qui fut chose aisée, hormis pour la cité de Volkentis qui n'avait pas de roi mais sept archontes, et pour les peuples inspirés par Aerwind qui n'avaient pas de maîtres, et dont les clans se fédéraient librement. Mais ces tribus désignèrent tout de même leurs légats, car l'enjeu était trop important pour laisser les querelles éclater. Toutefois, Bahadar se réjouissait, car avant même que le conseil ne débutât, existaient déjà des dissensions, et le dieu perfide, qui savait mieux que quiconque voir la vérité, décelait déjà des fissures, encore imperceptibles, sur la muraille où les lois du souverain allaient être dictées.
Bientôt, la première sentence du roi des dieux fut inscrite sur le mur. Et la phrase était : « Nul ne versera le sang des hommes. » La seconde sentence concernait les dragons et les géants, qui ne participaient pas aux pourparlers. Les montagnes au Nord du monde leur étaient réservées, et les hommes s'engageaient à les laisser vivre en paix sur leur territoire. Cependant, les géants et les dragons demeurèrent encore dans la plaine d’Helixan, en attendant que l'humanité ratifiât ce pacte au bas de la muraille.
Les signes gravés sur le mur provenaient de Volkentis, la cité des poètes qui savait dessiner les mots, mais mis à part les doctes, peu savaient lire ces paroles. Aussi, Aerwind décida d'apprendre aux peuples l'écriture, convaincu que la connaissance rendait les hommes libres et généreux. Aussi, après chaque séance du conseil, la déesse du vent enseignait à tous ceux qui le souhaitaient.
Bahadar, quant à lui, n'appréciait pas l'écriture, car il pensait que les écrits empêchent les malentendus entre les êtres, et fixent à jamais leurs accords. Aussi, il trouva un stratagème pour atténuer cette contrariété nouvelle : lui aussi enseigna aux hommes l'écriture, cependant il l'apprit de manière différente à chacun des peuples de la terre, et bientôt, pour la même inscription les gens de chaque cité décryptaient des paroles différentes. Par exemple, en lisant le mot « homme » certains comprenaient « humain, dieu ou géant », d'autres « humain mâture et mâle », certains lisaient « amour » quand d'autres lisaient « pitié », certains « punition » et d'autres « justice ». Et c'est ainsi que naquirent les différentes langues humaines, inventées pour confondre les peuples et les empêcher de ne jamais s'entendre.
Mais Bahadar, qui était le doute incarné, commença lui même peu à peu à douter, car chaque soir, il parlait avec son père, et ce dernier lui offrait tant d'amour et semblait si sincère lorsqu'il parlait de repentance de ses fautes passées, de ses désirs et de ses craintes, du sentiment qu’il éprouvait pour la reine, que pour la première fois une émotion commença à germer dans le cœur du bâtard. Le bien n'existait pas sur terre, Bahadar le savait, cependant, peut-être existait le mieux à défaut du meilleur, le beau à défaut du parfait… Aussi le fils aîné de Potestorm décida, à partir du troisième mois depuis le début du conseil, de ne plus interférer dans les tractations, et de se contenter d'écouter, pour savoir si les hommes étaient ou non capables de se sauver d'eux-mêmes. Il continua néanmoins à enseigner les langues différentes aux hommes, car il ne pouvait se résoudre à accepter une vérité unique, ou une paix synonyme au renoncement de l'esprit critique, et souhaitait décliner pour les hommes les sens cachés de chaque mot gravé sur le mur sacré d’Helixan. Hélas, il se rendrait bientôt compte que même en révélant toutes les facettes d'une même vérité, les hommes ne continueraient de n'en voir que des bribes, et de ne retenir vraiment que ce qu'ils veulent entendre. Il comprit alors que, loin d'éviter les confusions, les paroles écrites ne font que renforcer les erreurs en même temps qu'elles figent les vérités dans le temps, les empêchant ainsi d'évoluer.
Mais en dépit de ces contrariétés, le conseil prenait chaque jour de nouvelles décisions unanimes, qui semblaient admises par tous. Le troisième mois, lorsque Bahadar renonça à semer la confusion entre les hommes, on vit les neiges s'amenuiser peu à peu sur les sommets de la cordillère qui encerclait Helixan, le froid s'atténuer et des pléiades de fleurs pousser dans les vallées. Le printemps commençait, né de l'amour des hommes.
Petit à petit, les soldats des camps contraires fraternisaient, mis à part les gens de Ninferheyl qui s'étaient établis à l'écart dans les défilés les plus reculés, mais les hommes leur lançaient des bouquets depuis les cimes des montagnes, pour attendrir leurs âmes et soulager leurs peines. Chaque jour des pèlerins, venus des quatre coins du monde, qui avaient abandonné leurs possessions pour assister à l'événement, dressaient leur campement devant la cité où la paix s'écrivait chaque jour dans la pierre. Les miséreux, les laissés-pour-compte, les infirmes, étaient les plus fervents parmi les fidèles, et se pressaient chaque soir, à la fin des réunions du conseil, pour être guéris par le souverain des cieux. Et tous les matins, les humbles gens inscrivaient leurs suppliques sur un bout d'argile ou un morceau d'étoffe qu'ils glissaient dans les jointures du mur d’Helixan, afin que le roi exauçât leurs vœux les plus chers.
Hélas, après le printemps viendrait l'été, qui échauffe les ardeurs, puis l'automne, qui pleure sur le monde et met à mort ce que l'on aime, et enfin l'hiver et la neige qui recouvre tout d'un suaire immaculé pour enterrer les dernières espérances… La paix et l'amour, bien entendu, ne purent triompher sur le monde, et cette fois Bahadar qui s'était tu n'y était pour rien, les hommes furent les seuls responsables de leur échec.
Chant 3
Bahadar comprit, vers le sixième mois, que les hommes ne sauraient jamais faire la paix. La ferveur populaire avait fait naître l'été, la saison des chaleurs excessives qui fait faner les fleurs et pourrir les fruits. Les fidèles rivalisaient de piété, les infirmes se bousculaient pour être guéri par le roi des cieux qui ne pouvait satisfaire toutes les requêtes. Il en était de même pour les suppliques glissées dans les plinthes du mur des lois : les gardes du conseil ne pouvaient en sélectionner que quelques-unes chaque jour, aussi les fidèles essayaient de mettre en valeur leurs propres messages, ils les inscrivaient sur de belles étoffes ou sur des pierreries, jusqu'à ce que Potestorm constatât le phénomène et ordonna de sélectionner les messages les plus simples ; mais alors ce fut une enchère à qui donnerait à sa requête l'aspect le plus humble. Les pèlerins qui campaient devant les murs d’Helixan se laissaient alimenter par de pauvres hères qui cultivaient pour eux en contrebas dans la vallée, ils demeuraient oisifs et se goinfraient aux dépens des crédules en se faisant passer pour des saints hommes, et faisaient tailler des idoles que l'on finissait par vénérer en oubliant qu'elles n'étaient que de vulgaires images.
Bahadar avait perdu toute confiance vis à vis des hommes, mais il commençait aussi à déceler dans les dires de son père plus d'une contradiction. Le bâtard lisait, gravées sur la pierre, des sentences telles que « tu aimeras ton père », « tu ne désireras pas la femme d'autrui », ou encore « tu aimeras tes semblables ». L'amour devenait une obligation, un carcan ; pire, son père exigeait aux hommes des vertus impossibles, car personne ne peut tout aimer, ni se forcer à aimer, et désormais les fidèles devenaient d'éternels fautifs devant expier sans répit leurs passions naturelles, devenues impures. Mais Bahadar se dit qu'après tout, cette chimère était peut-être une force pour insuffler aux êtres le besoin de se transcender. Aussi, le dieu ne changea guère d'attitude, et continua d'observer comment les humains évoluaient, en se demandant si, peu à peu, malgré leurs défauts, ils seraient capables d'améliorer le monde. Hélas, il n'en fut pas ainsi.
Au solstice d'été, le conseil, qui jusqu'alors avait su appliquer des sentences de façon unanime, devint le théâtre d'âpres discussions où s'affrontèrent des idéaux inconciliables, comme le conseil abordait des questions concrètes sur le gouvernement de la terre. Il y eut en particulier trois sujets qui consommèrent la discorde et plongèrent le monde dans l'automne, la saison de la mort des illusions.
Le premier différend eut pour origine une supplique de Gwaerior, la tribu barbare et nomade qui jadis avait suivi les ordres de Feobrann. Gwaerior ne cultivait pas le grain, et son territoire était un désert infertile, aussi le peuple affamé vivait d'expéditions guerrières pour voler le blé des cités du Nord ou pour imposer des tributs que les cultivateurs payaient pour éviter les représailles. Potestorm répondit que l'on ne pouvait pas menacer les hommes, mais qu'en revanche, le pain devait être partagé. Les légats des peuples cultivateurs répondirent au souverain que la terre appartenait à qui la cultivait, que le travail devait être récompensé, et que si le désert était infertile, c'était parce que les gens de Gwaerior avaient saccagé leur propre territoire. La décision était difficile à prendre, et Potestorm regretta amèrement que son combat de sept ans contre Feobrann convertît les vergers de Caelvala en champs de cendres.
Au bout de nombreux pourparlers, Potestorm, essayant de ménager les deux camps, fit finalement écrire cette sentence sur le mur des lois : « Les hommes qui possèdent assez de blé pour vivre décemment devront donner à ceux qui connaissent le manque une septième partie de leur récolte. » Malheureusement, cette sentence ne satisfaisait personne, ni les gens de Gwaerior qui se sentaient condamnés à la misère et qui grâce aux armes obtenaient de plus grands bénéfices, ni les peuples cultivateurs, qui ne comprenaient pas pourquoi ils devaient travailler pour des peuples oisifs. Mais ceux les plus indignés furent les forgerons d’Untarok et les gens d’Akwassar menés par Simar le dieu marin, car ces peuples traditionnellement échangeaient leur or et leurs ouvrages contre le blé des hommes. Or, à présent, en cas de disette, ils ne pouvaient plus acheter, même à prix d'or, les denrées nourricières, et devaient désormais se contenter d'une infime partie des récoltes, qu'il s’agissait de partager avec les autres miséreux du monde. Simar, pour qui le travail était la seule valeur sacrée, fut pris d’une vive colère en écoutant la sentence de Potestorm, et décida d’abandonner le conseil. Débuta alors le mois des brouillards et des pluies.
Le second différend opposa le peuple de Sandarien, inspiré par Aerwind le vent, aux princes sorciers de Ninferheyl. Potestorm avait prétendu, au début des séances du conseil, abolir les différentes tribus pour ne créer qu'un seul peuple des humains suivant la même loi céleste, mais les hommes semblaient attachés à leurs coutumes, à leurs rois ou leur absence de roi, et le souverain des cieux avait dû finalement accepter que le monde fût régi par des lois différentes. Il proposa alors, pour éviter les conflits futurs, que les frontières définitives entre les peuples fussent celles qui existaient avant le début de la guerre, au troisième âge du monde. Hélas, la tribu de Ninferheyl était apparue à la fin de la guerre, et les météores s'étaient abattus sur les terres de Sandarien, obligeant une grande partie de la population à s'enfuir vers des terres inhospitalières, alors que le reste demeurait prisonnier des princes sorciers.
Potestorm, écoutant les deux camps, prit alors la décision suivante, qu'il fit graver sur le mur des lois : « Les frontières entre les peuples humains seront celles qui existaient avant la guerre, et le peuple de Ninferheyl possèdera la région des météores, au Sud-est du monde. En revanche, tous les hommes, partout seront libres de se déplacer partout où ils le souhaitent sur le monde. »
Malheureusement, cette sentence ne satisfaisait personne non plus, ni les gens de Sandarien qui devaient désormais se soumettre à des lois étrangères s'ils voulaient continuer de vivre sur les terres les plus fertiles, ni les princes de Ninferheyl, qui ne pouvaient plus retenir les populations sur leur sol. Et les peuples cultivateurs aussi redoutaient cette sentence, puisque désormais les hommes pouvaient aller où bon leur semblait, et ils craignaient que les gens de Gwaerior ou de tribus plus pauvres encore ne vinssent s'installer chez eux, pour finir par envahir leur territoire sans même combattre. Mais la plus indignée fut Aerwind, la déesse de la nature, puisque désormais la terre, dont la plus grande partie n'appartenait jadis à personne, venait d'être attribuée entièrement aux hommes. La déesse de la forêt abandonna elle aussi le conseil, et débuta alors le mois des premiers givres, qui font mourir les fleurs.
Le troisième différend naquit, de nouveau, des plaintes des gens de Sandarien, qui ne pouvaient se résoudre à obéir aux princes sorciers, qu'ils jugeaient tyranniques. Potestorm leur donna raison et affirma que les hommes devaient s'opposer aux despotes qui abusaient de leur pouvoir. Mais les princes sorciers répondirent que les hommes ne pouvaient pas non plus appliquer leur libre arbitre lorsque bon leur semblait, et que les humbles ignorent souvent les raisons des puissants et les mesures qu'ils doivent parfois prendre pour le bien commun, au détriment de certains. Les légats de Volkentis, quant à eux, exigeaient que tous les peuples eussent le même gouvernement qu'eux, puisque les citoyens, en élisant leurs représentants, évitaient les despotes, mais hélas l'histoire leur donnait tort, puisqu'à force de mensonges et de cruautés sur les citoyens les plus faibles, de nombreux gouvernants néfastes s'étaient déjà imposés pendant la guerre dans cette même cité.
Potestorm fit finalement graver cette sentence sur le mur des lois : « Les hommes devront respecter la loi de ceux qui les gouvernent, mais si la loi des princes contredit la loi céleste, alors ils pourront réclamer justice auprès des légats du souverain des cieux. Dans chaque cité il y aura un temple, où demeureront les représentants de Caelvala, choisis parmi les hommes les plus sages et les plus vénérables, qui organiseront l'aumône et rendront la justice, et ces représentants n'obéiront à personne excepté le souverain des cieux. » Mais, pour la troisième fois, personne ne semblait satisfait de la décision du roi des cieux : les princes de ce monde craignaient de voir une nouvelle classe sacerdotale menacer leur pouvoir, mais la plus indignée fut Aerwind le vent, car elle comprenait déjà que ces légats, chargés de récolter la septième partie des récoltes et de dicter des sentences seraient trop facilement corrompus par les princes, et que les despotes ne pouvaient plus être directement détrônés par le bas peuple, mais par l'intercession d'autres personnes haut placées exemptes des injustices temporelles. Aerwind, hors d’elle, abandonna le conseil, et son départ marqua le début du mois de l'aquilon.
L'hiver était apparu sur la vallée d’Helixan et la chaleur humaine avait disparu du cœur des êtres, qui se jaugeaient avec froideur et ne cessaient de se quereller. Pour tous, la paix n'était plus qu'une chimère. Mais c'est alors que Bahadar parla, un par un, à chaque légat des hommes et à chacun des dieux. Nul ne connaît ni ne connaîtra jamais le discours qu'il leur tint. Le dieu avait-il décidé de préserver l'œuvre de son père, ou, comme le disent trop facilement les hommes pour se déculpabiliser, Bahadar les avait-il de nouveau manipulés pour les conduire à la tragédie, personne ne le saura jamais. Toujours est-il que le dieu réussit à tous les convaincre de renoncer aux vaines altercations pour accepter le compromis proposé par le souverain céleste, et de signer au bas de la muraille d’Helixan.
Chant 4
La cérémonie du grand jurement eut lieu le jour du solstice d'hiver, soit un an jour pour jour après l'homélie d'amour qu'avait lancée Potestorm sur la plus haute tour de la cité.
Le roi se tenait assis au pied des remparts d’Helixan, que les hommes et les dieux avaient couvert de glyphes. Il était vêtu d'une toge de lin, et couronné simplement d'un diadème en osier, en signe d'humilité, mais gardait deux attributs royaux, son sceptre dans son poing et une cape de pourpre qui couvrait ses épaules.
Les premiers à jurer furent les dieux Simar, Sawilda et Aerwind, qui, une fois effectué leur serment, se placèrent aux côtés du souverain. Juste à droite de Potestorm, on laissa un siège vide, car la place était réservée à Bahadar, le prince héritier, qui, comme il était convenu, serait le dernier à formuler son serment. Quant aux dieux absents des pourparlers, ils avaient envoyé des émissaires pour promettre au roi de signer au bas du mur la veille de la noce de Potestorm, qui avait été fixée au solstice suivant.
Ensuite, ce fut le tour des trente-six légats du conseil, qui après s'être prosternés devant Potestorm et avoir fait graver leur nom dans la pierre, s'assirent de part et d'autre du groupe des dieux, en formant un hémicycle.
Après, il était prévu que chaque soldat, un par un, déposât ses armes aux pieds du souverain céleste avant d'inscrire son nom sur la muraille. Bahadar tentait, tant bien que mal, d'organiser la foule des hommes qui attendaient leur tour pour jurer, mais ils étaient si nombreux que la file se prolongeait bien au-delà de la vallée, elle longeait les remparts qu'avaient autrefois bâtis les gens d’Helixan pour contenir les armées des géants, jusqu'à atteindre la mer. En outre, le plus gros contingent des armées de Ninferheyl demeurait cantonné dans la vallée encaissée derrière la cité, avec les dragons et les géants, car leur jurement devait avoir lieu pendant la nuit. Le dieu songea alors qu'il était impensable de faire venir les hommes individuellement auprès de son père en un seul jour, et il décida bientôt de réunir les jureurs par groupes de trente-six, le même nombre que celui des membres du conseil, en prenant soin que les groupes fussent composés de trois représentants de chacune des tribus humaines.
Mais était-ce vraiment par soucis d'organisation que le bâtard des dieux avait disposé ainsi les hommes ? Car désormais il s'agissait de cohortes entières qui marchaient vers le père, des groupes de trente-six guerriers qui s'approchaient avec leurs armes au poing avant de les abandonner aux pieds du souverain. La tragédie était inévitable : aussi, alors que mille groupes étaient déjà passés tout au long de la journée pour s'agenouiller et abandonner leurs armes, le mille et unième, quand vint le crépuscule, se comporta de toute autre manière.
Les trente-six soldats du mille et unième groupe avancèrent au cœur de l'hémicycle, comme le rite indiquait, et se prosternèrent, mais juste au moment de jeter leurs armes au sol, ils se relevèrent tout à coup comme un seul homme pour se ruer vers Potestorm et l'attaquer. En un instant, le roi reçut le tranchant de douze épées, la pointe de douze lances, et les coups de douze fléaux. Le souverain céleste gisait agonisant, dans une mare de sang, le corps déchiqueté trente-six fois blessé. Les criminels, profitant de la stupeur générale, se perdirent aussitôt dans la foule.
Les dieux horrifiés s'agenouillèrent autour du corps du roi. Potestorm vivait encore, car les divinités ne peuvent être tuées par les hommes, mais seulement par d'autres dieux. Et le roi parvint à prononcer ces mots, dans un râle moribond : « Pardonnez à ces hommes, car ils viennent de se punir eux-mêmes en refusant l'amour. »
Ce fut le début d'une grande confusion. Il y eut une clameur dans la multitude, certains fidèles s'écroulèrent en sanglots, se frappant visage et poitrine en signe d'expiation, mais d'autres commencèrent à chercher les meurtriers dans la foule, et ne les trouvant guère, ils se mirent à soupçonner un par un chaque groupe qui attendait le moment du jurement. La rumeur du déicide se propagea dans la file des hommes, comme une vague qui se fait de plus en plus violente en se déformant sur l'onde, et finit par se fracasser avec force contre le rivage. Les premières altercations entre les hommes ne tardèrent pas à avoir lieu, chacun accusant son voisin du crime, et comme les groupes étaient composés de gens de tribus différentes qui ne parlaient plus la même langue et ne pouvaient plus s'entendre, débutèrent en même temps des milliers de combats dans chacune des cohortes, d’Helixan jusqu'à l'océan.
Au pied des remparts de la cité, il n'y avait eu encore aucun combat, rien d'autre que le silence et la consternation. Bahadar s'était approché de son père et enlaçait son corps meurtri, et ceux qui assistèrent à l'évènement affirmèrent par la suite que le bâtard des dieux laissa couler une larme sur ses joues. Les autres dieux et hommes se tenaient autour de la dépouille royale, figés dans leur effroi.
Mais bientôt on entendit un grondement provenant des montagnes adjacentes, et soudain, le peuple qui attendait devant les murs d’Helixan fut décimé par sept flammes de lave. C'étaient les dragons qui profitaient de cet instant d'horreur pour attaquer la ville, et, franchissant le col qui menait à la vallée, les douze géants qui restaient sur le monde couraient pour leur prêter main forte, suivis de la légion des damnés de Ninferheyl hurlant leurs tourments à la lune qui venait de poindre entre les pics enneigés.
Les dragons fonçaient à présent sur la muraille d’Helixan pour la démolir et projetaient les blocs arrachés sur les hommes qui couraient en tous sens, affolés. Bahadar fut le premier à reprendre ses esprits. Il se releva pour ordonner aux gardes d’Helixan de distribuer au plus vite les armes que les guerriers avaient abandonnées, car le temps de la guerre était revenu, mais le roi meurtri réunit alors toutes ses forces pour s'écrier: « Non ! Je vous l'interdis ! De grâce ! Pas d'autre arme que l'amour ! »
Bahadar se retourna pour regarder son père, et soudain, tout l'amour qui était né dans son cœur se transforma en haine. Ainsi, c'était donc cela, l'amour dont se vantait son père, cette charité qui poussait les hommes au martyre, et à accepter sans rechigner le massacre des innocents. Le dieu perfide se redressa puis s'en fut se cacher au pied de la muraille, et dans l'ombre il ramassa un galet tranchant que les dragons avaient fait tomber à terre. Bahadar put distinguer sur le caillou un mot appartenant à la toute première sentence du souverain, « nul de ne versera le sang des hommes ». Il sourit amèrement en serrant la pierre dans son poing, puis sans aucun remords, la lança de toutes ses forces en visant la tempe de son père. Monalund dans le ciel accompagna le geste du dieu bâtard, en lançant une flèche invisible contre le roi des cieux, et ainsi mourut Potestorm.
Chant 5
C'était la première fois que Bahadar faisait couler le sang de ses propres mains, mais sans s'arrêter pour mesurer les conséquences de son geste, il s'élança vers le cadavre du roi, et arracha dans son poing le sceptre du pouvoir. Il le lança par trois fois contre les dragons et le bâton retourna trois fois dans le creux de sa main. Trois serpents tombèrent foudroyés sur le sol de la cité, et les quatre autres s'enfuirent à tire-d'aile vers les armées ennemies.
Bahadar accourut alors auprès des soldats qui gardaient les armes des guerriers amoncelées au pied de la muraille, et ordonna de nouveau de les distribuer aux hommes. Mais les gardes, qui n'avaient pas saisi que Potestorm venait de mourir, refusèrent d'obéir, et ne le firent que lorsque les autres dieux confirmèrent, la voix tremblante et grave, que le souverain n'était plus, et que Bahadar l'héritier était devenu le nouveau souverain céleste. Le bâtard des dieux regarda avec dédain ces soldats stupides, capables d'obéir à deux ordres contraires en l'espace d'un instant, puis il regarda les hommes qui s'agitaient devant la cité, cherchant éperdus un nouveau chef pour s'asservir et renoncer à leur libre arbitre, et le dieu éprouva un profond dégoût.
Il désigna douze hommes parmi les plus fervents adorateurs du roi déchu, pour leur ordonner discrètement d'emporter le cadavre de Potestorm à l'intérieur du palais. Et le dieu perfide, qui n'avait plus rien à faire en compagnie des hommes, suivit le cortège funèbre jusqu'au cœur de la forteresse.
Bahadar fit recouvrir le corps de son père d'un suaire en soie blanche, et disposer le cadavre dans un sarcophage d'ébène et d'or. C'est alors qu'une étrange créature ailée vint se poser sur le cercueil, et les douze serviteurs qui assistaient Bahadar voulurent la chasser, car elle avait l'aspect d'un dragon miniature, mais le bâtard des dieux retint leur bras, en constatant qu'il s'agissait en réalité de Feyniss, l'enfant dragon que Potestorm avait recueilli à sa naissance, qui refusait de se séparer de son maître, même après son trépas. Après ces préparatifs, Bahadar ordonna aux douze hommes de pénétrer avec le sarcophage dans les souterrains d’Helixan, car c'était là le chemin le plus sûr pour éviter la guerre et rejoindre Caelvala. Juste avant d'entrer lui-même dans les tunnels, Bahadar eut le temps d'entendre, au-dehors, les troupes ennemies crier victoire. Alors, le dieu du sarcasme haussa les épaules, et plongea dans les ténèbres.
Ils marchèrent trois jours et trois nuits dans le froid labyrinthe, perdus dans l'obscurité. Ils se guidèrent grâce à l'écho des géants qui résonnait dans la crevasse du monde, car le chemin longeait l'abîme que les lutins autrefois avaient creusé jusqu'au plus profond de la terre. À chaque halte que le cortège s'accordait, les spectres et les esprits des défunts envoyés par Monalund, la déesse des enfers, apparaissaient pour tenter de s'emparer du cadavre et le projeter dans les abysses, mais l'enfant dragon, accroché au sarcophage, se défendait en mordant leurs mains d'éther ou en griffant leurs visages de fumée.
Bahadar, quant à lui, ne disait rien et n'agissait pas. Plus sombre que jamais, il se fondait dans l'obscurité, en se laissant envahir par l'ombre du doute. Il était enfin devenu le roi de toutes choses, il avait assouvi son désir de vengeance en tuant son père, et dès lors il n'était plus animé d'aucun projet, ni généreux, ni perfide, car le pouvoir ne l'intéressait guère, pas plus que la quête d'un bonheur impossible ou que la destruction du monde.
Le cortège emprunta des chemins sans nom dans les entrailles du monde, mais au troisième jour, les hommes virent enfin la lumière en sortant des tunnels. La cité de Betteliand s'apercevait au loin, dominée par l'effigie du roi des dieux vainqueur taillé dans le roc, mais Bahadar voulait éviter de rencontrer des humains et dirigea ses serviteurs jusqu'aux vallées de l'Occident en direction de l'escalier des dieux. Chaque nuit, ils marchaient sur la lande, et se cachaient pendant la journée, de peur de croiser des ennemis, et aussi, mais cela Bahadar le tut à ses serviteurs, pour ne pas être vu par Solsunn, le dieu du soleil.
Mais bientôt, au troisième jour de marche, les hommes commencèrent à remarquer la puanteur qui émanait du sarcophage. La chair du roi des âges était en train de pourrir, peu à peu, et les insectes, amis du dieu bâtard, commençaient à le dévorer. Les douze serviteurs, qui tous idolâtraient le souverain céleste, ne pouvaient se résigner à voir ainsi le corps divin se corrompre. Aussi, ils demandèrent conseil à Bahadar, et le dieu répondit :
– Si vous laissez ce corps tel qu'il est maintenant, il continuera de se détériorer, mais de sa charogne pourra naître une multitude d'autres vies, comme celles des vers et des cancrelats. Par contre, si vous voulez conserver ce corps inerte intact, alors vous devrez embaumer la dépouille, vous garderez ainsi l'enveloppe corporelle de votre roi, à défaut de pouvoir le rappeler à la vie.
Les serviteurs ne saisirent pas l'intégralité des paroles du dieu perfide, mais l'idée des vers et des cancrelats leur parut à tous intolérable. Aussi, pendant une journée entière ils cherchèrent dans la lande des plantes pour embaumer le corps. Ils éventrèrent la dépouille du roi, l'étripèrent pour remplir l'intérieur du corps d'huiles et d'onguents concoctés par le dieu perfide. Enfin, satisfaits, ils disposèrent de nouveau le cadavre dans le sarcophage et reprirent leur route, sans se rendre compte que l'enfant dragon était resté pour dévorer le cœur et les viscères du roi éparpillées sur le sol. Sans doute, les serviteurs, en apercevant la scène, auraient cherché à tuer la créature, mais en réalité, c'est ainsi que le dragon put hériter de l'âme et des pouvoirs du souverain céleste, et du don de parole.
Chant 6
Le cortège atteignit la plaine de Galdenor à l'aube du septième jour, et gravit les mille et une marches de l'escalier de verre en portant la dépouille royale. Sur la terrasse du monde les attendait Unaïa, la reine des cieux, et à ses côtés se trouvaient Mayda, la mère de Potestorm, et Kindinya l'enfant. Les serviteurs de Caelvala, groupés derrière les trois déesses, se répandaient en sanglots.
L'épouse du roi, qui demeurait étrangement sereine, déclara à l'assemblée :
– De grâce, séchez vos larmes et cessez vos tourments, car ce jour est heureux. N'ayez de crainte, car bientôt le roi renaîtra à une nouvelle vie. Il se relèvera de son tombeau et vous conduira à la victoire vers une nouvelle Harmonie.
La reine fit alors installer le sarcophage dans une chambre au cœur du palais, et convia l'assistance à contempler la résurrection du souverain. Elle s'empara de son sceptre, que Sawilda, la déesse sauvage, lui avait offert lors de la cérémonie du sacre du pardon, et qui avait le pouvoir de rappeler à la vie ce qui était mort. Mais en appliquant la baguette sur le front du souverain, tout à coup l'assemblée entendit un hurlement de douleur qui fit trembler les murs de cristal du palais céleste. Potestorm venait de retrouver la vie, mais son corps sans organes était rempli de poisons qui brûlaient ses chairs de l'intérieur. Le roi continuait de crier sa souffrance, sans parvenir à articuler un mot, le corps tordu par les convulsions.
L'assemblée demeura paralysée par l'horreur de la scène. Mayda fut la première à réagir, et demanda à tous de sortir de la chambre, y compris Unaïa, que les gardes du palais durent forcer pour l'arracher au corps souffrant de son époux. Une fois dans la salle du trône, alors que l'on entendait toujours les cris intolérables qui couraient à travers les couloirs du palais, Mayda questionna les douze serviteurs, et les hommes accusèrent Bahadar de leur avoir montré comment embaumer le cadavre. Et en prononçant le nom du dieu perfide, on se rendit compte qu'il n'était plus dans l'assemblée, et que nul ne savait où il se trouvait. Alors Mayda ordonna à tous les hommes de le chercher pour le châtier.
Ensuite, tandis que les serviteurs du palais se dispersaient pour poursuivre le déicide, la mère des dieux parla à Unaïa. Elle lui expliqua que la souffrance du roi ne pouvait être apaisée, qu'elle serait éternelle. La reine des cieux écouta gravement les paroles de la mère de toutes choses, et s'empara alors d'un poignard de cristal fait dans l'éclat d'un des murs de Caelvala. Puis elle se dirigea vers la chambre mortuaire, en silence, lentement et sans verser de larmes, décidée à abréger les souffrances du roi, avant de se donner elle-même la mort avec la même lame, pour demeurer à jamais unie à son époux.
Alors qu'elle avançait, digne, souveraine, vers la chambre mortuaire, les douze serviteurs qui avaient embaumé le corps du roi venaient de trouver Bahadar, qui dévalait les marches de l'escalier de Caelvala pour s'enfuir. Le dieu perfide se retourna et lança le bâton de pouvoir qu'il tenait à la main sur les douze poursuivants. Il y eut un grand éclair qui déchira le firmament.
Tout à coup, alors que le sceptre atteignait les douze hommes, tous les êtres du monde tombèrent évanouis. Tous, dieux, hommes, géants et dragons, tous ceux qui combattaient devant les murs d’Helixan, le roi hurlant dans son sarcophage, les animaux, les plantes, et même les roches et le sable, la mer et le vent, la lune, le soleil et les étoiles, tout ce qui vivait dans le monde se figea soudainement dans le Temps.
Le sceptre de Potestorm, lancé dans les airs, tomba sur les marches de l'escalier de verre, et en tombant, il se brisa en sept fois sept fragments, qui s'envolèrent en éclats dans le ciel pour s'éparpiller sur le monde. Les douze hommes qui poursuivaient Bahadar, immobilisés juste à l'instant où le sceptre les touchait, deviendraient, une fois que le monde se réveillerait, douze langues de feu qui guideraient les hommes dans les ténèbres.
Seuls trois êtres sur l'univers demeurèrent éveillés lors de cet étrange évanouissement, trois êtres qui défiaient le Temps : Mayda, la plus vieille déesse, Kindinya, la dernière d'entre elles, l'éternelle enfant, et Feyniss le dragon, qui avait mangé le cœur du roi des cieux et reçu son âme immortelle.
Et voici la raison de ce soudain sommeil : lorsque Mayda avait ordonné à tous de sortir de la chambre funéraire où Potestorm connaissait les affres d'avoir à vivre sans cœur, un être était resté dans la salle, un être si petit et si insignifiant qu'il passa inaperçu. Il s’agissait de Kindinya l'enfant, que les cris du roi avaient impressionnée plus encore que quiconque, et qui était allée se recroqueviller dans un recoin caché de la salle mortuaire.
La porte s'était refermée sur elle, et, ne parvenant pas à l'ouvrir, elle était restée confinée dans la chambre obscure en compagnie du macchabée qui vociférait, se tordait de douleur et la fixait de ses yeux révulsés. Terrorisée, et ne sachant que faire, la petite s'empara alors de la baguette d’Unaïa, qui avait le pouvoir de rappeler à la vie, et frappa avec elle le cadavre hurlant. Bien entendu, elle n'obtint aucun résultat, et tout à coup le corps du roi eut une nouvelle convulsion, plus forte que les précédentes, et la petite fille, horrifiée, tomba à la renverse. En tombant, elle brisa le sceptre de la reine, et arrêta le Temps. Le silence se fit enfin, et Mayda put entendre les cris de la petite fille. Lorsque Kindinya sortit enfin de la chambre, le Temps reprit sa course.
Mais hélas, tout avait changé. Les dieux en se relevant étaient devenus des spectres invisibles pour les hommes. Et depuis ce jour, les humains peuvent percevoir l'essence divine dans toutes les choses du monde, ils peuvent sentir la plainte d’Aerwind en écoutant chanter le vent, la voix de Simar grondant dans le ressac incessant, le murmure de Sawilda dans le creux des vieux chênes, la beauté de Liebama dans les sourires des femmes, les attraits de Monalund les nuits de pleine lune, la chaleur de Solsunn qui caresse leur peau, la violence de Feobrann quand ils s'approchent trop près des flammes, la douceur d’Unaïa dans l'âtre des foyers, les conseils de Bahadar quand ils se parjurent, et le cœur du roi de toutes choses qui palpite dans leur poitrine. Oui, les hommes peuvent encore, s'ils sont attentifs, parler avec les dieux, mais les enveloppes corporelles des divinités désormais n'existent plus, elles sont devenues transparentes, imperceptibles aux hommes.
Tous les dieux ont disparu, hormis Mayda, Kindinya et le dragon Feyniss, qui vivent encore à Caelvala, le palais des nuées que nul désormais ne peut plus jamais voir, mis à part les jours de pluie et de mélancolie, lorsque les brumes irisent le firmament et nous font miroiter l'arc-en-ciel, que nous croyons toujours proche mais ne pouvons jamais atteindre.
Chant 7
En remarquant que les dieux avaient disparu, Mayda prit alors la main de Kindinya, son arrière-petite-fille, et l'emmena sur la terrasse du monde pour voir ce qui était advenu aux hommes. Mais les humains n'avaient pas connu la même tragédie. Mayda vit les armées de Ninferheyl décapiter leurs ennemis en vociférant des cris de joie à la lune, et les perdants battre en retraite en préparant déjà leur contre-offensive. Les hommes avaient tué son fils chéri, Potestorm, et manifestement n'avaient rien appris de leurs erreurs passées. La mère du monde, en contemplant ces lutins insensés qui grouillaient sur la lande, disposés à s'entredéchirer de nouveau, fut alors prise d'un profond dégoût. Elle changea de visage en prenant son aspect le plus terrifiant, mais Kindinya, qui aimait son aïeule et la voyait avec ses yeux d'innocence, ne le remarqua point. La vieille déesse prononça ces mots amers en regardant le monde :
– Petit peuple de malheur, enfants capricieux, déments et criminels, vous avez fait mourir les dieux et avez refusé l'harmonie. Écoutez ma sentence. Vous connaîtrez désormais les affres du temps compté, le Temps qui tue l'amour, le Temps qui détruit le pouvoir. Vos œuvres seront comme des châteaux construits pierre à pierre sur un sol de sable, condamnés à s'écrouler tôt ou tard. Oui, votre vie ne sera plus qu'un fragile édifice lézardé par le doute. Et du temps amer, inexorable, invincible, n'espérez aucune pitié, de ce supplice seule la mort pourra vous libérer. Oui, vous deviendrez mortels, et plus jamais rien ne sera éternel sur le monde, hormis cette sentence.
Ainsi débuta le sixième âge du monde, l'âge du châtiment. Les humains furent punis par le Temps, et la terre condamnée à n'être qu'un désert.
Et le Temps désormais interdit tous les amours du monde.
L'amour des amants, car ceux-ci ne pourront jamais plus conserver leur bonheur et retenir l'harmonie souveraine entre leurs bras. Et l’amour de la mère, car depuis ce jour les femmes engendrent dans la douleur, et l'enfance est chétive, beaucoup plus longue que celle de l’animal, afin que la mère demeure enchaînée à sa progéniture qu'elle doit protéger contre la nature hostile, et surtout, contre la folie des autres hommes. Et lorsque l'enfant devient adulte, il aura volé à la mère ses plus belles années, son temps le plus précieux, et devra à son tour protéger ses aïeux.
Et pour défendre vieillards et enfants, et pouvoir survivre sur cette vallée de larmes, les humains s'enchaînent à la terre. Ils percent le sol, espérant la moisson, mais les blés sont aussi condamnés par le Temps, parfois ils sont malades, ou périssent avant l'heure, et depuis le jour du grand châtiment, le monde connaît famines et épidémies.
Et la peur de la mort devient pour les humains la seule raison de vivre. Ils n'ont de cesse de tenter de transcender la mort, et de se demander s'il est une vie dans l'au-delà. Certains essaient sur terre de créer mille œuvres dans le vain espoir qu'elles deviennent éternelles ; d'autres cherchent à conquérir le monde et se mettent en quête des fragments du sceptre du roi des âges qui se perdirent sur terre ; enfin, d'autres, qui se disent humbles, mais sont les plus orgueilleux, dressent des temples aux flèches pointées vers les nuages et s'aplatissent en invoquant le ciel, mais le silence est la seule réponse à tous ceux-là, pour les siècles des siècles.
Et, pour les hommes qui refusent de lutter contre la mort, il ne reste que deux choses au monde pour noyer leur malheur : le vin et l'oubli. Mais le vin porte en lui le sceau de la douleur, le vin est plus que tout condamné par le Temps, et l'oubli impossible aux esprits trop lucides.
Mayda, après avoir dicté sa terrible sentence sur le monde d'en bas, prit la main de Kindinya, son arrière-petite-fille, et laissa Feyniss le dragon sur la terrasse des cieux garder la demeure vidée de toute vie. La déesse s'en fut jusqu'aux couloirs du palais et s'empara du poignard que tenait Unaïa au moment du grand évanouissement et qui se trouvait sur le sol de cristal. Le poignard dans la main, elle regarda l'enfant, qui la toisait avec insistance de ses grands yeux toujours ouverts avec lesquels elle voyait tout, des yeux si grands qu'ils auraient presque pu soutenir la brillance de la Vérité toute entière, mais sans pour autant la comprendre, qui regardaient sans juger, des yeux qui ne pensaient pas, mais qui réfléchissaient tout. Mayda ne put soutenir le regard de l'enfant, alors pour ne plus avoir à contempler ce monde de tristesse et garder seulement en son souvenir la beauté de l'Harmonie première, la dame du Temps, dans un sanglot de sang, se creva les yeux.
La petite Kindinya regarda de ses grands yeux grands ouverts la vieille dame au regard évidé, et se souvint alors de ce colosse aveugle, ce géant sans regard qui lui avait demandé de lui léguer ses yeux le jour du sacre du pardon, et qui criait vengeance, tout en bas sur le monde.
Oui, ces deux êtres si différents, Oynog le fils chéri de Mordod, et Mayda, finissaient par se ressembler, unis par la laideur et le dégoût du monde. La même douleur les animait tous deux, le même désir d'annuler le temps et de retrouver enfin le bonheur éternel, le temps de l'Harmonie, l'amour le plus parfait dans l'univers absent, le temps d'avant le Temps.
Et en attendant la fin du monde, dans le ciel invisible vivent les deux dernières divinités : la déesse enfant, qu'on appelle le hasard, et qui guide en tenant par la main la vieille déesse aveugle, que l'on nomme la fatalité.
Le sixième âge du monde dura sept mille années, et il dure encore aujourd'hui, car nous vivons tous dans l'âge de la souffrance, nous connaissons tous le châtiment du temps.
Mais il serait vain de conter l'histoire des hommes sans les dieux, puisque depuis que l'antique déesse prononça sa sentence, plus aucune œuvre ne survécut au temps, plus aucun acte ne servit à changer le cruel destin des hommes, à déjouer les caprices enfantins du hasard ou les sentences séniles de la fatalité.
FIN DU SIXIÈME POÈME
|