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— Allez… Prends la grande barque ! Je te l’offre ! suppliait presque Dimitri. — C'est bien parce que tu insistes, fit Abby, avec une moue qui aurait pu passer pour un sourire. — Tu vas voir. C’est excellent, rayonna Dimitri. — Mouais… t’as intérêt ! conclut Abby en jetant un regard plus que sceptique à la photo du plat de sushis disposés sur une espèce de barque en bois peint ultra kitch. — Mais déjà, c’est quoi, cet endroit ? Pourquoi les sushis sont-ils servis dans un bateau à la con ? — Mais c’est marrant ! Non ? Ça fait marin ! Pour des sushis, c’est logique ! — Mouais…
Abby fit une grimace. Elle était loin de trouver ça marrant. Elle mourait de faim et Dimitri l’avait pratiquement traînée de force dans ce célèbre restaurant de sushis du centre de Moscou. Alors qu’à moins de deux cents mètres se trouvait le Puncho Villa, excellent restaurant mexicain où l’on mangeait dans une super ambiance de cow-boy, confortablement installés sur des selles, avec des mannequins en bois sculpté de partout, recréant de spectaculaires combats de saloon. Il y avait des têtes encastrées dans les murs, des jambes qui sortaient de nulle part et des bruits de vaches et autres bestiaux invraisemblables retentissaient dans les toilettes. Abby adorait aller y manger un bon chili con carne. Mais au lieu de ça, elle se retrouvait dans un restaurant de sushis super cher où des écrans plasma géants diffusaient des clips MTV. Bonjour l’ambiance. Avec, en plus, une espèce de samouraï ridicule à l’entrée. Le type portait un bandana stupide, un kimono en carton extrêmement laid et n’était pas du tout japonais. C’était un kazakh. Et peroxydé, qui plus est.
C’était vraiment n’importe quoi, se dit-elle. Typique de la Russie. Et Dimitri ne pouvait pas comprendre son désarroi. Un autre samouraï peroxydé dans un kimono en papier leur apporta deux espèces de vases en terre cuite ainsi que deux drôles de mini bols.
— Spassibo, fit Dimitri.
Le serveur repartit.
— C’est ça, le saké ? fit Abby, incrédule. — Oui ! Tu vas voir : c’est tout simplement divin.
Abby prit le vase en main et se rendit compte avec une horreur indicible qu’il était chaud. Elle retira le couvercle et entreprit d’en humer le contenu. Une infâme odeur d'alcool à brûler mélangé à du jus de chaussette ébouillanté envahit ces narines. Elle crut vomir et reposa prestement le récipient.
— Ça ne va pas ? s’enquit Dimitri. — Très franchement, je doute que je puisse aimer ce truc. — Vraiment ? fit-il visiblement déçu. Goûte, au moins ! — Bien. Je vais essayer. Mais je ne promets rien !
Abby prit une grande inspiration puis elle se servit une rasade de saké qu’elle entreprit de boire avec tout le courage qu’elle put rassembler. C’était atrocement fort et les vapeurs d'alcool chaud lui donnèrent la nausée. Elle but le liquide et crut ne jamais s’en remettre.
Après un long moment, elle dit :
— C’est absolument infect ! — Je suis désolé, Abby… Moi, j’adore, je pensais que tu pourrais aimer. Tu veux autre chose ? — Oui : un grand coca glacé pour me remettre. — Ah. Un coca, fit-il en soupirant. Évidemment. Vous, les Américains…
Abby le fusilla du regard.
— OK, OK, fit-il en appelant au secours un serveur.
Les deux barques de sushis arrivèrent. Abby fit la moue. Elle tenta de manger avec entrain pour ne pas décevoir Dimitri, mais rien n’y faisait. Tout ce qu’elle goûtait s’avérait tout simplement immonde. Du poulpe cru dur comme du pneu au poisson gluant répugnant, elle manquait de s’étouffer ou de vomir à chaque instant. Heureusement, elle aimait beaucoup le wasabi surpuissant et le gingembre en tranche servi avec les sushis. Elle put ainsi tenter de camoufler le goût de la plupart des aliments. Elle s’en sortit avec un léger sentiment de malaise, repue, mais dégoûtée.
— Écoute, Dimitri, merci pour l’invitation, mais la prochaine fois, je crois que nous irons manger au Puncho Villa. Si tu veux bien ? — Comme tu veux, princesse. Je suis vraiment désolé que tu n’aies pas aimé, fit-il, tout penaud. — C’est pas grave. Mais… tu voulais me parler ? Tu as des nouvelles infos ? — Oui, fit Dimitri, et sa belle assurance se changea en une grimace circonspecte. — Je t’écoute, fit Abby.
Dimitri farfouilla dans sa serviette et en sortit un dossier. Il l’ouvrit lentement et le mit sur la table, à l’attention d’Abby. Elle lut lentement le document de mauvaise qualité, sûrement une photocopie d'une photocopie d'une photocopie :
— C'est un document issu de Futura Genetics ? — Oui, fit Dimitri, énigmatique. — Tu sors ça d'où ? — Une de mes sources me l'a procuré. — Je vois. Et ça veut dire quoi, ces noms d'hommes préhistoriques ? — Je ne sais pas. À toi de me le dire. C'est toi qui fricotes avec Craig, pas moi.
Abby le fusilla du regard. Il reprit :
— Bon, apparemment, il est question d'une espèce de « code ». Tu as une idée de quel code il pourrait s'agir ? — Je suppose qu'ils essaient de séquencer le code génétique de ces hommes préhistoriques. Craig m'a parlé de recherches sur l'horloge moléculaire. Oui, ça doit être ça : ils séquencent l'ADN de nos ancêtres pour les comparer et établir les dates de divergences entre espèces. — Si tu le dis. Moi, ça ne me parle pas. En revanche... — Eh bien ? — Il y a ça. C'est autrement plus intéressant.
Dimitri sortit un autre document, de qualité semblable au précédent :
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Abby. — Eh bien, comme tu peux le voir, c'est une liste. Ce n'est apparemment pas un document très officiel. Juste une note qui devait circuler en interne. — C'est une liste de... médicaments ? — Si on veut. — Comment ça, « si on veut » ? Dimitri, ce sont des médocs, oui ou non ? — Eh bien... Au début, j'étais comme toi, j'en savais trop rien. Alors, je me suis renseigné. Vas-y, choisis-en un. Demande-moi. N'importe lequel ! — Isoleucine ? — C'est un acide aminé. Ça facilite la récupération musculaire. — Récupération... musculaire ? répéta Abby, stupéfaite. — Oui. Un autre ? fit Dimitri, amusé. — OK. Bien... Pentétrazol ? essaya-t-elle, craignant le pire. — C'est un bêta agoniste. Ça augmente la capacité de transport des gaz dans le sang. — Eh bien... Pervitine ? — Amphétamine. Atténue la douleur. Effet euphorisant. Réduction de la perception de la fatigue. —... Nandrolone ? — Stéroïde. Augmente la masse musculaire. — De mieux en mieux, fit-Abby, consternée. Erythro... poïétine ? — EPO. — De l'EPO !?! — Oui. — Attends, Dimitri ! Stop ! Je ne joue plus. Ce sont des produits dopants ! C'est quoi ce délire !? s'emporta-t-elle. — Aucune idée. À toi de me le dire. Au début, je me suis dit que les chercheurs de Futura se shootaient pour tenir le coup, à cause des horaires et des programmes de recherche intenables. — Attends. Des produits euphorisants, des coupe-faim, tout ça, je veux bien. À la limite. Mais là... de l'EPO ! On est en plein délire ! — Craig, peut-être ? essaya Dimitri avec un regard soupçonneux. T'as vu comment il est musclé ? — Arrête ! fit-elle. — Quoi !? Il te plaît, c'est ça !? Ça te gênerait qu'il doive sa forme à une armada de produits dopants ? — Tu dis n'importe quoi, Dimitri. Il n'est pas camé. Et de toute façon, il ne se fournirait pas via une note interne... — Je sais, je sais, admit Dimitri. Mais le mystère reste entier. — Des produits dopants... À quoi cela peut-il bien leur servir ? — Je n'en ai pas la moindre idée.
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