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Mikhaïl Komarov faisait les cent pas dans son bureau. Il ne comprenait vraiment pas ce qui avait bien pu se passer. Au tout début, en voyant les documents et les cadavres, il avait pensé à de l'espionnage. C'est ce que Craig lui avait dit. Et ça lui avait semblé plutôt logique. Les laboratoires asiatiques étaient en effet à leurs trousses depuis un bon moment. L'espionnage industriel dans le milieu de la génétique était en plein essor. Les Coréens avaient probablement essayé de leur voler leurs protocoles de clonage de cellules-souches.
Ah ! Si seulement ils savaient !
Mais non. Parce qu'en y repensant, ça n'avait pas de sens. Qu'est-ce que ce sale espion faisait là à enquêter sur les recherches CTC ? Là encore, au début, Komarov avait trouvé un scénario plausible. Ne sachant pas trop comment se procurer les protocoles forcément complexes du clonage des cellules-souches, ils avaient juste voulu fouiner. Histoire de trouver quelque chose de pas clair, pour le laisser ensuite « filer » jusqu'à la presse. Pour couler Futura Genetics.
Mais non. Là non plus, ça ne collait pas. La « visite » de l'espion était beaucoup trop bien préparée. Il savait ce qu'il venait chercher. Son « inspection » était presque minutée. Bouclée en un temps record. Cet espion avait été net et précis. Muni de tous les codes, il avait foncé droit au but. Jusqu'à l'incident, bien sûr. Cela ne ressemblait que trop à une revue de détail. Et, à ce niveau de connaissances, pas besoin d'en savoir plus pour lancer le scandale. Non, ce n'était pas ça. Quelqu'un savait à peu près où les recherches CTC en étaient, donc s'il voulait les faire tomber, ce quelqu'un en avait les moyens. Et ce serait sûrement déjà fait.
Mais alors ? Qui savait ? Et que voulaient ces types ?
Komarov essaya de se calmer. Il essaya de faire le point. Il savait que quelque chose était prévu. Ce gros tas d'Ivan Rokov le lui avait dit lui-même. Mais il n'en savait pas plus. Rokov ne lui avait pas indiqué la nature de l'événement en question. Il ne devait le lui dire qu'au dernier moment. Alors, peut-être qu'il n'avait tout simplement pas été prévenu à temps ? Ce ne serait pas la première fois que les hommes du pouvoir, ceux qui se disent de la haute, se seraient plantés.
Komarov ne savait que trop bien que la manière russe était extrêmement efficace, mais tout aussi sournoise et imprécise. La manipulation voulue par Rokov devait sûrement être un de ces nouveaux plans subtils, tellement subtil qu'il devait s'apparenter à un coup de billard en quarante-sept bandes et, du coup, ça avait foiré aux environs de la douzième. Ce qui, en soi, était déjà une sacrée performance. Un coup en douze bandes !
En tous les cas, Rokov lui avait fait le coup classique, se dit-il avec un sourire blasé. Mais il n'était pas tranquille pour autant. Ses relations avec Craig n'étaient pas au beau fixe, il s'en rendait compte. Komarov soupçonnait Craig d'avoir depuis un bon moment une vague idée de ce qui se tramait réellement. Une idée peut-être pas si vague que cela.
Le seul fait que Craig lui ait parlé de la Skull Box – les restes d'Adolf Hitler – suffisait à le plonger dans la panique la plus totale. S'il en avait parlé, c'est donc qu'il savait. Mais non. C'était impossible. Komarov essaya de chasser de son esprit le sentiment de doute et de désarroi qui l'étreignaient insidieusement, lui coupant la respiration. Non, se dit-il. Il avait pris toutes les précautions possibles et imaginables. Et, tout russe qu'il était, lui ne travaillait pas « à la russe ». Il était prudent. Qui plus est, si Craig avait la moindre idée de ce qui se tramait, la situation aurait déjà dégénéré bien au-delà de la situation actuelle.
Komarov essayait de se rassurer. C'était un de ces moments où il aurait bien aimé être fumeur, pour pouvoir enchaîner cigarette sur cigarette. Ça l'aurait peut-être détendu.
Parce qu'il était terriblement sous pression. S'il avait su pour quelle mission il s'engageait réellement en se faisant embaucher pour Futura Genetics, il n'aurait jamais accepté. Jamais. Mais il s'était fait niquer. En long, en large et en travers.
Voilà qui était typiquement russe. Tout ce que Komarov savait, c'était que Rokov avait prévu d'évincer Craig de la direction générale de Futura Genetics, que les choses avançaient vite, en profondeur. Le but final était de s'approprier le géant du génie génétique américain. Pour la gloire de la grande Russie, avait-il dit. Foutaises !
Komarov ne pouvait s'empêcher de penser que tout ça relevait de la gaminerie pure et simple. Mais d'une gaminerie aux moyens et aux intentions qui, elles, n'avaient rien à envier aux plus grands. Quoi qu'il en soit, Komarov savait que la manœuvre principale du « détournement » de Futura Genetics devait avoir lieu bientôt.
La question qui lui revenait sans cesse à l'esprit, la question qui le hantait, était de savoir si la disparition du numéro 101 était, oui ou non, prévue. Était-ce ça l'événement déclencheur des « hostilités » ? Komarov ne pouvait que l'espérer.
La procédure avait beau être inhabituelle, voire complètement loufoque – en quoi ce qui était arrivé au numéro 101 pouvait bien aider Rokov dans sa manipulation ? –, il ne voyait pas d'autres raisons à cet incident. Car si les deux affaires n'étaient pas liées, cela signifiait que quelque chose d'autrement plus grave et compliqué était à l'œuvre. Et Komarov n'avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien être. Alors, il réfléchissait. Mais il n'en avait plus la force. Un coup des Sini Bojé, à la limite ? Tout ça n'avait pas de sens, mais après tout, ces tarés de religieux étaient capables de n'importe quoi. Mais pourquoi ces généreux donateurs un rien agités du bocal auraient voulu récupérer des informations sur les recherches CTC ? Ils continuaient de verser de l'argent, dans une quantité qui défiait son entendement. Ils voulaient faire copains-copains avec la Science ? Bien vu pour les caméras et le grand public ! Mais non. Ce n'était pas ça. Vu la thune qui coulait à flot, il devait y avoir autre chose. Il y avait autre chose. Komarov le savait.
En fait, il ne le savait que trop bien, puisqu'un certain Tchelomeï Sibirsk des Sini Bojé le harcelait nuit et jour pour savoir où les recherches en étaient. Komarov avait fini par péter les plombs et l'avait copieusement envoyé chier, arguant que ce n'était pas en l'emmerdant que ses travaux iraient plus vite. Mais ce Sibirsk, très loin de se laisser désarçonner, avait su se montrer, disons... convaincant. En le menaçant.
Komarov en avait eu le souffle coupé. Il en était resté scié. Il ne s'attendait clairement pas à ça. Un religieux qui menaçait de s'en prendre à lui ? À sa famille ? Ça n'avait aucun sens ! Komarov n'avait ni femme, ni enfant. En ce moment, et depuis un bon moment à son grand désarroi, il n'avait même pas de petite amie.
Mais il y avait son père. Et sa mère. Ses parents, pauvres et âgés, qu'il aimait plus que tout. Komarov avait été révolté. Qui était ce type ? s'était-il demandé en l'entendant proférer ses menaces. Mais que pouvait-il y faire ? Rien, absolument rien, avait-il conclu. Alors, Komarov s'était écrasé. Il s'était même doublement écrasé parce qu'il sentait bien que la partie s'emballait et commençait à devenir pour le moins explosive.
Pour dire les choses clairement, ça commençait à sentir la poudre. C'était en effet à cette époque-là que Rokov lui avait exposé clairement ses intentions de putsch et lui avait assigné un rôle particulièrement lourd à endosser. Pourquoi ? se demanda-t-il. S'il avait su que ses compétences feraient de lui un homme menacé et contraint de détourner une entreprise, il n'aurait certainement pas ramené sa fraise comme il l'avait fait. Il se souvint avec amertume de ce vieux pote de promo qui avait réussi à l'introduire dans quelques-unes de ces soirées huppées où tout le grand Moscou était présent, aussi bien les people les plus glamour que les loosers has-been tentant un improbable retour. Et puis, il y avait les autres. Ceux du pouvoir. Qui venaient se divertir ou s'afficher avec les starlettes du moment. Starlettes, parce que les vraies stars, c'était bien eux, les types de l'ombre. Ceux qui tiraient les ficelles.
Komarov ne se souvenait plus trop comment son abruti de vieux pote avait bien pu réussir à le convaincre d'y aller et à l'y faire entrer pour la première fois. Mais, à son très grand étonnement, Komarov y avait pris un certain goût. Un certain plaisir. En fait, il se devait d'être tout à fait honnête avec lui-même : si, au début, il n'était vraiment pas emballé par l'idée, tout ça lui avait rapidement semblé excessivement fun. Très vite, il avait découvert qu’il adorait raconter des conneries. Entre autres faits d'armes, se faire passer pour un autre étant son grand jeu favori. Il avait su s'inventer des personnages hauts en couleur, tous aussi improbables que différents. Et à ce petit jeu, véritable performance dont il s'enorgueillissait, il n'avait jamais été percé.
Il se souviendrait probablement toute sa vie de cette folle soirée où il avait réussi à se faire passer pour un vendeur de saucisses halal auprès d'un invité pakistanais à l'ambassade de Russie. Pour un peu, il en aurait presque souri, là, maintenant, tout de suite. Mais il se sentit trop fatigué pour ça.
Il poussa un long soupir, mélange assez inextricable de fatigue et de dépit. Il essaya de repenser à ces instants qu'il arrivait encore à trouver quelque peu amusants. Par exemple, ce qu'il y avait de bien dans ces soirées, c'était qu'il pouvait se soûler à l'œil. Et pas avec n'importe quoi.
Les meilleures vodkas y passaient. Les meilleurs champagnes. Alors, immanquablement, l'alcool aidant et la modestie n'étant pas son fort, il avait fini par gonfler tout le monde avec ses exploits génético informatiques.
Prouesse suprême dont il était mi-fier mi-honteux, il avait même fini, ivre mort, par se vanter devant le chef du FSB d'avoir réussi à hacker son système de sécurité. De fait, les choses avaient failli très mal tourner, et, sans cet Ivan Rokov, Komarov serait mort depuis longtemps, tabassé à mort dans une sombre ruelle, ligoté à un vieux parpaing froid et triste et expédié au fond de la Moskova avec une rafale d'AK-47 dans le ventre. Les gardes du corps de la haute n'étaient en effet vraiment pas connus pour être des tendres. Mais Rokov n'avait pas perdu une miette de ce que ce jeune con avait raconté, et il s'était dit qu'il y avait peut-être un coup à jouer. Évidemment, Komarov se sentait redevable – comment aurait-il pu ne pas l'être ? –, mais Rokov avait tout de même bien fait de ne pas tout lui révéler dès le début. Parce que, tout reconnaissant qu'il était, tout joueur et partisan de la bonne blague qu'il était, Komarov ne se voyait pas du tout participer au détournement d'une entreprise majeure de la recherche scientifique américaine au profit de la Russie. Non, ça n'était tout simplement pas son truc.
Et pourtant, il y était. Au premier rang, avec la trop nette impression d'être assis sur un siège éjectable, sans parachute ni oxygène, fonçant à travers les hautes couches asphyxiantes et givrées de l'atmosphère. Prêt à prendre une accélération de quatorze G, prêt à servir de chair à canon. Non, vraiment, tout ça ne sentait pas bon.
Komarov resta avachi sur sa chaise de bureau un long moment, les yeux dans le vague, perdu dans des réflexions qui n'en étaient plus vraiment, évanouies, fragiles images du néant. Il était épuisé. Incapable de réfléchir. Handicapé de la pensée. C'est alors qu'un étrange et soudain bruit de vibration parvint à son cerveau et attira son attention. Il mit quelques secondes à revenir à lui, à analyser le signal, en regardant quelque chose d'étrange ramper sur son bureau comme une grosse blatte. Et puis, chose encore plus étrange, la blatte semblait clignoter. Ce n'est qu'alors qu'il reprit totalement ses esprits et qu'il comprit qu'il ne s'agissait que de son téléphone portable, négligemment abandonné sur son bureau. Il se dit que le type à l'autre bout du fil devait être sacrément patient. Ou obstiné.
Le portable avait vibré pendant une longue minute qui eût aisément pu sembler une éternité. Il prit l'appel sans même chercher à savoir de qui il s'agissait.
— Monsieur Komarov ? fit une voix dans le combiné. — Lui-même, répondit-il d'une voix éteinte. — C'est Sibirsk. Il faut qu'on parle.
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