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Craig fit quelques pas sur le trottoir enneigé, vaguement suivi par Abby qui maugréait et qui fulminait, maudissant Craig pour son comportement fruste et désinvolte. Et puis, elle était terriblement déçue. La soirée avait pourtant bien commencé.
Mais Abby savait se montrer professionnelle. Elle essaya de se ressaisir. Craig s'arrêta puis héla un taxi. Une énorme Mercedes noire se gara alors contre le trottoir. La voiture était si imposante qu'Abby se demanda une seconde si ce n'était pas carrément une petite limousine. Eh oui : c'en était bien une. Craig baragouina au chauffeur quelque chose en russe, mais Abby n'en comprit pas un mot. Ils montèrent tous les deux à l'arrière, dans une espèce de mini salon aménagé, plongé dans une semi-pénombre veloutée. La Mercedes démarra lentement puis s'inséra dans le flot continu de voitures sur la gigantesque avenue. Abby trouva que l'ambiance était étonnamment proche de celle des films de gangsters.
Ce qui ne la rassura pas spécialement.
— Bon, vous allez me dire de quoi il s'agit, oui ou non ? demanda-t-elle après un moment. — Mademoiselle Lockart, fit Craig avec distance, vous semblez vous intéresser de près à nos activités ? — Je... Oui, répondit-elle prudemment. Mais où voulez-vous en venir ? — Disons que je me demande à quel point vous vous intéressez effectivement à Futura Genetics, fit Craig, atone. — Eh bien... Il s'agit d'un sujet intéressant, tout simplement. C'est pour cela que je tenais à vous rencontrer. En personne, fit-elle en appuyant juste assez sur le mot personne pour montrer que sa démarche était franche. Transparente.
Craig garda un silence éloquent. Il était installé juste en face d'elle, dos au chauffeur. Sa grande silhouette semblait s'être fondue dans l'épais cuir noir du fauteuil, dont les contours se perdaient dans la pénombre de l'habitacle. Abby se dit qu'elle avait bu trop de champagne.
Elle n'aurait vraiment pas dû. La situation prenait une drôle de tournure et semblait se compliquer passablement.
— Bon, OK, c'est quoi le problème ? demanda-t-elle soudainement. Allez-y, lâchez le morceau. — Oh, mais il n'y a aucun problème, fit Craig avec un ton sarcastique. — Mais bien sûr, soupira-t-elle sans se démonter, levant les yeux au ciel. — Bon, écoutez, je crois que nous sommes partis sur une mauvaise base, tempéra-t-il avec plus de chaleur et d'honnêteté. — Pardon ? Quelle mauvaise base ? fit-elle en écarquillant les yeux. — Abby, Abby... Je sais que vous fouinez dans nos affaires, fit Craig avec douceur.
Elle resta interdite. Comment ça, elle fouinait dans ses affaires ?
— Mais je ne fouine dans rien du tout ! finit-elle par lancer en élevant la voix, se faisant presque menaçante. — Oh, vous ne faites peut-être pas ça directement. Vous préférez sans doute y aller par des moyens, disons... détournés. Du journalisme dans toute sa splendeur. Vous connaissez sûrement un certain... Dimitri ? On l'a attrapé. Selon toute vraisemblance, il nous espionnait.
Ces mots firent à Abby l'impression d'un coup de poing en plein visage.
— Oui, fit-elle en déglutissant. C'est un ami. Mais ce n'est pas ce que vous croyez, s'empressa-t-elle de préciser. — Mais bien sûr. Ce n'est jamais ce que l'on croit. Et pourtant, les choses sont tellement... évidentes. — Écoutez, croyez-le ou non, et d'ailleurs je vous avoue que je m'en fiche pas mal, mais je lui ai juste demandé de me donner son avis en tant que russe sur certaines choses, poursuivit Abby en essayant d'ignorer le fiel dans la voix de Craig. — Vous m'en direz tant ! Et pourrais-je savoir précisément de quel genre de choses il s'agit ? — Vous et Rokov. Je me demandais ce que vous pouviez bien faire ensemble. Vous savez, je ne suis pas une adepte du sensationnalisme. Je le récuse, bien au contraire. Mais le rapprochement entre le virtuose de la génétique américaine et le roi du pétrole russe au cours de soirées bien arrosées m'a, je dois bien vous le dire, plutôt intriguée.
Craig resta silencieux. Ce n'était pas du tout ce que Tchoukov et Komarov venaient de lui dire au téléphone. Mais elle avait dit ça avec une telle franchise dans la voix que Craig avait du mal à croire qu'elle essayait de lui mentir. Il réfréna à grand-peine un mouvement d'étonnement. Il fronça les sourcils. Comme si sa belle démonstration venait de s'effondrer comme un château de cartes. Il se sentit soudain quelque peu... déstabilisé.
— ... eh bien ? releva Craig, énervé de ne pas comprendre la situation, l'air de se demander réellement où tout cela allait bien pouvoir le mener. — Eh bien... rien, asséna Abby avec une désarmante honnêteté.
Craig se sentait réellement dans l'impasse. Il n'avait rien vu venir. Ils étaient en train de faire route vers les locaux de Futura Genetics, où Komarov les attendait. Sachant que Craig n'aurait jamais répondu à un appel aussi tardif s'il n'était pas question d'un vrai problème de sécurité, Komarov avait appelé Craig via le portable de fonction de Tchoukov. Il avait ensuite réussi à le convaincre de venir en emmenant Abby avec lui. Mais cet abruti d'informaticien s'était apparemment emballé un peu vite. Abby n'en savait probablement pas autant qu'il le craignait. Car en cherchant du côté de Rokov, elle enquêtait clairement dans une autre direction, nettement moins dangereuse. En tout cas dans l'immédiat.
Craig avait en effet quelques petites histoires pas très claires en cours avec Rokov, mais il s'agissait essentiellement d'emplois russes au sein de l'équipe de recherche de Futura Genetics. Ces fameux emplois de complaisance, dont Craig avait consenti la création pour satisfaire l'ego patriotique démesuré des hauts dirigeants russes. Et dont Komarov lui-même était la plus brûlante démonstration. Mais que faire ?
La machine était lancée, se dit-il. S'il annulait tout maintenant, en raccompagnant Abby chez elle plutôt qu'en l'emmenant au laboratoire, elle trouverait fatalement tout cela très curieux. Trop curieux. Il devait donc faire comme si de rien n'était. Emmener Abby à Futura Genetics, maintenant, lui montrer quelque chose de suffisamment intéressant pour justifier cette excursion tardive, tout en faisant comprendre à Komarov que la situation n'était pas ce qu'il pensait être. Craig soupira.
Tout cela s'annonçait extrêmement compliqué.
— Évidemment qu'il n'y a rien, reprit-il avec un sourire forcé. Mais enfin, qu'espériez-vous trouver ? Il n'y a rien de mystérieux dans cette affaire. Rokov et moi sommes simplement amis. Oubliez ça. Je vais vous montrer quelque chose d'autre, qui vaut largement plus le détour.
Abby prit acte de ce nouveau revirement, se disant que la soirée était décidément de plus en plus bizarre. Elle sourit d'un air contraint puis, sans un mot, se laissa glisser au plus profond du fauteuil molletonné.
Craig, de son côté, réfléchissait à toute allure. Pourquoi avait-il encore fallu que cet abruti de Komarov s'en mêle ? Mais il savait qu'il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Lui-même qui s'enorgueillissait de ses grandes capacités d'analyse des situations, il avait en fait une fois de plus cédé à la fièvre de l'instant. Pourquoi avait-il fallu qu'il croie Komarov sur parole ? Craig se mortifiait profondément d'avoir agi dans la précipitation. Quant à Abby... nom de Dieu, qu'allait-il bien pouvoir lui montrer ?
Dans l'obscurité vibrante et fiévreuse de la limousine lancée à toute vitesse, Craig et Abby s'observaient sans se voir. Craig soupira. « C'est mal barré, se dit-il. »
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