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La grande limousine noire s'arrêta lentement sur le parking, juste devant les grandes marches de marbre menant à la gigantesque entrée vitrée du bâtiment de Futura Genetics. Le building étincelait dans la nuit, zébré de reflets de dizaines d'imposants projecteurs. Le trajet depuis le restaurant n'avait pas été long. Et Craig n'avait pas la moindre idée de ce qu'il allait bien pouvoir raconter à Abby. Comment tout cela allait-il bien pouvoir se passer ?
Craig donna au chauffeur une épaisse liasse de billets. Abby s'en serait bien étonnée si elle n'était pas aussi stressée. Ils descendirent de voiture en silence, dans un mutisme absolu. La situation s'était incroyablement tendue pendant le trajet.
Craig commença à gravir les marches, lentement. Abby lui emboîta le pas. Nerveusement. Craig ne savait vraiment plus où il en était. Cet abruti de Mikhaïl s'était emporté pour rien et lui, il avait bêtement suivi le mouvement. Il se devait d'inventer quelque chose, et vite. Peu importe que ce soit une histoire à dormir debout, il n'avait plus le temps. L'heure n'était plus à la réflexion, mais à l'action.
Il aurait peut-être pu lui montrer le supercalculateur ? Non, Komarov l'avait déjà fait. Les simulations 3D de réassemblage chromosomique, alors ? Non, sans intérêt. Une batterie de cellules-souches clonées ? Ridicule ! Il devait absolument trouver autre chose. Mais il n'y arrivait pas. Et puis, de toute façon, il n'en avait même plus envie.
Car Abby n'était pas un problème. Ce n'était pas une menace. Elle ne fouinait que sur de vagues histoires sans le moindre intérêt. En enquêtant du côté de Rokov, jamais elle ne se douterait de ce qu'il se tramait réellement. De plus, elle lui était sympathique. Mieux que ça : elle lui plaisait.
Et il avait cru sentir que c'était peut-être bien réciproque. Craig gravissait lentement les marches, à la recherche d'un mensonge impossible qu'il n'avait même plus envie de mettre sur pied, tiraillé entre une colère sans bornes à l'encontre de Komarov, un déni de lui-même et une suave et douce attirance envers Abby. Attirance, certes, mais attirance mêlée à une étrange défiance. Mélange aussi curieux que détonant, pensa-t-il. Mais au moins, il en était conscient. Et peut-être même arriverait-il à se contenir. Mais ce n'était pas gagné, se dit-il en soufflant.
Parvenu en haut de la dizaine de marches glissantes recouvertes de vieille neige, par-delà la baie vitrée faiblement éclairée, Craig vit Komarov, loin dans le hall. Il les attendait. C'était sans issue. Ils y étaient. Il n'y avait désormais plus aucune chance qu'il arrive à mettre sur pied une histoire suffisamment convaincante pour qu'Abby ne soit pas définitivement alertée. À moins que...
À moins qu'il ne se retourne, brutalement, qu'il s'approche d'elle, qu'il la prenne dans ses bras. Et qu'il l'embrasse. Là. Tout de suite. Maintenant. Oui. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire. L'idée d'embrasser Abby lui plaisait terriblement, d'autant plus qu'elle se laisserait sûrement faire. Ils en avaient sûrement autant envie l'un que l'autre. Et puis cet étrange revirement, cette démonstration amoureuse aussi impromptue que maladroite, suffirait sûrement à dissiper toute cette méfiance réciproque, pesante, qui s'était installée. Et ce serait juste assez bizarre pour qu'il puisse prétexter qu'en fait il ne savait pas trop quoi faire, qu'il agissait sur un simple coup de tête, et qu'il n'y avait jamais rien eu ici qu'il voulait lui montrer. Oui, c'était une bonne idée.
Joignant l'utile à l'agréable, éloignant définitivement le spectre de Komarov et de ses prétendues intuitions. Alors, il se retourna vivement vers Abby, le regard plein d'entrain. Mais ce qu'il vit lui fit l'effet d'une terrible douche froide. Sous l'éclairage faiblard d'une lune voilée et de néons éthérés, Abby avait le regard triste et fuyant. Elle était toute décoiffée et elle avait l'air fatigué. Son visage était impassible. Fermé. En un instant, la belle assurance de Craig s'effondra comme un château de cartes. Une fois de plus. Non. Ce n'était pas une bonne idée. Elle n'en aurait pas envie. Pas maintenant. Ça n'allait pas marcher.
Il fit donc volte-face, l'air sombre et résigné, puis il aperçut Komarov derrière la baie vitrée, s'avançant vers eux. Il les avait vus. Et puis...
Et puis il y avait quelqu'un d'autre, que Craig n'avait étrangement pas immédiatement remarqué, et qui suivait Komarov d'un pas vif et assuré, réajustant son impeccable veston d'un mouvement de la main faussement négligé. Il ne fallut pas longtemps à Craig pour se rappeler qui il était.
Son sang ne fit qu'un tour. Non ! Ce n'était pas possible. Ce ne pouvait pas être... lui ?
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