39
Komarov mena le petit groupe dans un dédale de couloirs qu'Abby crut néanmoins reconnaître. Et lorsqu'ils s'arrêtèrent devant une grande vitre au reflet curieux, Abby se souvint très nettement d'où ils étaient. Human Genome.
Le supercalculateur était tout proche. Juste dans ce couloir. Et cette vitre... Abby s'en souvenait. Elle se remémora soudain s'être demandé si elle n'était pas faite de verre blindé. Et, dans la salle derrière la vitre, les trois curieuses portes étaient toujours là. Oui, c'était bien ça. Sauf que, cette fois-ci, Abby distingua très nettement quelque chose par-delà ces vitres. Ça remuait.
Quelque chose se trouvait là, juste derrière ces portes. Abby sentit monter en elle une panique inextinguible. Ça bougeait. Nom de Dieu, qu'est-ce que c'était que ce truc ?
Komarov sortit son passe et ouvrit grand la porte juste à côté de la vitre, menant à la petite salle. Pointant son arme dans leur direction, il leur intima l'ordre d'entrer dans la pièce. Contrainte et forcée, le cœur battant à tout rompre, Abby s'exécuta. Au moment où Craig l'imitait, Komarov le retint par le bras.
— Quoi ? bougonna Craig. — Juste pour te dire une chose. Le numéro 101. — Eh bien, quoi, le numéro 101 ? s'impatienta Craig. — C'était ce cher Adolf, fit Komarov avec un grand sourire. — Hitler ?
Craig n'en croyait pas ses oreilles. Et pourtant, il savait. Il s'en était toujours douté. Il lui jeta un regard noir, avant de se faire pousser violemment à l'intérieur. Derrière eux, Rokov ferma la porte avec un silence feutré. Toute la salle devait probablement être insonorisée. Ou quelque chose du genre, se dit Abby en essayant de focaliser son attention sur des détails sans importance, pour ne pas avoir à réfléchir à ce qui l'attendait réellement derrière ces fichues portes.
— Surtout, restez calme. Pas un bruit, pas un geste, lui souffla Craig. Et restez bien derrière moi. — Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'y a-t-il derrière ces portes ? demanda-t-elle d'une voix éteinte.
Elle n'osait pas regarder. Craig, lui, même s'il ne comprenait pas encore bien ce qu'il passait, avait une vue très claire sur ce qui s'agitait derrière ces portes. Et ça ne lui disait rien qui vaille.
De l'autre côté de la vitre, Komarov faisait les cent pas.
— On n’entend rien, c'est normal ? demanda Sibirsk. — Oui. C'est insonorisé, répondit Komarov, l'air absent.
Il avait d'autres préoccupations en tête. Est-ce que ces fichus machins allaient faire ce qu'on attendait d'eux ? Ou bien...
— Bon ! Tu relâches nos hommes ? demanda Rokov avec un sourire carnassier. — Maintenant ? — Pourquoi attendre ? Ils vont faire leur boulot. Comme prévu ? — Normalement, oui. — Comment ça, normalement ? Je croyais que tu étais sûr de ton coup ! — On a fait des tests ! Ça a été concluant. Mais on n'est jamais à l'abri d'une mauvaise surprise, lâcha-t-il, fébrile. — Il vaudrait mieux pour toi que tout fonctionne comme prévu. Allez. Ouvre les portes. Que la fête commence ! conclut-il avec un air grave tout en tirant une longue bouffée sur son cigare. — Très bien, fit Komarov.
Il essuya la sueur qui perlait sur son front puis tenta de maîtriser le tremblement de ses mains. Il s'avança vers le digicode avec l'exténuante impression que ses jambes ne le portaient plus. Il était à bout. Il composa un numéro de quatre chiffres en respirant un grand coup.
— Advienne que pourra, souffla-t-il.
Il y eut un petit bruit métallique, comme un déclic. Abby serra le bras de Craig avec tellement de force qu'il eut du mal à réprimer une grimace de douleur. Les trois portes s'entrouvrirent de quelques centimètres. Puis, plus rien. Quelques secondes s'écoulèrent, interminables. Et toujours rien.
— Bon Dieu, mais qu'est-ce qu'ils font ? s'emporta Rokov. Qu'ils se bougent un peu, nom de Dieu ! — C'est souvent comme ça, essaya de tempérer Komarov. Ils sont calmes. Au début. Il faut leur laisser le temps, Ivan.
Abby attendait, terrorisée, plaquée contre le dos de Craig. Ce ne fut pas long avant qu'une des portes s'ouvrit plus largement en grinçant, poussée par un bras transpirant la force et la virilité. Un homme gigantesque sortit d'un pas pesant.
Deux autres hommes sortirent par les autres portes. C'est à ce moment qu'Abby décida de jeter un œil. Elle resta interdite en découvrant les trois géants. Titanesques, bruns aux grands yeux noirs, les trois hommes qui lui faisaient face n'étaient rien d'autre à ses yeux que des montagnes de muscle. Prêts à en découdre.
Vêtus d'une simple combinaison de travail d'un vert délavé, les trois hommes se regardèrent sans un mot. L'atmosphère était incroyablement pesante. Craig lui intima de rester derrière lui.
— Alors, les voilà, vos fameux super soldats ? lâcha Sibirsk avec un air de déni. Ce n'est pas pour ça que je vous file tant de pognon. Ça n'était pas dans nos accords, tança-t-il d'un air menaçant. — Ça ne vous intéresse peut-être pas vous, mais moi, oui, répondit Rokov du tac au tac. Et je vous rappelle que j'injecte mille fois plus d'argent que vous dans ce projet. Alors, vos délires sur « l'homme divin », on en reparlera plus tard, si vous le voulez bien. Peut-être, ajouta-t-il avec une note de dédain.
Sibirsk ne répondit pas, bien qu'il fût ulcéré de voir qu'on le traitait de la sorte. Il fulmina en silence. Il ravala à grand-peine ses paroles. Il aurait ce qu'il voulait. Tôt ou tard, il l'aurait. Il s'en fit la promesse.
— Eh bien ? Qu'est-ce qu'ils branlent, Mikhaïl, tes super tueurs ? Je les trouve bien mous ! — Attends, je te dis ! Attends ! Une fois qu'ils seront lancés, alors, rien ni personne ne pourra les arrêter. — Ça n'en prend pas le chemin, murmura Rokov pour lui-même.
Les trois montagnes de muscle ne disaient rien. Ils avaient l'air perdus. Abby se fit la réflexion qu'ils ressemblaient à une bande d'attardés mentaux en train de zoner. Elle se décrispa. Et puis, il y avait cette ressemblance frappante. On eut dit des frères. Voire plus.
C'était tout simplement stupéfiant. Puis, soudain, l'un d'eux sembla s'intéresser à eux. Il fit quelques pas vers Craig et Abby. Les deux autres titans l'imitèrent.
— Qu'est-ce qu'ils vont nous faire ? demanda Abby. — Si j'ai bien compris, ils sont censés nous tuer. — Pourquoi se ressemblent-ils autant ? Ce sont des triplés ? — Non. Ce sont des clones. — Des clones ? Mais... — Écoutez, ce n'est pas le moment !
Les trois clones s'arrêtèrent juste devant eux, en les considérant d'un regard vide.
— Oh ! Je vois, fit Abby qui, étrangement, parvenait à se calmer. Vous clonez des catcheurs ? — Très drôle, lui souffla Craig dans l'oreille. — Nan, sérieusement, c'est quoi ce délire ? Vous avez cloné les pires types qui soient sur cette planète ? Vous avez suractivé leur besoin de violence ? Un truc dans le genre ? — Primo, je n'ai rien fait. C'est Komarov. Secundo, rassurez-vous. — Que je me rassure ? Vous en avez de bonnes ! Vous avez vu leurs tronches ? — Le gène de la violence n'existe pas. — Vous m'en voyez ravie !
Un des types commença à palper le visage de Craig, avec une curiosité infantile.
— Ne faites pas de gestes brusques, murmura-t-il à Abby. Pas le moindre geste. — Mais... il est complètement abruti, ou quoi ? — Je suppose que, mentalement parlant, ça n'est qu'un enfant. — Un enfant, ouais ! Et musculairement, c'est Rambo !
Craig n'en crut pas ses sens. Abby était parvenu à lui arracher un sourire.
— Rambo ? Ça, j'en fais mon affaire, souffla-t-il tandis que les deux autres clones lui caressaient les cheveux comme deux gentils ahuris. — Ah oui ? Comment ça ? Ils sont dix fois plus forts que vous ! Et ils sont trois ! — Et alors ? Ils sont peut-être baraqués, mais idiots comme ils le sont, rien ne dit qu'ils savent se battre, répondit Craig en faisant lentement quelques pas pour s'éloigner des clones qui ne manifestèrent pas la moindre opposition. — Parce que vous, vous savez vous battre, peut-être ? — Bien sûr. Vous avez oublié ? Votre prise de note est lamentable, mademoiselle Lockart. Plus jamais je ne vous donnerai d'interview, fit Craig avec un sourire crispé.
Abby ne releva pas la pique.
— Vous savez vous battre ? fit Abby avec une leur d'espoir dans le regard. — Je fais de la boxe thaï et du K1. — Du K-quoi ? — Du full-contact, si vous préférez, lâcha-t-il passablement énervé. — Ah ! répondit-elle, atone.
Rokov commençait sérieusement à s'énerver.
— Mais ils sont complètement demeurés, ou quoi ? Nan, mais regardez-moi ces abrutis ! Ils font mumuse avec ses cheveux !
Komarov garda le silence. Ça ne marchait pas. Mais, au fond de lui, il était quelque peu soulagé. Voir son ex-patron se faire ainsi massacrer ne l'enchantait pas réellement. Rokov commençait à péter les plombs. Il se mit à marteler la vitre du plat de la main comme pour exciter les clones.
— Nom de Dieu ! Défoncez-les ! Ah ! Jamais vu une pareille bande d'abrutis !
Les hurlements de Rokov ne passaient que faiblement à travers l'isolation phonique, mais il parvenait à faire suffisamment de boucan pour interpeller les clones qui laissèrent Craig et Abby là où ils étaient pour venir se plaquer contre la vitre.
— C'est pas vrai ! hurla Rokov. Ils sont complètement cons ! asséna-t-il en sortant son flingue.
Il pointa son arme sur les clones d'un air menaçant, comme pour les forcer à se mettre au travail. Leur réaction ne se fit pas attendre. Les trois géants fuirent la vitre en bondissant et en hurlant comme de parfaits demeurés. Bousculant Craig et Abby, ils se regroupèrent au fond de la salle. Rokov n'en revenait tout simplement pas. Ces abrutis avaient eu peur. Ils étaient terrorisés. Craig et Abby eurent une violente poussée d'adrénaline en voyant les clones hurler et sauter en tous sens. Rokov se tourna vers Komarov, l'air parfaitement dépité.
— Tu peux m'expliquer ce qu'il vient de se passer ? — Eh bien, je... On a fait des tests, tu sais. Des... expérimentations. Et disons qu'ils ont appris à... craindre les armes. — Tu te fous de moi ? Tu as créé des super soldats qui ont peur des armes ? — Écoute, Rokov, physiquement ils sont au point. On leur fait faire une activité physique intense. On a modifié leur génome. Ils sont dopés génétiquement ! Ils sont plus endurants, moins réceptifs à la douleur, plus puissants. Leur acuité visuelle est décuplée. La totale, quoi ! Et comme si ça ne suffisait pas, on leur a en plus refourgué tous les produits dopants classiques du marché. On leur a tout injecté. En doses savamment calculées. Ce sont des surhommes. Physiquement. Pour ce qui est de la psychologie... c'est un autre sujet ! Je n'ai cessé de te le répéter : on n'est pas au point. On n'a pas eu le temps. La croissance accélérée en fait des demeurés. Leur cerveau grandit à toute vitesse sans avoir ni le temps ni l'occasion d'apprendre. Je te l'ai dit : il nous faut des psychologues. Des éthologues. Un programme d'éducation adapté. Le physique ne fait pas tout. Tu ne récoltes que ce que tu as semé. — Je vois, fit Rokov en serrant les dents. Tu auras tout ce qu'il te faut. Mais que fait-on maintenant ? Comment on se sort de ce merdier ? — Il n'y a qu'à attendre. Ils vont bien finir par s'énerver. Tôt ou tard, ça va dégénérer. Et puis, de toute façon, ils sont enfermés. Craig et la fille ne peuvent pas nous échapper. — Mouais. — Attends, je te dis. — Pas question. Je vais me les faire. — Quoi ? — Ouvre la porte, fit-il en retirant la sécurité de son arme. — Tu délires ? — OUVRE CETTE FICHUE PORTE, J'TE DIS !!! hurla-t-il en postillonnant. — OK, OK. Mais je te préviens. C'est une très mauvaise idée. — Conneries ! Comme si tes trois couillons étaient capables de me mettre en danger ! — Eh bien, justement, oui ! Il y a toujours un risque. — Personne ne peut rien contre un flingue. Et en plus, tes trois attardés en ont peur ! Allez ! Ouvre cette porte ! — Très bien, fit Komarov.
Et il s'exécuta. Pointant son arme, Rokov se mit savamment dans l'entrebâillement de la porte. Pas question d'entrer là-dedans. On ne savait jamais.
Après tout, cet imbécile de Komarov avait peut-être bien raison. Il voulut pointer son arme sur Craig. Mais il ne pouvait pas. Craig s'était réfugié derrière les trois abrutis. La fille y était sûrement aussi. Et il n'était pas question de blesser ces trois clones, aussi stupides soient-ils.
Résigné et dépité, Rokov entra.
— Ne ferme surtout pas derrière moi ! lâcha-t-il en direction de Komarov.
Il allait devoir faire quelques pas pour trouver un bon angle de tir. Mais, évidemment, Craig n'était pas stupide. Il se repositionna précautionneusement, en prenant de soin de sécuriser Abby. Les trois clones faisaient un parfait rempart de chair. Rokov avisa les pieds. Peut-être pourrait-il toucher Craig aux pieds ? Non. Il s'était bien protégé. Nom de Dieu ! Comment faire ?
— C'est fini, Craig ! Tu es battu ! Rends-toi ! hurla-t-il. — Tu me prends pour un imbécile ? Tu veux m'abattre ! Non ! Si tu veux me tuer, viens me chercher !
Rokov fit la moue. Ce qui devait être une plaisante mise à mort, une magistrale démonstration du pouvoir de super soldats génétiquement modifiés, était en train de tourner à la farce ridicule. C'était minable.
— Très bien. Je vais m'approcher. Et te mettre une balle en pleine tête. Après quoi, nous nous occuperons bien gentiment de la demoiselle.
Abby frémit d'horreur. S'occuper d'elle ? Gentiment ? Ils n'allaient tout de même pas... ?
Rokov fit quelques pas. Les clones commençaient à trembler. Avec un peu de chance, un angle de tir allait se libérer. Rokov continua d'avancer. Il n'était maintenant plus qu'à deux petits mètres. Craig enserrait un des clones par la taille pour être sûr qu'en cas de panique il leur resterait au moins un bouclier vivant. Abby était planquée juste derrière lui. Craig lui souffla de se décaler un peu pour qu'il puisse s'appuyer contre le mur. Il savait que ce n'était plus qu'une question de seconde avant que Rokov ne puisse lui loger une balle en pleine tête.
La seule échappatoire était la confusion. Il allait devoir créer un mouvement de panique et de confusion, et puis..., et puis il aviserait. Il prit appui contre le mur avec une de ces jambes et, quand il jugea le moment opportun, il poussa en avant de toutes ses forces, propulsant le gigantesque clone terrorisé droit sur Rokov.
Puis tout s'enchaîna très vite. Le clone poussa un hurlement de terreur et d'incompréhension alors qu'il était propulsé vers l'objet de toutes ces craintes. Rokov eut un mouvement de recul extrêmement violent et son sang bouillonna dans ses veines. Il appuya sur la détente, comme par réflexe, pour se protéger du géant de muscle qui lui sautait dessus en poussant un hurlement qui lui vrillait les tympans. Le clone reçut la balle en pleine poitrine, à bout portant.
Resté derrière, Craig vit un trait de sang gicler au niveau de l'omoplate du géant qui venait d'être perforé de part en part. Il n'était pas mort pour autant. Rendu fou furieux par la douleur, il s'étala de toute sa masse sur celui qui était vraisemblablement la cause de tous ses maux. Rokov en eut le souffle coupé. Il n'eut pas le temps de tirer une seconde fois. Dans la confusion et la violence de l'impact, il avait lâché son arme.
En proie à une poussée d'adrénaline comme elle n'en avait jamais eu, Abby vit la terrible lutte s'engager entre les deux hommes roulant au sol dans un concert de hurlements. Rokov ne tint pas bien longtemps.
Le clone le roua de coups avec une telle violence que, très vite, sa victime ne fut plus qu'un pantin horriblement désarticulé baignant dans une flaque de sang. Selon toute vraisemblance, Rokov était mort. Impossible de décrocher son regard du cadavre, Abby sentit soudain quelque chose la tirer par le bras.
— Vite ! Il faut partir d'ici ! lui hurla Craig.
Reprenant ses esprits, elle se rua vers la porte tandis que Craig essayait de retenir les deux autres clones rendus furieux par la précipitation des événements. Il ne tint pas bien longtemps et fut vite expédié en arrière, volant dans les airs. Il atterrit dans l'entrebâillement de la porte.
Dans la confusion, les images qui parvenaient à son cerveau n'étaient plus très claires. Il crut voir, au loin dans le couloir, une silhouette fuir à toute vitesse. Ce rat de Sibirsk, probablement en train de prendre la fuite comme le vieux couard qu'il était ! Juste devant lui, encore dans la petite salle, mais plus pour très longtemps, les deux clones se ruaient sur lui. Et, tout proche, le drame que vivait Abby. Mais il n'avait ni le temps ni les moyens de l'aider.
Étalé au sol, Craig recula à toute vitesse, essaya de se relever, espérant pouvoir refermer la porte blindée sur les clones. Ça s'annonçait difficile. Il n'eut pas le temps de refermer complètement la porte. Il essaya de la fermer de toutes ses forces, en ahanant, broyant la main d'un des clones passée dans l'ouverture, mais rien n'y faisait. Ces grosses brutes tenaient bon. Lui ne tiendrait plus longtemps. Il jeta un regard en direction d'Abby. Komarov avait réussi à l'attraper et lui avait collé un énorme flingue sur la tempe. La situation était passablement compliquée. Les clones se jetaient furieusement sur la porte qui tremblait de toute sa hauteur, et Craig faiblissait un peu plus à chaque coup.
D'un instant à l'autre, les clones feraient irruption dans le couloir. Complètement paniqué, Komarov enserra Abby avec force. Il lui pressa le canon contre le crâne, aussi fort qu'il le put. Il ne savait plus trop quoi faire. Il n'avait pas bien vu ce qui était arrivé à Rokov, mais les choses ne s'annonçaient pas très bien. Sibirsk était parti, la queue entre les jambes. Alors, quand la fille était sortie, terrorisée, il l'avait attrapée. Mais à quoi bon ?
Si Rokov était mort, et si les clones étaient libres, la situation allait vite devenir intenable. Abby se démenait comme elle le pouvait. Elle savait qu'elle avait un flingue contre la tempe, mais, juste devant, Craig était en train de lutter pour les sauver tous les trois. Et il était en train de perdre. Tout ça était complètement improbable. Pourquoi ce connard de Komarov ne la lâchait-il pas pour aller aider Craig ? Ça n'avait aucun sens ! Plus elle se démenait, et plus Komarov lui enfonçait le flingue profondément dans la chair, lui vrillant le crâne. C'était parfaitement stupide.
Soudain, Abby décida qu'elle n'avait plus peur du tout. Toute cette situation l'avait mise hors d'elle. Alors, elle leva un peu son genou droit comme pour donner de l'amplitude à son geste, puis elle abattit son talon avec une violence inouïe sur le pied de Komarov. Ce faisant, elle balança sa tête en arrière de toutes ses forces et, d'un coup de tête magistral, elle vint défoncer le nez de Komarov avec l'arrière de son crâne.
L'impact fut une explosion de feu blanc qui laissa Komarov chancelant et désarmé, complètement sonné. Réalisant rapidement l'insensée réussite de son entreprise, Abby se jeta sur le revolver qui gisait à terre. Elle le pointa machinalement vers celui qui venait de la prendre en otage. Abby n'avait jamais tenu une arme de sa vie, et cette idée ne lui avait d'ailleurs même jamais traversé l'esprit. Elle savait que jamais elle ne pourrait appuyer sur la gâchette. Mais elle ne pouvait pas non plus oublier qui étaient ces hommes. Abby continuait de pointer l'arme sur Komarov qui revenait lentement à lui, le visage plein de sang et le nez ouvert jusqu'au cartilage. Elle jeta un regard à Craig, désemparée. Elle décida d'aller l'aider.
Elle courut vers Craig, s'arc-bouta sur la porte pour l'aider, tout en lui donnant l'arme. Komarov vint vers eux en titubant. Ils échangèrent un regard, puis il se joint à eux pour pousser la porte. Mais quelques secondes après, Craig glissa, libérant la porte qui vint le percuter en plein front, manquant de le mettre K.O. Les deux clones firent alors irruption dans le couloir en soufflant comme des machines, le regard plein de haine. Komarov prit la fuite vers le fond du couloir, tandis qu'Abby aidait Craig à se relever. À peine remis sur ses jambes, tiré vers l'arrière par Abby, Craig balança un uppercut dans la mâchoire d'une des deux créatures, qui claqua dans l'air comme un coup de tonnerre.
Ils filèrent ensuite rejoindre Komarov qui venait d'ouvrir la porte de la salle du supercalculateur et qui les attendait anxieusement.
— Venez ! cria-t-il de toutes ses forces.
Il ne fallut que quelques secondes à Craig et Abby pour le rejoindre, mais les créatures mirent malheureusement à peine plus de temps. À peine Abby était-elle entrée dans la salle Human Genome, suivie de près par Craig, que Komarov était pris à la gorge par l'un des deux clones qui fit irruption dans la salle en brandissant sa victime. Abby étouffa un hurlement. Komarov avait le visage tout rouge et se débattait, portait ses mains à son cou pour essayer de desserrer l'étreinte, battant frénétiquement l'air avec ses jambes. Craig voulut prendre l'arme qu'il avait fourrée dans son pantalon, mais il ne l'avait plus. Il avait dû la perdre quelque part dans le couloir. Peut-être pouvait-il espérer aller la récupérer ?
Abby vint se protéger derrière lui, pendant que le clone matraquait l'une des rangées du supercalculateur avec le corps de Komarov dont le visage devenait violacé. Il était en train d'étouffer, mais il tentait de hurler quelque chose en direction de Craig.
— J'ai... C'est... J'ai... zu !
Abby ne comprit pas grand-chose. Craig ouvrit grand les yeux de stupeur. Mais ce n'était pas vraiment le moment pour se poser des questions. Le second clone s'avançait en effet vers eux, d'un pas lent, mais assuré. Encore un peu sonné, Craig était en train de chercher une issue. Abby ne pouvait décrocher son regard de Komarov, secoué comme un hochet par un enfant hystérique. Son corps percutait la tôle, la laissait défoncée, puis venait percuter la tôle d'à côté.
Le clone semblait beaucoup s'amuser à détruire ainsi toute la rangée. Mais quand le clone arriva au bout et qu'il n'y avait plus rien à défoncer, il se retourna pour recommencer contre le mur. Les hurlements de Komarov cessèrent instantanément avec le bruit humide et définitif que fit son crâne pulvérisé contre le béton.
Le clone continua de le secouer encore un instant, pantelant, puis finit par le jeter au hasard comme s'il s'en était lassé. Abby vit le corps sans vie de Komarov percuter le sol, les yeux révulsés et la boîte crânienne défoncée, répandant un liquide visqueux sanguinolent. Elle eut un haut-le-cœur et réprima à grand-peine ce qui lui remontait de l'estomac. Lorsqu'elle releva les yeux, elle vit Craig se jeter sur le clone le plus proche, en lui hurlant de s'enfuir. Fuir ? Mais où ?
L'autre clone bloquait l'entrée. Elle regarda un instant Craig engager la lutte avec la bête, jugea qu'il ne s'en sortait pas trop mal, puis s'enfuit vers l'arrière, espérant y trouver une porte de sortie. Évidemment, le second clone la suivit. Elle courut une trentaine de mètres, le souffle court, se sachant poursuivie. Elle parcourut la salle du regard, puis dut se rendre à l'évidence : il n'y avait pas d'autre porte de sortie. Elle se retourna, vit que le clone était tout proche, lui jetant un regard de braise. Elle s'engagea au hasard entre deux rangées d'unités de calcul. Mais à quoi bon ? Elle se savait perdue.
De son côté, Craig était aussi en bien mauvaise posture. Il était parvenu à placer plusieurs coups violents en plein dans la figure de la créature, mais elle n'était même pas sonnée. Il avait tout essayé. La bête n'était pas fichue de parer, mais elle n'en avait pas besoin. Elle était tellement solide qu'elle semblait prête à tout encaisser. Craig commençait à désespérer. Il réfléchit une fraction de seconde et se dit qu'il n'avait plus trop le choix. Il devait tenter une prise. Lui briser la nuque. N'importe quoi. Faire quelque chose, mais vite. Car il savait que derrière lui, Abby était en danger. Il se rua sur la créature, et joua son va-tout.
Abby était acculée, prise au piège. Derrière elle, il n’y avait que le mur. Et la créature avançait, implacablement. Elle savait que Craig n'était qu'à quelques mètres plus loin, mais il était lui-même confronté à une de ces saloperies, et il ne pouvait rien faire pour elle. Elle recula, lentement. La bête poussait des grognements hargneux. Très vite, Abby sentit le mur dans son dos. C’était fini. Elle était bloquée entre deux rangées d’armoires à processeurs de trois mètres de haut et un mur de béton. L’esprit d’Abby tournait à toute vitesse, bien que tout lui semblât se ralentir, cherchant une issue. Il n’y en avait pas. Tout dans sa tête s’embruma.
Puis elle se souvint. Derrière la tôle bleue irisée de Human Genome, il y avait des milliers de processeurs, mais, surtout, il y avait de quoi les refroidir. Des tuyaux d’azote liquide. C’était sûrement sans espoir, mais elle devait essayer.
Abby martela la tôle de toutes ses forces, arrachant une moue d’étonnement à l’improbable créature. Elle parvint à passer une main sous la fine plaque de métal, puis elle tira de toutes ses forces, arc-boutée contre le mur. Le coffrage ne résista pas, découvrant brutalement l’intérieur du supercalculateur. La bête n’était plus qu’à deux mètres, mais elle n’attaquait pas, offrant à Abby un répit inespéré. Elle jeta un bref regard à l’intérieur du système et vit ce qu’elle cherchait : un gros tuyau capitonné dans une espèce d’isolant blanc strié. Elle le prit à deux mains, le plus loin possible de ce qui lui semblait être un raccord, afin de ne pas être elle-même atteinte par le jet glacé, si jamais elle arrivait à le déconnecter. Abby fit ployer le tuyau de toutes ses forces et le raccord céda brutalement, l’expédiant en arrière et vomissant un geyser blanc.
Il y eut un hurlement tonitruant. L’air fut instantanément empli d’un panache de fumée blanc-bleu, cristallisant l’humidité de l’air en un formidable brouillard givré.
Abby eut à peine le temps de ressentir l’atmosphère se refroidir que le jet d’azote liquide avait déjà cessé, sans doute coupé par un système de sécurité. Plaquée contre le mur, elle vit le brouillard glacé se dissiper lentement, découvrant la créature qui semblait tétanisée. Sur son torse musclé qui fumait doucement courraient des zébrures d’un blanc glacé. La bête avait l’air terrorisée.
Soudain, Craig apparut derrière l’humanoïde et lui asséna un coup de pied fulgurant. La bête congelée se brisa en deux au niveau de la taille dans un craquement organique répugnant, pulvérisée par la jambe de Craig lancée à toute vitesse. Ce fut une explosion de chair et de viscères surgelés qui volèrent en une multitude de débris écarlates puis vinrent percuter le mur sous les yeux d’Abby, estomaquée. Le torse de la bête s’abattit pesamment sur le sol givré, tandis que les jambes s’affaissaient doucement vers l’arrière. La bête eut le temps de pousser un dernier râle, avant que Craig n’abatte sa jambe sur son crâne, avec une brutalité sauvage, lui pulvérisant la tête contre la mâchoire. Il y eut un bruit de craquement humide atroce, suivi d’un épanchement de cervelle sanguinolent. Abby eut un haut-le-cœur, mais déjà Craig la prenait par le bras pour l’emmener en sécurité.
Ils traversèrent la salle à toute vitesse, courant entre les armoires surchauffées d’où sortaient des volutes de fumée noirâtre, charriant une insupportable odeur de bakélite et d'électronique brûlée. Ce n'est qu'en atteignant la sortie qu'Abby fut enfin complètement soulagée, découvrant le cadavre du second clone qui gisait sur le sol, la nuque faisant un angle improbable avec le reste du corps. Instantanément, malgré l'horreur de l'instant, Abby sentit toute la pression retomber. Elle put enfin se relaxer.
Ils quittèrent la salle, alors que les processeurs disloqués par la chaleur sautaient les uns après les autres, se fracassant en rafales contre les parois de métal surchauffé dans un bruit assourdissant.
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